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et l'ouvrier, le richard et le malandrin obéissent à la même impulsion. Ils viennent chercher le plaisir de se contempler eux-mêmes, derrière le masque des acteurs. Ils viennent guetter la ressemblance de deux sympathies, la communion de deux haines, l'élan identique de deux enthousiasmes, une parenté d'indignation ou d'hilarité devant un vice ou un ridicule évoqués.

L'art n'est qu'une sympathie.

C'est une sympathie dans le sens étymologique du mot. Nous voulons, avec d'autres êtres, sentir, souffrir, aimer, et nous allons au théâtre pour trouver, par ce moyen, l'exaltation de notre personnalité. La représentation des actes d'autrui évoque en nous, par la joie et la peine, une vie plus intense dans un plaisir d'orgueil. Nous tirons vanité de ne pas avoir les ridicules qu'on nous montre ou de nous croire capables des vertus présentées. Et de tout acte d'héroïsme il nous semble confusément qu'il rejaillit un peu de gloire sur nous.

Mais que nous nous installions dans le fauteuil d'orchestre ou sur le banc du parterre, ce que nous voulons voir, c'est la représentation des actes qui composent notre existence.

Or, qu'est-elle, notre vie? Elle est tout entière occupée par deux luttes, l'une que nous livrons inconsciemment dans l'intérêt de la perpétuité de l'espèce et son expression scénique constitue le théâtre d'amour ; l'autre dont le but est la conservation de l'individu et son expression scénique constitue le théâtre social.

En effet, quel est donc le sujet de la première et de la plus belle tragédie, Prométhée enchaîné? quel est le sujet de toutes les tragédies de l'antiquité? C'est la lutte des dieux entre eux. De quoi se préoccupent les grands drames de Shakespeare et de Racine? De la lutte des rois

entre eux. Que doit montrer le drame moderne? La lutte des hommes.

Après avoir contemplé l'Olympe inaccessible et les palais mystérieux, l'homme, prenant une plus exacte et plus haute conscience de son rôle et de sa valeur, se regarde lui-même, et l'art dramatique, las de se passionner pour les conflits de Jupiter et de Saturne, de Mars et de Vulcain, d'Antoine et de César, de Louis XIV et d'Henriette d'Angleterre, jette un regard sur la misère des simples mortels, sur leurs luttes incessantes, sur le choc de leurs intérêts et de leurs passions, et crée ainsi une nouvelle forme du drame.

A chaque temps sa fatalité et son théâtre. La première époque a été l'épouvantable domination des dieux, et la scène d'alors a été remplie par le spectacle de leurs vengeances et de leur férocité. Il a fallu ensuite passer par la période de la domination des tyrans et des grands. Les planches de la scène n'ont alors fléchi que sous le poids des porte-couronnes et des porte-blasons. Aujourd'hui la masse tyrannise la masse, les hommes se débattent dans la concurrence vitale, dans la lutte entre leurs appétits et leur puissance de production, et il ne faut pas s'étonner si les coulisses entendent enfin des cris de douleur nouveaux.

Pour se conserver, l'individu doit s'adapter au milieu, subir certaines influences, se soumettre les autres. Nous n'avons plus à montrer la révolte des humains contre l'ananke païenne, mais nous pouvons évoquer sur la scène ses efforts pour combattre par exemple l'hérédité, cette forme moderne de la fatalité. Les Atrides sont à refaire. Nous gonflerons d'émotion les cœurs de nos contemporains en les rendant témoins de la lutte des hommes contre les tyrans d'aujourd'hui, contre le despotisme de

l'argent, en leur montrant les combats livrés aux puissances néfastes issues du nouvel état de civilisation et que la civilisation vaincra après les avoir créés. Nous vivons dans une effervescence que ne connut aucun des siècles passés. Le monde est en état de continuelle et tumultueuse transformation. Les phénomènes sociaux s'accomplissent avec une rapidité jusqu'ici inconnue, dans une incessante et laborieuse ascension des êtres. Nous sommes maintenant impressionnés par des événements qui se produisent à l'autre bout de la terre, comme si les cordons blancs de nos nerfs s'étaient, eux aussi, indéfiniment allongés.

