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rie, l'orateur opposait celui des dernières journées de juillet si glorieuses et si pures, et il se demandait comment, après les avoir vues, on pouvait considérer de sang-froid la prise de la Bastille.

« Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de vous rappeler toutes les horreurs malheureuses qui ont été commises; j'adresserai donc seulement un dilemme à ceux qu'on nomme les vainqueurs de la Bastille. Je leur dirai: Qu'avez-vous fait le 14 juillet 1789? Etiez-vous de ces amis de la liberté, qui, saluant avec enthousiasme les premiers pas d'une révolution qui devait rendre à chacun le libre exercice de ses droits, attendaient l'issue d'un combat qu'ils croyaient livré à la tyrannie? Si cela est, vous vous trompiez; mais je vous honore.

<< Etiez-vous même en ce jour-là un de ces citoyens du faubourg SaintAntoine, qui, se donnant la main, formaient une haie autour de la forteresse, afin de n'y laisser arriver aucun secours? Si cela est, je ne vous approuve pas, mais je vous honore encore.

«Etiez-vous enfin de cette foule de peuple qui est restée, ainsi que l'histoire le dit, en dehors des ponts jusqu'à ce que la forteresse ait été rendue, et que toute résistance ait cessé ? Si cela est, je n'ai point à vous blâmer.

« Mais, dans toutes ces hypothèses, vous n'êtes point des vainqueurs de la Bastille.

« Si vous voulez être reconnus pour tels, il faut que vous ayez fait partie de ce petit nombre d'assaillans qui, en révolte à main armée contre le gouvernement et l'ordre public, se sont introduits dans la forteresse par trahison, y ont égorgé des vieillards et des invalides qui ont capitulé, ont promis, foi de militaires français, toute sûreté aux officiers qui ont capiet ont ensuite massacré ou laissé massacrer à côté d'eux leurs prisonniers.

tulé,

« Eh bien! non, messieurs; ces hommes dont les noms sont sur les listes ne sont point des vainqueurs de la Bastille. Ce sont d'honnêtes citoyens qu'on a trompés en les engageant à se faire inscrire comme tels. Je ne les connais point, mais je suis persuadé qu'ils sont estimables et estimés ; ils n'ont jamais commis et n'auraient jamais laissé commettre à côté d'eux les crimes de cette journée; ils seraient morts en défendant leurs prisonniers, s'ils en avaient fait, et qu'on cût voulu les leur arracher. »

M. Gaëtan de la Rochefoucauld blâmait le gouvernement d'inscrire et de rémunérer comme vainqueurs de la Bastille des hommes qu'il savait être restés étrangers à cet événement, dont il appréciait d'ailleurs le vrai caractère. Il s'étonnait de le voir se constituer avec tant de facilité le dispensateur des récompenses nationales, quand la nation savait fort bien faire elle-même ses libéralités, et, comme preuve, il citait le million donné aux enfans du général Foy, les quatre millions offerts aux veuves et orphelins des victimes de juillet. N'é

tait-ce pas s'éloigner étrangement de ces voies, que de grever les contribuables, en portant sciemmment sur la liste des pensions des hommes qui ne les avaient pas méritées ?

M. le général Lafayette entreprit de justifier et la commission, que M. le maréchal Jourdan avait présidée, et le 14 juillet, qui avait été le signal de la révolution européenne. On voulait fixer le complément de cette révolution au 5 mai 1789, mais tout le monde savait qu'elle avait duré plus long-temps. Le général rappelait les circonstances qui avaient amené la prise de la Bastille, la situation de l'Assemblée constituante, entourée de troupes étrangères, les complots dirigés contre elle, le projet de la dissoudre, de saisir douze de ses membres et de les immoler. A la vérité, le 11 juillet, une voix s'était élevée pour proposer et proclamer la première déclaration des droits, à l'imitation de l'Amérique; mais celui qui la proposait croyait faire un testament plutôt que le premier article d'une constitution.

« Je ne pourrais pas dire, ajoutait M. de Lafayette, que j'avais l'honneur de me trouver à la prise de la Bastille, mais j'avais celui de présider l'Assemblée constituante dans ces fameuses nuits pendant lesquelles nous nous regardions tous comme dans l'état le plus critique où assemblée nationale se pût trouver. C'est dans ce moment que l'assemblée des électeurs de 89, la plus vertueuse qui ait existé, se réunit à l'Hôtel-de-Ville, prit le commandement de la ville et appela les citoyens aux armes.

« Les Gardes-Françaises appelées pour dissoudre l'Assemblée nationale refusèrent de se prêter aux complots de la faction libertici de qui entourait le trône et trompait le monarque.

