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Une autre proposition tendant également à modifier le réglement de la Chambre, relativement au travail des commissions, fut déposée, par M. Comte, le jour même où M. de Corcelles développa la sienne; en voici la teneur :

<< Lorsque la discussion est terminée, ou que les deux tiers des bureaux se déclarent suffisamment instruits, le président, en séance publique, nomme cinq, sept ou neuf commissaires, selon l'importance des projets ou propositions.

« Si cinquante membres au moins réclament contre les nominations du président, la Chambre procède elle-même àla nomination de ses commissions par scrutin de liste, et à la majorité relative des suffrages. Cette disposition n'est pas applicable aux commissaires du budget, qui continueront d'être nommés par les bureaux.

« Les commissaires nommés ainsi qu'il est dit dans l'article précédent se réunissent et discutent ensemble. Le président, quand il le juge convenable, peut assister à leur déiibération. »

Cette proposition, qui avait pour objet, ainsi que le déclara son auteur, decomposer chaque commission des hommes les plus versés dans les matières sur lesquelles cette commission était appelée à délibérer, ne fut pas prise en considération. Au contraire, la Chambre admit celle de M. de Corcelles, mais pour le premier et le second article seulement elle rejeta le troisième (28 janvier). Ainsi réduite par la Chambre, la proposition le fut encore par la commission chargée de son examen, laquelle supprima le second article, et substitue au premier cette nouvelle rédaction :

<< Tout membre de la Chambre faisant déjà partie de deux commissions autres que celle de la comptabilité de la chambre, est inéligible à une troisième, jusqu'à ce que l'une des deux ait fait son rapport. »

M. de Corcelles se réunit à l'avis de la commission, qui fut adopté par la Chambre, et la proposition, rédigée dans les termes que nous venons de faire connaître, passa comme article additionnel au réglement (2 mars).

Maintenant, occupons-nous d'un projet de loi vivement réclamé par l'intérêt général, du projet sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, qui avait été présenté à la Chambre des députés dans sa séance du 12 décembre 1832.

Depuis long-temps des plaintes s'élevaient sur les entraves

sans nombre, les délais sans terme, les sacrifices sans limite, que l'administration était condamnée à souffrir, lorsqu'il lui fallait obtenir la possession de terrains nécessaires à l'emplacement des travaux qu'elle voulait entreprendre.

« Le mal signalé par la voix publique, disait le ministre du commerce dans l'exposé des motifs, et qui a déjà tant de fois été l'objet de doléances exprimées dans les comptes annuellement distribués aux Chambres, est arrivé à ce point, qu'on peut dire avec vérité qu'aucune entreprise de route, de canal, de chemin de fer, n'est plus possible en France, si l'on ne trouve pas le moyen de poser des limites aux exigences de l'intérêt particulier, et de faire prévaloir l'intérêt général. »

Le projet de loi tendait à la solution de ce problème, en établissant d'abord bien nettement les formes nécessaires pour constater le cas d'expropriation, ensuite le mode d'évaluation des indemnités. Sur ce dernier point, le projet contenait une innovation remarquable. La loi du 16 septembre 1807, la première qui eût fondé quelque chose de po sitif dans cette importante matière, avait maintenu la prérogative, donnée par les lois antérieures au conseil de préfecture, de statuer sur toutes les questions d'indemnité. D'ailleurs, sous l'empire de cette loi, le principe du paiement de l'indemnité préalable fut souvent méconnu de justes clameurs signalèrent cet abus et quelques autres encore. Le désir d'y remédier, et de rassurer la propriété par de solides garanties, dicta la loi du 8 mars 1810, qui transportait la juridiction de l'autorité administrative à l'autorité judiciaire. Mais Napoléon, qui avait lui-même provoqué ce changement, ne tarda pas à s'apercevoir que c'était un obstacle à ses grands desseins, et, dès le 18 août suivant, il rendit un décret faisant revivre la législation abolie pour les nombreux projets dont il avait déjà ordonné l'exécution. Ainsi, sous le régime impérial, la loi du 8 mars 1810 n'avait reçu que de rares applications, et de nos jours encore, à la faveur du décret du 18 août, le gouvernement invoquait souvent la juridiction administrative, dont les formes plus simples, plus rapides, permettaient d'arriver plus tôt et à

moins de frais à la libre disposition des terrains nécessaires

aux travaux.