...Il peut y avoir à conter d'autres histoires que des histoires d'amour.

BRIEUX.

NOTES DE VOYAGE EN ITALIE

ROME

Nous arrivons à Rome au milieu de la Semaine sainte. C'est la quatrième fois que j'y viens aux fêtes de Pâques, toujours tremblant de n'y pas retrouver le même charme et les mêmes émotions. Pourvu que je ne sois pas déçu comme je l'ai été en passant à Naples!

Je vais voir terminé le monument de Victor-Emmanuel, monstrueusement hors d'échelle, écrasant la Ville; le Forum transformé en jardin anglais; et le grand square de Caracalla; et une banque neuve sur la place Colonna. Quoi encore? N'a-t-on pas à Naples construit un immeuble dans le style Guimard devant la Grotta Vecchia di Posilippo, qu'on ne peut même plus voir? Quelles surprises m'attendent à Rome? Aura-t-on percé la place Navone?

Mais non. Rome subsiste. Le prestige de la Ville éternelle résiste au temps et aux hommes, malgré les bouleversements, les bâtisses. Ah! les belles cérémonies et les belles églises, les beaux palais, les belles places, les beaux couchers de soleil ! Et les jardins et les ruines, et les fontaines ! Et ce grand luxe du dix-septième siècle, cette pourpre et ces marbres entourant et magnifiant le Pontife! Les tramways, la circulation intense, la vie moderne laissent toujours bien quelque coin solitaire où les bruits de la rue s'atténuent, et où l'on peut s'attarder à écouter pleurer les jets d'eau devant une noble façade.

Si l'on réussissait à abolir dans la Rome moderne les

vestiges de la Rome papale, si la campagne devenait, comme les environs de Naples, un immense verger, on aurait détruit un des plus beaux poèmes du monde.

Telle qu'elle est, Rome convient toujours à ceux qui sentent profondément la nostalgie du passé et le besoin de l'éternel. L'incroyable avidité de sensations d'un Stendhal n'y trouva pas moins de satisfaction que l'âme hautaine et désenchantée d'un Chateaubriand. L'égoïsme de l'un comme l'égotisme de l'autre s'y enrichirent des reflets d'une incomparable histoire et d'un décor sublime. Maintenant encore, ceux qui ont le goût de la grandeur dans les arts, en même temps que le sentiment de la vanité des agitations humaines, s'ils aiment la maturité, la perfection des choses, et leur irrémédiable déclin, jouissent ici du seul paradis terrestre qui ne leur soit point fermé. Mais le chrétien y trouve un attrait plus grand. Dans cette ville de tant de souvenirs, parmi les ruines des Césars et les tombeaux des martyrs, quelque chose du moins qui dure. C'est l'Église bâtie par Jésus sur Pierre et qui doit durer jusqu'à la consommation des siècles, image, instrument et garantie de nos espérances éternelles !

La mort n'y excite ni terreur ni passion. Elle est partout présente et elle embellit tout; mais elle est discrète, elle ne fait point de drames comme celle que Barrès a rencontrée à Tolède ou à Venise. Elle ne ressemble pas non plus à la camarde qu'au tombeau d'Alexandre VII, à SaintPierre, le Bernin a représentée en train de soulever un suaire et de brandir un sablier. Elle est le soleil qui se couche derrière le Janicule. Elle est le ciel de l'École d'Athènes, d'un bleu tendre, peuplé de saints, rempli de la Majesté divine. Et lorsqu'elle fait surgir l'humanité au tribunal du Jugement, sur le mur terrible de la Sixtine, elle respecte, même chez les damnés, la beauté de la forme humaine, elle lui conserve cette dignité et cette santé surnaturelles qui sont les divins privilèges de l'art classique.

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