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QUESTIONS DE MON TEMPS

1862

QUESTIONS TOUJOURS, SOLUTIONS JAMAIS

2 décembre 1862.

Tout écrivain, même le plus faible, comme tout souverain, même le plus fort, a ses flatteurs.

Après avoir abandonné le journal pour la brochure, puis la brochure pour le livre, je vivais à l'écart des partis et des coteries, dans la retraite et l'étude, m'affermissant de plus en plus, par l'observation des événements et par la recherche des causes, dans la conviction que le vrai, qui est au vraisemblable ce que la vertu est à l'hypocrisie, se rencontre moins souvent dans le réel que dans l'idéal, et que la logique des choses finit par l'emporter sur l'inconséquence des hommes. Des flatteurs opiniâtres ont tenté plus d'une fois de m'arracher à ce repos laborieux pour me faire rentrer dans la lutte inutile. J'avais longtemps résisté; j'ai fini par céder. Pourquoi? uniquement parce que j'avais résisté longtemps. De meilleure raison, je n'en ai point à donner. Comme l'art. des siéges, la flatterie est un art où l'avantage appartient à l'assaillant sur l'assiégé. Tout flatteur qui ne se lasse pas ne manque jamais de l'emporter. C'est la loi commune, je n'y ai point échappé. A quel titre m'eût-elle fait l'honneur de me placer au-dessus d'elle?

Je puis dire du journal la Presse qu'il était ma patrie d'écrivain; c'est là que je suis né à la polémique. Depuis six ans que je l'ai quitté, me condamnant moi-même à l'ostracisme, cette peine glorifiée par Montesquieu, quelle victoire ont remportée mes anciens contradicteurs? quel progrès ont

accompli les constants apologistes des demi-mesures, les intrépides défenseurs du lieu commun et de l'ajournement, les infatigables auxiliaires de toutes les inconséquences, de toutes les défaillances, de toutes les impuissances, les dédaigneux détracteurs du « paradoxe » et de la logique, qui nomment pratique ce qui est chimérique, et chimérique ce qui serait pratique, pour qui tout fait toujours question, pour qui rien n'est jamais solution? Quelle vérité ont-ils fait luire? quel principe ont-ils fait triompher? quelle erreur ont-ils démasquée? quelle idée ont-ils mûrie? quelle perspective ont-ils ouverte? quelle route ont-ils tracée? quel but ont-ils atteint? quel nœud ont-ils dénoué? quelle difficulté ont-ils tranchée ou seulement aplanie? Je le leur demande.

Les questions qui étaient en suspens le sont encore. Aucune n'a été résolue. Le monde politique, sans pouvoir avancer ni reculer, continue de creuser ses deux ornières remplies de sang l'une s'appelant GUERRES, l'autre se nommant REVOLUTIONS. N'en sortira-t-il donc jamais? Ne se rencontrera-t-il pas enfin un gouvernement qui le gouverne d'après ses vraies lois soigneusement recherchées, profondément étudiées? Serait-ce donc œuvre si difficile? Jamais, c'est mon avis, les temps n'y furent plus propices, jamais hommes et choses ne s'y prêtèrent mieux. La décomposition est partout, aussi bien dans le nouveau monde que dans l'ancien, aussi bien à Washington qu'à Rome. La vieille politique est à bout; elle råle. Si cela n'est pas vrai, qu'on le conteste! si cela est exagéré, qu'on le prouve! Mais qui osera le contester? mais qui entreprendra d'en prouver l'exagération?

Partout les demni-mesures n'aboutissent qu'à des échecs complets; partout le règne des expédients est visiblement en déclin; partout le régime des principes est visiblement en progrès. A Vienne, n'est-ce pas dans la liberté que l'autorité, tardivement, il est vrai, cherche son salut? A Saint-Pétersbourg, n'est-ce pas le czar Alexandre lui-même qui a pris une initiative devant laquelle le président Lincoln a longtemps, trop longtemps reculé, puisqu'il a fini par où il

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