Sans rétablir la juridiction administrative, sans affaiblir les garanties offertes à la propriété par la loi de 1810, les auteurs du nouveau projet avaient cherché des juges plus aptes que les magistrats ordinaires à prononcer sur l'évaluation des indemnités : ils avaient cherché le

bréger la longueur interminable des procédures.

moyen d'a

« Nous avons jeté les yeux, disait encore le ministre, sur un royaume voisin, où les plus grands travaux s'exécutent avec une merveilleuse célérité, au grand profit du pays. Là, les indemnités sont arbitrées en dernier ressort par un jury composé des principaux propriétaires de la contrée. La promptitude des formes ne nuit pas à l'exactitude des résultats. Nous avons pensé, messieurs, qu'il était possible d'introduire chez nous un système analogue : déjà nous appelons les jurés à statuer sur la vie et l'honneur des citoyens ; pourquoi hésiterait-on à leur confier l'appréciation d'un immeuble? Des propriétaires, qui tous les jours réalisent des achats, des ventes, des échanges, ne sont-ils pas aptes éminemment à résoudre une question de cette nature? »

En définitive, c'était à une assemblée d'experts que le projet proposait de s'en référer; mais ces experts, le projet les choisissait dans une classe de gens notables, indépendans, inaccessibles à toutes les considérations capables d'influencer les experts ordinaires, intéressés, comme propriétaires, à mettre un haut prix à la propriété, et en même temps à obtenir la prompte exécution des travaux, dont ils seraieut appelés par leur position à recueillir les avantages.

26 janvier. Le rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet, M. Martin (du Nord), s'exprima en ces termes sur la disposition qui en formait la base principale:

« Le jugement des indemnités par un jury spécial vons est proposé comme un remède aux abus intolérables de la législation actuelle: adopterez-vous cette grande innovation, que les uns accueillent avec d'autant plus d'empressement, qu'ils voudraient investir le jury du droit de prononcer sur tous nos intérêts privés ; que d'autres repoussent au contraire avec une sorte d'effroi, parce qu'ils sont convaincus que la magistrature peut seule, en France, assurer le triomphe de la justice? Votre commission ne s'est laissé diriger ni par ces espérances qu'elle ne partage pas, par ces craintes qu'elle croit exagérées : elle n'a vu que la matière spéciale soumise à ses méditations, et la proposition du gouvernement lui a paru

ni

devoir être accueillie, non parce que le succès des mesures nouvelles peut être considéré comme infaillible, mais parce qu'il est difficile de supposer que l'essai que nous allons tenter ait des résultats aussi fâcheux que le maintien de ce qui existe; dans tous les cas, l'expérience qui sera faite du système proposé pourra indiquer aux législateurs qui nous succéderont des moyens plus simples, plus prompts, et mieux appropriés aux besoins qui se manifestent de toutes parts.

« Au reste, pourquoi ne pourrions-nous pas, même dès à présent, fonder sur l'institution du jury de justes espérances? La simplification des formes, leur plus grande rapidité, ne peut être révoquée en doute, et quant aux évaluations, ayons quelque confiance dans des hommes dont la position dans la société et une désignation spéciale émanée du conseilgénéral et de la magistrature, sont des garanties non équivoques de capacité, d'indépendance et d'impartialité. Les magistrats, dans la législation actuelle, sont presque toujours réduits à la nécessité de prendre pour guide unique le travail des experts: mais ces experts ne manquent-ils pas quelquefois des connnaissances que suppose l'état qu'ils exercent? Ne sont-ils pas souvent sous la dépendance immédiate et presque nécessaire des propriétaires du pays? N'est-il pas arrivé enfin qu'ils aient ce préjugé fatal qui fait considérer comme une justice de faire succomber l'état ou les concessionnaires dans la lutte qui s'élève entre eux et les intérêts privés? A ces experts sur lesquels ne retombe qu'indirectement le blâme des injustices qu'ils provoquent, substituons un jury qui porte toute la responsabilité de ses décisions. Sans doute il peut exister encore dans le jury ordinaire des hommes qui ne sentent pas toute l'importance et toute l'élévation des fonctions auxquelles ils sont appelés; il en est encore peutêtre qui ne comprennent pas cette fermeté, cette énergie, cet amour du bien public qui brave l'esprit de coterie et sait résister aux tristes inspirations d'une mesquine pusillanimité. Mais chaque jour l'esprit public se forme, chaque jour il tend à se détacher de cet intérêt rétréci de la localité, pour ne plus obéir qu'à la voix de l'intérêt général. Les jurés suivront, ou plutôt ils encourageront et développeront cette amélioration sociale; ils seront impartiaux, parce qu'ils comprendront l'étendue des devoirs que leur imposent leurs fonctions; ils se pénétreront dans l'exécution de la loi de son véritable esprit, parce qu'il y aurait honte à eux à ne pas s'acquitter avec honneur d'une mission confiée à leur patriotisme; enfin ils ne prendront pour guide que l'équité, parce qu'ils sentiront que la protection injuste qu'ils accorderaient à quelques intérêts privés pourrait retarder et peut-être ajourner indéfiniment des travaux aussi utiles à la propriété ellemême qu'à l'industrie de la contrée.

