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de son esprit et de son cœur; et il avait fini par comprendre que ces deux cimes, en apparence si distinctes, ne sont que les deux sommets d'une même montagne. Il avait longtemps cru pouvoir opposer au Dieu personnel du christianisme, parfait dès l'éternité, mais qui tolère le mal et la douleur, le Dieu hégélien qui n'est autre que l'éternelle aspiration des choses vers l'organisation et vers la vie, et des êtres vers la conscience, vers la vertu, vers l'idéal; mais, dans cette lente ascension vers la vérité, le christianisme lui était apparu, malgré ses erreurs scientifiques et l'étroitesse de son dogmatisme théologique, comme la source de vertus morales vraiment éternelles, et il concluait : « Nous ne <<< savons pas voilà tout ce qu'on peut dire de plus clair sur ce << qui est au delà du fini. Ne nions rien, n'affirmons rien, espé<< rons; gardons une place dans les funérailles pour la musique « et l'encens. Ne disputons pas sur la dose, ni sur la formule de <<< la religion. Bornons-nous à ne pas la nier, gardons la catégorie << de l'inconnu, la possibilité de rêver. »

Et cet incroyant, resté pieux et poète, mena la vie la plus belle qu'ait jamais menée le saint le plus régulièrement canonisé. « Il était, a-t-on dit, chrétien comme un catéchumène, à qui son << missionnaire aurait oublié de parler des Conciles. » Il avait gardé de ses habitudes d'enfance la coutume de l'examen de conscience et de l'oraison; il vécut d'une vie intérieure profonde, austère et délicieuse; il connut le recueillement de l'âme au sein du mystère, la retraite dans la contemplation; sa religion fut une adoration perpétuelle de la vérité. Très simple dans ses goûts, très désintéressé, très peu curieux de ses intérêts matériels, il s'appliquait à des tâches obscures, utiles mais peu rémunératrices, alors que son nom au bas d'une page amusante était pour lui, quand il le voulait, une petite fortune. Quand l'âge amena la souffrance, elle le trouva stoïquement résigné, et consolé d'avance de ce qu'il aurait à endurer par les grandes et nobles joies que lui avait données la vie (1).

Ce grand travailleur, dont l'œuvre fut si considérable, et restera si belle, fut le modèle du savant sans parti pris. Ce n'est pas pour lui que l'histoire était « l'art de mettre en valeur un petit <«< nombre de textes probants et bien choisis ». L'histoire était pour lui l'art de pénétrer jusqu'au cœur même des hommes, de démêler leurs pensées les plus confuses, leurs raisons les plus

(1) Cf. E. Faguet, Ernest Renan, Revue de Paris, 1898.

minces, parfois les moins conscientes. Comprendre, tout comprendre; voilà à quoi il s'efforçait, soit qu'il eût à peindre un Jésus ou un Néron, une Poppée ou un saint Paul. Il apportait à ces examens de conscience historiques toutes les ressources de sa casuistique avisée, toutes les finesses de son esprit gascon, toutes les élégances de sa science parisienne... de là tant de pages étonnantes de profondeur, étincelantes d'esprit, charmantes de naturel. I entrait réellement dans la familiarité de tous ses personnages, et lui qui était toujours dans le monde si réservé, presque timide, s'émancipait avec ses héros, ne s'en laissant imposer ni par les prophètes, ni par les empereurs, et parlant de tous avec amour quand il les devinait nobles et bons, avec un mépris de grand seigneur quand il les trouvait bas et vulgaires.

Tout ce travail porta son esprit à un tel degré de culture et de fécondité, qu'à côté des travaux les plus sérieux il trouva le temps de composer mille fantaisies délicieuses, royales largesses à la foule, qui n'eût pas été capable de le suivre sur les hauts lieux où il se complaisait.

De la même main qui corrigeait les épreuves du Corpus inscriplionum semiticarum, il écrivait ses Dialogues philosophiques, son étonnant Caliban, son mélancolique Prêtre de Némi, sa dramatique Abbesse de Jouarre.

L'Abbesse de Jouarre ! Les snobs, les philistins, les Tartufes la lui ont-ils assez reprochée! Quelles clameurs, quels cris, quels abois !... Et pourtant, comme elle est humaine et vraie, celte simple histoire! Quelle délicate analyse de la société frivole et charmante du dix-huitième siècle ! quelle liberté philosophique ! et tout aussitôt quelle haute préoccupation morale! quelle expiation suit pour l'abbesse l'erreur d'un instant, et comme la vaillante accepte noblement l'épreuve et se relève d'elle-même jusqu'au jour où tous la jugent digne du pardon. L'Abbesse de Jouarre ! Supposez, un instant, qu'elle ne soit point de Renan, mais d'un auteur bien pensant, biffez quelques expressions hardies, et vous en faites une histoire édifiante.

Renan avait fini par être le plus séduisant causeur que l'on ait vu. Cet homme, qui avait collectionné tant d'idées, en faisait les honneurs à ses amis et à ses disciples avec une rondeur charmante. Il les prenait dans sa large main grasse, il les présentait comme des bibelots précieux et fragiles, il en montrait les beautés et les faiblesses; il en sortait d'autres plus rares encore, de tout

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âge, de tout style; il en donnait; il en laissait mettre dans les poches et accompagnait tout cela de réflexions amusantes et fines, de boutades sans fiel, de plaisanteries familières d'un imprévu délicieux « Travailler, ça repose! Quand l'homme n'est pas « très méchant, il faut être très bon pour lui. — Tout ce qui n'a « pas été attendri par le christianisme est viande dure et mau<< vaise. - Qui sait si la vérité n'est pas triste? Si la vérité est << triste, eh! bien, que voulez-vous !... Royaume de Dieu ?..... << parfait épanouissement de la conscience de l'univers. Dieu << qui règne maintenant si imparfaitement régnera un jour << pleinement. Comme il faut peu de chose à l'humanité pour << affirmer ses espérances! (1). »

Ne pensez-vous pas que Renan n'eût pas trouvé spirituel du tout que l'on plantât sa statue au pied d'une Pallas gigantesque, juste en face de la cathédrale de Tréguier? Nous nous le représentons philosophant avec saint Yves, après la cérémonie de l'inauguration, et haussant ses larges épaules, au souvenir des hommages de tant de gens qui ne l'avaient jamais lu, et étaient parfaitement incapables de le comprendre. Sa conversation a dů être étincelante, ce soir-là.

