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« La corruption, disait-il, n'est-elle donc pas un moyen de gouvernement avoué, proclamé même à cette tribune? Et la clef d'or n'ouvre-t-elle pas toutes les portes? Qui donc parla de faire de la cupidité une vertu de ministre dirigeant? Non, non, nous ne nous rétracterons point. Faites que notre accusation soit incroyable, stupide; qu'elle semble seulement une bruyante parade, et qu'on puisse dire, comme cet ancien, de la vertu: O corruption, tu n'es qu'un grand mot!

« Messieurs, c'est parce que nous la voyons reine dans ce temps et dans le régime qui nous gouverne; c'est parce qu'elle nous apparaît partout, incurable et sans ressource, que nous nous rejetons ailleurs avec un dégoût amer et violent qui n'attend rien, ne ménage rien de ce qui exişte. Si la Tribune s'est réunie à ces doctrines républicaines qui vous animent plus contre elle (vos amis doivent aimer à le croire) que sa querelle avec vous, si elle met à en appeler la réalisation une constance qui est aussi en cause dans ce procès, c'est qu'elle y voit, avec la prospérité et la liberté de tous, la seule source possible des bonnes mœurs politiques et du véritable ordre public par l'extirpation de tous les désordres.»

L'orateur résumait ses convictions dans l'avenir des doctrines républicaines, et il terminait ainsi, en s'adressant aux députés :

« En attendant, usez de votre règne. Quand on a la force, il faut s'en servir, car c'est une belle et bonne chose.

Tant que le mandat législatif ne sera point donné, non par les notabilités comme aujourd'hui, non, ainsi qu'on le proposait, par les capacités, dénomination vague et vaniteuse, mais par toutes les utilites, désignation universelle et morale, c'est-à-dire par tout ce qui travaille par tout ce qui produit aussi bien que par ceux qui possèdent ou qui profes sent, par tout ce qui a un intérêt et rend un service, en un mot par le peuple, ce mandat sera toujours vicieux et suspect. Ne cherchez pas Je mal que le pouvoir parlementaire peut faire, le mal qu'on peut dire de lui, ailleurs que dans ce défaut de sanction populaire..

« Messieurs, c'est pour cela que nous avons protesté d'avance contre votre arrêt, et au même titre qui nous a donné le droit de protester si souvent, si hautement, contre tout ce qui s'est fait depuis 1830..

« Ainsi condamnez-nous, frappez en nous cette pensée républicaine qui est réunie avec nous jusque dans cette enceinte, et qui n'a besoin que d'elle-même pour tout envahir. Mais persuadez-vous bien ceci :

« Condamnez-nous, la presse nous a toujours trouvés prêts à la défendre contre ses ennemis; elle est d'elle-même assez forte contre tous. Le pays ne l'abandonne pas, son apparente indifférence vous trompe, et le concours de citoyens émus par ces débats prouve que l'attente d'une parole franche produira toujours l'attention. »

Après ce discours, écouté dans le plus grand silence, la séance fut suspendue quelques instans, Ensuite M. Marrast prit la parole:

« Messieurs, dit-il, obligé d'aborder la question précise du procès dans ce qu'elle a de plus irritant, je ne puis me dissimuler tout ce qu'il y a de vulnérable dans ma position comme dans la vôtre.'

« Nous ne sommes ici ni pour vous blesser comme juges, ni pour vous irriter comme accusateurs. Mais nous n'y sommes pas non plus pour faire fléchir notre caractère, ou pour éluder hypocritement une accusation que nous acceptons telle qu'on l'a faite.

Ann. hist. pour 1833.

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« Ne craignez donc pas que la défense descende au scandale de la chronique, mais n'espérez pas non plus qu'elle rende pour cela la logique moins rigoureuse ou l'histoire moins sévère.

« Pourquoi feindre, d'ailleurs? En présence de vous nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier hors de cette enceinte, ce que nous serons demain.

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« Vous êtes juges au même titre que nous sommes défenseurs, c'est-àdire qu'il y a ici deux camps: nous sommes pour vous la mauvaise presse: vous êtes pour nous une Chambre....... sans accord avec le pays.

