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donc oublié que l'Église n'a pas besoin pour exister, en fait sinon en droit, de la reconnaissance légale, qu'elle est une société hiérarchisée dont chaque membre obéit aveuglément à son supérieur, et que les mesures restrictives auraient pour principal effet de concentrer en un temps donné, entre les mains du chef suprême toutes les ressources qu'auraient pu recueillir les agents inférieurs. A-t-on réfléchi aux conséquences économiques de cette réunion d'une effroyable puissance financière, par valeurs mobilières, accumulée entre les main d'un chef infaillible qui n'est pas français et qui réside à l'étranger? Ne voit-on pas que plus on s'efforcerait de prendre des mesures restrictives, fatalement impuissantes, plus on donnerait d'importance à son apparente persécution et, par suite, au profit que l'Église ne manquerait pas d'en tirer. »» Donc, d'après Paul Bert, les lois d'exception n'empêchetout au contraire la reconstitution du patri

raient pas

moine de l'Église.

Mais les lois d'exception produiraient d'autres résultats plus désastreux encore pour le parti républicain.

<< Les mesures prises contre les congrégations — Paul Bert écrit après 1880 n'ont pas ému l'opinion publique, c'est vrai. Mais il en serait tout autrement d'une persécution dirigée contre le clergé séculier. L'argument de la persécution n'a pas jusqu'ici réussi à l'Église. Cela est vrai, mais c'est que l'apparente persécution ne portait que sur des services accessoires de l'Église auxquelles les populations n'attachaient aucun intérêt. Les couvents, surtout ceux d'hommes, n'ont jamais été populaires en France, et la dissolution des congrégations non autorisées n'a ému que peu de personnes en dehors du monde des dévots: le suffrage universel y a assisté avec une véritable indifférence. »>

Mais la persécution dirigée contre les prêtres séculiers contre l'Église elle-même n'atteindrait pas que les « dévots »; elle atteindrait tous les « fidèles ».

« Ces fidèles, dit Paul Bert, comprennent non seulement

ceux qui ont conservé intacte la foi catholique et se soumettent à toutes ses exigences, mais ceux bien nombreux, nul ne le niera, pour qui les pratiques religieuses sont des habitudes plus ou moins irrégulièrement suivies.»

Ces derniers, si nombreux (1), Paul Bert nous les montre ensuite, la plupart votant pour les candidats républicains, attaquant le curé uniquement parce qu'il sort de son église pour descendre dans l'arène politique, mais continuant toujours à se servir de ce même curé pour se marier, pour baptiser leurs enfants, pour faire faire à ceux-ci leur première communion, pour entérrer les êtres aimés qui les quittent, pour se confesser et recevoir, au moment de la mort, les derniers sacrements.

Vont-ils, tous ceux-là, parce que le Concordat sera dénoncé renoncer à ces « habitudes»? Non assurément. Et alors que va-t-il se passer? Paul Bert nous le décrit (Rapport, p. 58):

« Que la séparation soit prononcée demain et le budget des cultes supprimé, M. le curé naturellement va demander en chaire qu'on lui permette de vivre et de rester; si cela est nécessaire, il viendra même à la maison. Alors à chaque foyer domestique naît la querelle religieuse, et sous sa forme la plus aiguë. Faut donner et combien? Le lendemain, le village est divisé en deux catégories : ceux qui donnent au curé et ceux qui ne donnent pas. Je ne veux pas insister sur la partie pittoresque de l'argumentation, mais je déclare que, dans mon sentiment, c'en est fait de la paix publique, et les discussions politiques qui sont la condition de la vie d'un peuple vont perdre le caractère laïque qu'elles ont enfin acquis pour revêtir comme aux plus mauvais temps de l'histoire le caractère religieux.

(1)« La religion catholique est non pas une religion de minorité, mais une religion qui inscrit aux chiffres de ses baptêmes les quatre-vingtdix-sept centièmes des enfants de ce pays, qui surveille et dirige par ses diverses pratiques la plupart d'entre eux et dont les prêtres sont appelés au lit de mort de presque tous ceux qu'elle a baptisés. » (Rapport Paul Bert, p. 45.)

«Et, qu'on le remarque bien, le curé va y jouer, et légitimement cette fois, un rôle dominateur. Oui, cette fois il va être entièrement libre. Il ne doit plus rien à l'État; il se retourne vers la commune et s'efforce d'obtenir de la majorité des habitants les avantages que lui concédait le Concordat. Il réclame l'église et le presbytère. Quelles querelles! Mais, dites-vous, nous interdirons à la commune de lui donner ces bâtiments. Soit, mais lui interdirez-vous de les louer? Ou sinon quel prix fixerez-vous? Ou voulez-vous faire démolir église et presbytère? Et après?...