(1) Pensées posthumes.

LA FRANCE NON CATHOLIQUE.-LES ADVERSAIRES

Si tous les Français avaient l'esprit et la sagesse de Renan, il n'y aurait jamais eu de question religieuse en France. Chacun fût allé à ses dieux, avec la même liberté qu'on va à ses affaires, et il est infiniment probable que la chose publique ne s'en fût pas plus mal trouvée.

Mais vous savez déjà que les catholiques n'ont pas su laisser Renan en paix, et l'ont même poursuivi avec une animosité vraiment haineuse. Il ne faut donc pas s'étonner, si tant de fiel entre dans l'âme des dévots, qu'on en trouve aussi, et presque autant, dans l'âme des simples profanes.

Si détaché qu'il fût du christianisme, Renan l'admirait fort et n'en parlait qu'avec bienveillance : « Que c'est beau, semblait-il << dire, et quel dommage que ce ne soit pas tout à fait vrai ! »

Mais, à côté de ce parfait attique, combien y a-t-il eu de barbares, dépourvus de toute ironie, et incapables de discerner les mille nuances de la vérité ! Combien y a-t-il eu aussi d'âmes moins subtiles, mais peut-être plus chaudes, qui n'ont pu garder leur sang-froid dans la lutte et qui ont jeté dans la bataille d'énergiques et stridents appels de guerre !

M. Hanolaux a cherché à définir la France libre penseuse, comme il avait déterminé la physionomie de la France catholique; il a vu en elle « le doute de Montaigne, le rire de << Voltaire, l'affirmation d'Auguste Comte, l'idée d'une humanité << s'appliquant à l'œuvre précise des réalités, et reconstruisant <«< sa morale et son idéal sur les données de la nature et du pro« grès, une conviction profonde, répandue surtout dans les classes « intermédiaires, que l'enseignement de l'Eglise est contraire au << développement de la civilisation et de la science et que le << gouvernement des curés est toujours à craindre, que le jésuite « et la congrégation guettent la société et sont à la veille d'un << triomphe décisif. En face du clergé, que la nation continue à << maintenir et à reconnaître par le vote du budget des cultes, << une organisation occulte et puissante: celle de la franc-maçon

«nerie, très active, mêlée au siècle et s'attachant avec passion << au problème de l'instruction laïque. >>

La bourgeoisie libre penseuse est jugée assez sévèrement par M. Hanotaux : « Elle est, dit-il, restée fidèle à la tradition voltai<< rienne; elle garde la vieille méfiance nationale contre le gou<< vernement des curés. Il y a dans ses sentiments de l'aigreur, << de l'intolérance, un goût prononcé et qui tient peut-être aux << origines serves pour le complot sournois, les machinations. << ourdies de longue main, les influences occultes; mais il y a << aussi de l'entrain, de l'allant, de l'élan. » (Histoire contemporaine, II, p. 525.)

Les maîtres de la pensée moderne n'appartiennent pas au catholicisme.

Auguste Comte (1798-1857) est le père du positivisme contemporain. Il ne mentionne l'inconnaissable que pour l'ignorer el érige en dogme la religion de l'humanité. Il a trouvé dans Littré (1801-1881) un infatigable propagateur. Ce doux philosophe << frugal, chaste et sobre », pour lequel Pasteur a trouvé la belle expression de saint laïque, a été un travailleur prodigieux et a développé les idées d'Auguste Comte avec une netteté admirable. Proscrivant, comme impraticable, toute recherche d'origine et de fin, il a déclaré vouloir rester dans le domaine scientifique, <«< comme dans une ile enveloppée par l'océan, pour lequel nous «< n'avons ni barque ni voile ». Mais il a exploré ce domaine avec une obstination qui ne s'est jamais lassée, et a porté audacieusement le positivisme dans la politique et dans la sociologie.

Taine (1828-1893) appartient, comme Littré, à l'école scientifique et a senti, mieux que personne, tout ce que le christianisme a d'étranger à l'esprit européen : « Les peuples modernes sont « chrétiens, dit-il, et le christianisme est une religion de seconde << pousse, qui contredit l'instinct naturel; on peut le comparer << à une contraction violente, qui a infléchi l'attitude de l'âme << humaine... Pascal ne voit pour l'incrédule d'autre attente << que l'horrible alternative d'être éternellement anéanti ou éter<<nellement malheureux. La perspective d'une éternité bienheu<<< reuse ou malheureuse a rompu l'équilibre de l'âme humaine << jusqu'à la fin du Moyen Age. Sous ce poids incommensurable, « elle a été comme une balance affolée et détraquée au plus bas, <«< au plus haut, toujours dans les extrêmes. Encore aujourd'hui, « la discorde subsiste. Il y a en nous et autour de nous deux mo<<< rales, deux idées de la nature et de la vie, et leur conflit inces

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