« C'est donc la guerre, toujours la guerre! Seulement il est inutile de surcharger son arme, surtout quand elle est meurtrière de sa nature et que l'on tire à bout portant.

« Nous acceptons donc, messieurs, l'accusation telle qu'elle est posée par la majorité de cette Chambre, ou plutôt par la portion de cette majorité seule conséquente avec elle-même. Vous êtes à ses yeux le parti de l'ordre, de la conservation du patrimoine.... Nous sommes, au contraire, nous, les hommes de l'anarchie, du renversement, du pillage même. Et l'on invoque contre nous la force, la violence, l'anéantissement.

« C'est votre langue que je parle, messieurs, elle vous disposera sans doute à écouter la nôtre.

Eh! oui, sans doute, il y a deux systèmes, non pas nuancés, mais profondément contrastans; non pas divisés, mais hostiles; hostiles comme le privilége l'est à la liberté; l'usurpation, aux droits qu'elle ravit; le monopole à ceux qu'elle exploite.

« Ce sont deux systèmes qui se retrouvent partout, luttant sans cessse omme le bien et le mal.

«En économie politique, le travail et l'oisiveté; en morale, l'égoïsme et le dévouement; en politique, l'arbitraire et la liberté, ou pour prendre des expressions qui sont à la fois principe et histoire, la révolution et la contre-révolution.

«Eh bien! messieurs, liberté et justice, travail et dévouement, c'est pour nous la république : usurpation, égoïsme, privilége, c'est pour nous la monarchie. Nous plaidons pour l'une, nous attaquons l'autre, et le v rai juge en cette cause, ce n'est pas vous, c'est le pays.

Le pays, messieurs! Entendez bien! non pas une élite de quelques cent mille hommes sur 32 millions; non pas seulement cette population électorale qui vous a donné mandat, et qui ne forme guère pour la majorité de cette Chambre qu'un total de 50,000 individus. Le pays, la masse entière des habitans, riches, pauvres, propriétaires, industriels, prolétaires, la réunion de tous ces intérêts comptés, respectés, non pas au gré d'une importance dont on est juge soi-même, mais suivant le nombre, la justice et l'égalité.»

Ici le défenseur examinait les différentes formes que la corruption avait prises sous les divers régimes qui s'étaient succédé en France, et notamment sous la restauration.

«Dans cette période, ajoutait-il, la corruption ne se déguise plus, elle s'étale pour ainsi dire. C'est publiquement que l'on trafique des secrets de bourse, publiquement que l'argent placé chez M. Piet rapporte 50, 100, 200; la Chambre de 1824 ne laisse pas une seule partie du corps social qu'elle n'y applique son exutoire.

« La prostitution marche le front haut, toute la France la marque du doigt, et tandis que l'opinion tout entière s'en indigne, ne voilà-t-il pas qu'un membre des centres, un demi-homme de lettres, un fonctionnaire

préludant à la loi d'amour, s'avise de réclamer de la Chambre des trois cents la citation à la barre du gérant d'un journal qui s'était permis de douter quelque peu de la virginité de la Chambre Villèle et de son entier désintéressement.

«Eh bien! cette Chambre s'adjuge par arrêt un brevet de pureté de conscience et d'honneur. Mais ses procès-verbaux restent! mais ses actes sont publics! mais le peuple, débarrassé de ses langes parlementaires, n'a pas même besoin de les presser ou de les tordre pour en faire jaillir la prostitution!...

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Et plus tard, quand les trois cents sont tombés sous le mépris public, la corruption disparait-elle?

« Loin de là, messieurs, c'est encore sous un ministère de transition que la preuve officielle de la corruption parlementaire est acquise.