«Eh bien! c'est cette résolution généreuse, celle du peuple de Paris, qui sauva la révolution. Ici, je dois parler de la jeunesse parisienne, qui fut principalement représentée par ce qu'on appelait alors la Bazoche, c'est-à-dire les clercs du Palais et du Châtelet. Déjà, dans les troubles des parlemens, ils avaient joué un rôle très-patriotique. C'est à cette réunion de patriotes, messieurs (et vous n'avez qu'à lire les procès-verbaux des électeurs de 89 et tout ce qui a été écrit à ce sujet); c'est à cette réunion, dis-je, qu'a été due la prise de la Bastille. Les vainqueurs n'étaient pas seulement cinquante, avec quelques Gardes-Françaises ils étaient extrêmement nombreux. Par un très-grand bonheur, un boulet cassa la chaîne qui retenait le pont-levis, et le citoyen Hullin, depuis devenu général, y entra le premier.

a De même que le 4 juillet 1776 a été l'ère américaine de la liberté du monde, c'est-à-dire d'une liberté fondée sur la simple doctrine des droits naturels et sociaux, de même la prise de la Bastille a été reconnue de tout temps comme le signal de l'émancipation européenne, seulement retardée par beaucoup d'obstacles, mais que rien n'empêchera de s'accomplir. (Mouvement.)

« Voilà, messieurs, ce qui s'est passé le 14 juillet 1789. Tout le monde a connu les événemens dont je parle; on les connaît tellement que je suis embarrassé d'avoir à les rappeler ici.

« Quant au travail de la commission, je demande également à rappeler quelques faits. Nous avions dit, je l'avoue, à cette tribune, que le nombre des vainqueurs de la Bastille était très-peu considérable, mais nous nous étions trompés à cet égard ; nous sommes plus heureux que nous ne l'avions cru: les recherches que l'on a faites nous en ont retrouvé plusieurs que nous croyions morts; il me sera pérmis de m'en réjouir. »

Après ce discours, dont l'impression fut vive, M. Gaëtan de la Rochefoucauld déclara qu'il persistait néanmoins dans son opinion, parce qu'il la croyait conforme aux récits des historiens véridiques. M. d'Argout, ministre de l'intérieur, pour justifier les intentions du gouvernement, rappela que la pétition des vainqueurs de la Bastille, présentée à la Chambre des députés, avait obtenu une adhésion presque générale; que M. Casimir Périer lui-même l'avait accueillie avec empressement; que la promesse d'un projet de loi sur ce sujet avait été faite, une commission nommée. Quant au travail de cette commission, il alléguait diverses preuves de sa sévérité. En définitive, après de nouvelles explications, de nouveaux renseignemens donnés par le rapporteur, le projet de loi mis aux voix fut adopté à la majorité de 150 contre 86.

Dans la Chambre des pairs, à laquelle M. d'Argout soumit le projet (23 février), M. Mathieu Dumas, au nom de la commission chargée de l'examiner, proposa de l'adopter tel qu'il sortait de l'autre Chambre (6 mars). La discussion s'ouvrit trois jours après le rapport (9 mars). M. le marquis de Dreux Brézé parla le premier, et avec une certaine véhémence d'opposition.

«Messieurs, dit-il, le projet de loi qui vous est présenté n'est pas une de ces mesures purement fiscales destinées à apaiser des exigences ou à satisfaire des intérêts qu'on accueille sur la parole d'un ministre et qu'on vote saus examen. Quelques centaines de mille francs de plus ou de moins ne sont rien dans ce gouffre où s'engloutit la prospérité matérielle de la France, mais il ne faut pas que l'ordre, la morale, l'honneur du pays et notre propre considération tombent dans cet abime; c'est ce qui m'engage à examiner le principe de ce projet avant de lui accorder mon suffrage.

«Si ce principe est en harmonie avec l'opinion et les vœux de la nation, s'il répond à ce besoin généralement senti de l'ordre public et de ses con

ditions, je suis prêt à sanctionner par mon vote la mesure qui nous est proposée, après en avoir reconnu la convenance relative.

« Mais si la concession qui nous est demandée s'applique à un acte de révolte contre la constitution et les lois, si au lieu de favoriser les progrès de la liberté, ce même acte nous a jetés loin de ses voies et a été la source des calamités qui ont pesé sur la France pendant tant d'années, alors, messieurs, je repousserai de toutes mes forces une loi qui causerait à la France le plus grand des préjudices; car, dans mon opinion, elle attenterait à la fois à son ordre intérieur, à sa liberté, à son honneur.

« Je commencerai par déclarer devant la Chambre, comme le déclarait, il y a quelques jours, un honorable député à la tribune de la Chambre élective, que je ne connais aucun des 401 vieillards auxquels on propose d'accorder une pension, que je n'ai jamais vu aucun d'eux ni parlé à aucun d'eux.