« Mais laissons ce point de côté. Voici le curé libre vis-àvis de l'Etat et, si l'on veut, vis-à-vis de la commune. Il ne doit rien qu'à ses fidèles. Mais alors, sans doute, lui ayant enlevé les privilèges dont il jouissait, vous allez lui laisser au moins en paroles les droits de chaque citoyen? Les redoutables art. 201 à 208 du code pénal vont disparaître, ainsi que toutes les aggravations de peines édictées en raison de son caractère de prêtre d'une religion reconnue. Dans cette église qui lui appartient, dont il pourra fermer la porte, en présence de ces fidèles qui sont ses amis, il pourra dire ce qu'il voudra, car il est bien chez lui. Il pourra mettre impunément le caractère sacré qui lui donne une autorité à nulle autre comparable au service de ses passions religieuses ou politiques...

<< Entre ces deux classes créées dans le village, la haine religieuse, la plus terrible de toutes, va creuser sans cesse l'abîme. Les enfants de ceux qui contribuent aux frais du culte seront, dès le premier âge, élevés dans le mépris haineux de leurs camarades fils d'incrédules qu'aucun sacrement n'aura touchés. Et ceux-ci seront en minorité, on peut l'affirmer, et bien faible, car la classification nouvelle aura entraîné dans le nouveau parti du prêtre bien des citoyens, libres naguère, mais qui ne peuvent se résoudre à laisser leurs enfants sans baptême, voire même sans première communion, et qui ont commencé à payer malgré eux. C'est à bref

délai, presque partout, la commune livrée aux mains du curé. »

Aux républicains qui pensent que cette lutte mettrait la division dans l'Église et par conséquent contribuerait à l'affaiblir, Paul Bert répond:

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Mais, dit-on, de ces difficultés va naître un grand bien : La grande, la redoutable unité catholique se morcellera. Les querelles locales donneront naissance et crédit à des sectes multiples dont les luttes et la concurrence diminueront les biens de l'Église et éloigneront tout danger de l'État. Nous ne le croyons pas. Le sentiment religieux n'est plus assez vif dans les âmes pour que l'esprit schismatique puisse y trouver les conditions de son développement. Les habitudes séculaires bien plus encore que la foi retiendront dans le giron de l'Église celles de nos populations catholiques qui ne rompent pas complètement avec toute pratique religieuse. La guerre ne se fera pas de secte à secte; comme nous le disions il y a quelques instants, elle se fera dans chaque village pour ou contre le curé. »

Quelle sera l'issue de cette lutte? Voici ce qu'en pense Paul Bert:

« Et quand cette guerre et ses résultats, continue-t-il, se seront généralisés, que deviendra la République? Ah! depuis longtemps, sans doute, déjà, le déplacement de quelques millions (1) de voix l'aura fait sombrer et avec elle, au moins pour un temps, les principes de la Révolution française. »

Paul Bert s'attache ensuite à réfuter l'objection qu'il regarde comme la principale contre le maintien du Concordat.

« Si tels devaient être, nous dit-on, les résultats de la séparation, l'Église catholique ne s'y opposerait pas avec tant d'énergie. Elle la repousse, donc elle a à y perdre non à y gagner.

« L'objection est spécieuse et, à mon sens, la plus forte de

(1) Des amis de Paul Bert croient qu'il a voulu dire milliers et non millions. C'est bien millions qui est au texte du rapport, p. 59.

toutes. Ceux qui l'emploient considèrent volontiers l'Église comme une ennemie et, dans la lutte qu'ils veulent entreprendre pour l'abattre, ils croient que le meilleur terrain à choisir est celui même qu'elle paraît redouter.

« Sans doute la cour de Rome n'a jamais admis cette doctrine et le dernier Pape l'a formellement condamnée. Mais n'est-ce pas trop demander aux représentants officiels d'une Église qui a rêvé et presque atteint, pendant des siècles, la domination universelle qui, théoriquement, n'a renoncé à aucune de ses prétentions vis-à-vis des pouvoirs civils, d'abandonner tout à coup une situation en somme privilégiée et, alors qu'elle était hier encore Église d'État, de cesser d'être même Église reconnue? Si elle faisait spontanément cette concession, si elle reconnaissait ainsi spontanément l'indépendance absolue du temporel, sur quoi motiver alors les immixtions sur le terrain laïque, et notamment dans le domaine de l'État, qu'elle considère comme faisant partie de ses droits et de ses devoirs?

<< Sans doute il y a bien des chances pour que l'événement définitif soit favorable et que l'Église sorte de la lutte plus forte moralement, plus puissante légalement. Mais au prix de quels combats, de quels sacrifices momentanés! Car l'histoire montre dans le gouvernement de l'Église un esprit de prudence qui ne se dément pas ici. Mieux vaut avoir une partie qu'espérer le tout. Aussi bien, puisqu'une acceptation compromettrait la légitimité des revendications consécutives, n'est-il pas de bonne tactique de se laisser imposer par l'adversaire une mesure dans laquelle il a confiance et qui cependant lui nuira? La position de persécutée est trop belle pour que l'Église y renonce, et elle perdrait, en acceptant la séparation, l'une de ses grandes forces, l'un des éléments les plus sûrs de la revanche prochaine.

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