« Vous savez tous que c'est en recevant le bureau même de la Chambre chargé de présenter à Charles X la loi sur la dotation de la pairie, que celui-ci demanda à M. Pas de Beaulieu ce qu'il fallait communément à un député pour vivre à Paris, et sur sa réponse que 500 fr. par mois suffisaient avec de l'économie, l'ex-roi lui répondit : « Ce n'est pas assez je donne » mille francs à mes députés, et ils se plaignent. »

« Le ministre de l'intérieur trouva le mot maladroit; d'autres le jugèrent naïf. Il était profond; car c'était tout un système. La tendance de la monarchie, c'est là concentration en elle de tous les pouvoirs ; que le parlement soit sévère, la lutte commence, au bout de la lutte la force, mais la corruption aplanit tout: elle affaiblit le contrôle, elle rend la représentation dérisoire, les députés ne deviennent plus les gardiens, mais les dissipateurs des deniers publics; ils ne sont plus les surveillans du gouvernement, mais ses complices.

«C'est là tout le représentatif, tel que nous l'avons subi pendant quinze ans; ainsi donc, nous pouvons le dire avec l'histoire :

« La Chambre qui consentit aux tribunaux d'exception et aux Cours prevôtales, prostituée; la Chambre qui toléra les conspirations de la police, prostituée; la Chambre qui laissa violer la Charte impunément, prostituée; la Chambre qui prodigua les trésors de l'état aux intérêts dont elle profitait la première, prostituée; la Chambre qui abandonna la sûreté individuelle des citoyens à l'arbitraire des ministres, prostituée; la Chambre qui poursuivit à outrance la liberté des opinions, prostituée; la Chambre qui accrut incessamment les traitemens des fonctionnaires, qui les livra ensuite, pieds et poings liés, à l'administration qui s'en proclame propriétaire; la Chambre qui entassa emprunt sur emprunt, qui prodigua des fonds secrets, qui maintint tous les priviléges, qui éleva tous les autels aux basses passions de l'avidité, qui encouragea l'agiotage par l'amortissement, qui fit tout graviter vers le centre impur de la Bourse, qui jeta honneuf, dignité nationale, trésor public à la voirie des loups-cerviers, prostituée! prostituée !

« J'ai fini l'histoire du parlement sous la restauration, et je touche à la révolution de juillet. »

Alors M. Marrast se plaignait des spéculations honteuses, dont on aurait abusé pour des jeux de bourse. Il se plaignait de ce que la prime à l'exportation des sucres se fût augmentée depuis 1830 de sept millions à dix-neuf, et de ce que, dans les ordonnances de répartition, la maison Périer frères figurât pour 900,000 francs; la maison Delessert, la maison

Humann, la maison Fould pour 600,000 fr. chacune; la maison Santerre pour 800,000 fr.; la maison Durand de Marseille pour 1 million.

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« Ce sont des négocians, ajoutait-il, il font leurs affaires... ; fort bien je ne m'occupe ici que de celles du pays, et je ne puis m'empêcher de faire remarquer les rapports naturels entre les faits et les doctrines.

« J'abrége, messieurs, car je n'en finirais pas si je voulais vous montrer l'intérêt privé en flagrant délit d'opposition aux intérêts de la France, entendus dans leur plus large acception.

« C'est un fait patent, incontestable. Aussi où mène-t-il ? à une opération qui supprimerait les 122 fonctionnaires exclus par le ministère du domaine de la liberté. Supprimez ensuite tous ceux qui, sans les lois de douanes, d'expropriation, d'amortissement, de fonds publics, de primes, de propriété foncière, de manufactures, de loyers, de laines, de cotons, ont un intérêt immédiat à ce que le pouvoir ne réforme pas, mais conserve. Supprimez ceux-là, et comptez ce qui reste de consciences complétement indépendantes!

« C'est une opération qu'avait pu faire aussi dans un autre temps, qui se rappelle sans aucune intention blessante, le Journal du Commerce accusé comme nous... Alors, il est vrai, les fonctionnaires étaient au nombre de 260: mais alors aussi, il y avait onze députés de ¡l'opposition!>>

M. Marrast terminait son plaidoyer par le passage qu'on va lire :

« On nous a beaucoup accusés, nous, d'avoir des principes subversifs......

«Subversifs de quoi?... De ces choses, par exemple, que la France déteste. Oui, sans doute, c'est notre honneur, notre force et nos espérances!