<< Loin donc de vouloir rapelisser cette discussion en la renfermant dans une question de personnes, je tácherai de l'agrandir en abordant des questions d'un ordre plus élevé. On veut que nous reconnaissions aujourd'hui que l'insurrection dont le résultat fut la prise de la Bastille, et lorsque près d'un demi-siècle a dévoré presque tous les hommes qui y ont pris part, on veut, dis-je, que nous reconnaissions que cette insurrection a été juste, légitime, nationale, et par conséquent glorieuse; on prétend qu'une récompense publique, décernée par les trois pouvoirs, atteste et le dévouement des combattans qui ont survécu et la reconnaissance du pays.

« Ces citoyens, selon les intentions du projet de loi, sont les fondateurs de la liberté française : une rétribution pécuniaire doit être le prix d'un aussi éminent service.

« C'est en cet état que la question se présente, et que je vais entrer dans

son examen. >>

Ici l'orateur reprenait le détail historique des faits qui avaient précédé la prise de la Bastille, et de ceux qui l'avaient accompagnée : il en concluait que la Bastille n'avait point été réellement prise, mais qu'elle avait été rendue à la ville de Paris, à ses officiers municipaux, à son corps d'électeurs; que ceux qui prétendaient l'avoir conquise, l'avaient usurpée sur le pouvoir, qui cherchait à maintenir l'ordre. Tout l'acte du 14 juillet se résumait en un homme, et cet homme était Danton. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, Danton se présenta, suivi d'une bande armée, à la Bastille, s'en empara, et enleva l'officier auquel l'autorité municipale avait été confiée. Danton fut donc le vainqueur des vainqueurs de la Bastille. S'il vivait encore, verrait-on son nom figurer en tête de la liste des récompenses nationales? Comme l'avait fait M. Gaëtan de la Rochefoucauld dans la Chambre des députés, l'orateur soutenait que la victoire de la Bastille avait été celle du principe du désordre sur le

principe de l'ordre, de l'anarchie sur la liberté, de la république sur la royauté nationale: elle avait réalisé matériellement la révolte du jeu de paume, et formé le premier anneau de cette chaîne funeste de calamités qui, commençant au 14 juillet 89, aboutit au 21 janvier 93.

« Quoi! s'écriait-il, vous venez de déclarer que le 21 janvier était un jour à jamais funeste et déplorable; vous avez ainsi donné satisfaction à l'honneur du pays, à l'opinion du monde entier, à la justice, à la vérité éternelle, et vous iriez maintenant accorder une prime à l'acte qui a préparé le meurtre d'un roi par le meurtre de la royauté, et élevé sur les débris du trône la tyrannie sanglante d'une Convention!

«D'ailleurs, messieurs, qui sont-ils ces vainqueurs du despotisme, ces libérateurs de leur pays? Soldats obscurs et sans nom, n'avaient-ils que des chefs invisibles? Où sont ces chefs? qu'ils se montrent! Si l'on doit aux soldats des récompenses pécuniaires, on doit aux généraux les honneurs du triomphe.

<< Mais quoi! ces chefs n'ont accompli qu'une œuvre de confusion et d'anarchie; ils ont fini par reculer d'effroi devant le monstre hideux qu'ils avaient suscité; ils ont fui pour n'en pas être dévorés: gardons alors nos palmes triomphales, gardons notre argent; la patrie n'en a point pour couronner sa servitude et ses désastres. »

Après avoir été accusé, peu de temps auparavant, par le ministre de la justice, de faire du radicalisme, M. de Dreux Brézé prévoyait qu'on l'accuserait aujourd'hui de protéger le pouvoir absolu.

« Je repousserai également, messieurs, disait-il, l'une et l'autre de ces accusations. Si j'ai voué ma vie entière à la défense de la liberté, je proclamerai en toute occasion que je réprouve hautement le désordre et l'anarchie, qui n'amènent jamais que le despotisme. Loin de demander le triomphe de mes convictions politiques à la violence, je ne l'attends que du temps et des progrès de la raison publique.

« Les véritables radicaux, messieurs, ce sont les hommes qui viennent réclamer votre assentiment pour un projet de loi dont le but est de donner des primes d'encouragement à la révolte; les véritables radicaux, ce sont les hommes qui demandent des récompenses pour l'insurrection. »

L'insurrection et le despotisme marchant toujours de front, l'orateur trouvait naturel qu'après avoir présenté à la Chambre des députés la loi sur les vainqueurs de la Bastille, on fût venu demander à la Chambre des pairs la loi liberticide sur l'état de siége, loi dont nous verrons bientôt quel fut le sort.

<< Ministres de la révolution de juillet, continuait M. de Dreux Brézé, au lieu des récompenses pécuniaires que vous nous demandez pour les hommes

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