« Ces espérances, messieurs, nous les avons conçues; nous croyons que Vous les partagerez; puissent- elles ne pas être démenties par l'expé rience? »

Du reste, la commission, par l'organe de son rapporteur, proposait des amendemens d'une importance diverse à plusieurs articles du projet de loi.

31 janvier; 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9 février. La discussion générale ne dura pas long-temps: deux orateurs seulement furent entendus. M. Réalier-Dumas, après avoir longuement examiné le projet, se résuma en disant qu'il n'était pas ce

qu'il aurait pu être, mais qu'il valait mieux que ce qui était, et il termina par ces mots :

« L'auteur des motifs du projet a cru devoir faire un appel au patriotisme des propriétaires, moi, je me bornerai à faire un appel à leur intérêt bien entendu. En donnant au gouvernement tous les moyens de réaliser promptement de grands travaux qui doivent influer considérablement sur la prospérité de notre agriculture, les propriétés foncières ne doubleront, ne tripleront-elles pas de valeur?

« Je dirai à ceux qui craignent que le peuple ne puisse continuer à supporter le poids des impôts qui l'accablent en ce moment, parce que ses bras sont inoccupés, que ce poids sera beaucoup plus léger le jour où d'immenses travaux seront en pleine activité sur tous les points de la France.

«Je dirai aux industriels: Vous craignez la rivalité des manufactures étrangères; la loi dont nous nous occupons, nous donnera les moyens d'ouvrir de nouvelles communications. Les matières premières coûteront moins de transport, et vous fabriquerez à beaucoup moins de frais. C'est là, messieurs, tout le secret de l'Angleterre ; elle ne fait pas mieux que vous, mais elle fait à meilleur marché.

« Je ne sais si je m'abuse; mais la propriété, l'agriculture, le commerce, l'industrie, la politique, me paraissent intéressés à l'adoption d'une loi à laquelle est attachée la prospérité industrielle de la France. »

M. Renouard, qui parla ensuite, s'attacha surtout à faire ressortir les difficultés et les avantages de la loi soumise aux délibérations de la Chambre. Venant au nouveau mode d'appréciation des indemnités :

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« Quelques personnes, dit-il, ont cru y apercevoir une tentative d'introduction du jury en matière civile.

« Le projet ne mérite ni ce blâme, aux yeux des personnes qui réprouvent cette extension des attributions du jury, ni cet éloge, auprès de ceux qui l'approuvent.

«On peut même dire que l'expression de jury, qu'emploie le projet, n'est pas parfaitement juste. En effet, les appréciateurs auxquels on donne ainsi le nom de jurés, n'ont à statuer sur aucune question litigieuse, ni en fait ni en droit; leur mission unique est d'arbitrer un prix.

« Lorsque les parties arrivent devant eux, tout est jugé, et sur la nécessité de l'expropriation et sur l'obligation d'indemniser; le contrat est formé, le prix seul demeure incertain. Puisque de la part des parties in téressées il y a absence de consentement sur le prix, il faut que la décision en soit remise à l'arbitrage d'un tiers appréciateur.

« Dans l'état actuel, ce sont les tribunaux qui statuent sur cette évalua

tion, après que d
edes experts ont préparé leur décision.

« Les experts, mus trop souvent par des intérêts particuliers et qui savent d'ailleurs qu'aucune responsabilité ne s'attache à leur décision, puisque leur avis n'est que consultatif et ne lie pas les tribunaux, cèdent trop souvent à d'autres considérations qu'à l'intérêt général; ce n'est pas défaut de probité de leur part; les mêmes hommes, s'ils se sentaient moralement responsables, s'ils prononçaient au lieu de donner un avis, arriveraient à une appréciation plus sévère et plus juste.

« Les tribunaux, à leur tour, s'ils jugeaient par eux-mêmes, s'ils n'étaient pas obligés de s'en rapporter à des tiers, seraient moins exposés à

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