« Si, comme on l'a dit, nous étions purement et simplement des anarchistes, on ne nous aurait pas proclamés redoutables. Mais parce qu'on sait que nous nous appuyons sur des sentimens nationaux, on nous craint (mouvement), et on a raison; on nous calomnie, et l'on a raison encore, car si le pays connaissait bien exactement nos intentions, le pouvoir nous craindrait bien plus encore. Mais patience!...

<< Nous voulons faire croire ce que d'autres avaient promis, laisser au passé ses victoires, sa corruption, ses actes, ses hommes, donner à l'avenir toutes les garanties de la justice dans les institutions, du désintéressement dans ceux qui les maintiennent; les hommes aussi, messieurs, car les hommes contiennent les choses, et aussi bien pourrions-nous, par le seul vocabulaire de noms propres, trouver le secret de la désaffection et du mécontentement publics.

« Et plût à Dieu, messieurs, qu'il he restât personne de la majorité de 1824, personne de la majorité qui a décidé le double vote, personne parmi les acteurs où les complices de ces systèmes dont nous avons déjà signalé les fatales conséquences.

« Mais en est-il ainsi ?...

<< Avocat du maréchal Ney, dites-nous donc si en jetant les yeux sur ceux qui sont à votre niveau dans l'état, vous n'êtes pas obligé de refouler vos souvenirs.

« Ainsi, messieurs, pour les doctrines, les moyens, et aussi pour les hommes, le présent semble n'avoir fait aucun divorce avec le passé.

« Finissons, car j'ai hâte.

« Aussi-bien, si la fatigue vous a pris, un autre sentiment pourrait me dominer malgré moi-même; et d'ailleurs, il faut aussi se condamner à ne pas tout dire dans une matière presque intarissable.

« Un mot seulement encore.

« Voyez, messieurs, où vous a conduits le système actuel.

« Qu'avez-vous fait au dehors?

« Qu'avez-vous fondé au dedans?

« Croyez-vous avoir fait la paix entre le despotisme et la souveraineté populaire?

« Vous l'avez faite si peu, que si le président même de votre Chambre, qui est sans doute votre expression la plus complète, arrivait à la présidence du conseil avec les auxiliaires qu'on lui donne, il n'y a peut-être pas vingt membres de la majorité qui pussent répondre de la tranquillité de l'Europe pendant trois mois.

« Et le peuple, et l'intérieur, et les départemens, et les communes, et les améliorations si souvent réclamées et attendues; et tous ces vœux, je ne dis pas seulement du peuple exclus, mais du peuple admis de vos électeurs, toutes ces lois organiques de l'enseignement, des conseils municipaux, des conseils généraux; qu'en avez-vous fait ?

la

« Messieurs, partout impuissance, partout inaction, si bien que plupart des procès-verbaux de vos séances peuvent se résumer en une phrase: «La Chambre a voté beaucoup d'argent. »

« Vous ne voudrez pas offrir sans doute à vos commettans, pour tout dédommagement, le procès que vous allez juger.

« Si c'est une guerre contre la Tribune seule, elle est puérile; si c'est contre la presse, vous y périrez! »

Les débats ayant été fermés, le président rappela que la première question à décider était celle de savoir si le sieur Lionne, directeur-gérant du journal la Tribune, était coupable du délit d'offense envers la Chambre, pour lequel il avait été cité. Pour procéder au vote par scrutin secret, on fit l'appel nominal: au moment de voter, MM. Berryer, Gabet, Chasles, Demarçay, Glais-Bizoin Gras-Préville, Hernoux, Reboul-Coste et Gaëtan de la Rochefoucauld, déclarèrent qu'ils entendaient s'abstenir. M. Berryer motiva ainsi sa résolution :

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« Lorsqu'il a été question de savoir si le prévenu serait cité à la barre, un orateur a dit qu'il s'agissait d'une lutte entre deux opinions politiques; qu'il s'agissait d'ennemis qu'il fallait traiter en ennemis; la défense que nous venons d'entendre me paraît avoir laissé la question sur le même terrain: désormais à mes yeux il ne peut y avoir ici qu'un simulacre de jugement, et déclare m'abstenir. »

Après le dépouillement du scrutin, le président proclama, au milieu du silence le plus profond, le résultat

suivant :

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