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LA GLOIRE

DE GEORGES CARPENTIER

Si, selon un mot fameux, nous ne sommes pas en France assez fiers de notre Malebranche, il faut convenir que nous le sommes assez de notre Carpentier. Assez, d'ailleurs, ne signifie pas trop. De toutes les valeurs humaines, celle d'un champion peut seule être goûtée universellement il n'existe pas cinquante Anglais ni dix Américains pour comprendre le plaisir que nous prenons à Phèdre; mais l'éloquence du poing est accessible à tout homme venant en ce monde. Surtout le « noble art », comme on dit, dispense à ses fidèles un précieux bien la sécurité dans l'admiration; car le knock-out porte avec lui son évidence et si Georges triomphe de Dempsey, nous serons sûrs de détenir le meilleur cogneur du monde habité. *

Les gens les plus fins admirent le génie de Claudel; d'autres, aussi fins, dénoncent son galimatias; Proust, qui m'enchante, semble illisible à plusieurs de mes amis. Enfin, autant que nous aimions Claudel ou Proust, il nous reste de l'inquiétude : ni l'un ni l'autre ne sont des valeurs tout à fait sûres. Mais ils bénéficient de notre indécision. Si Carpentier succombait sous les coups, de l'Américain, son infériorité serait aussi démontrée que l'est aujourd'hui sa prééminence. La gloire sportive ne souffre pas d'éclipse. Vaincu, Carpentier serait-il encore Carpentier et le prix ne baisserait-il pas de ses casse

roles en aluminium? Au contraire, le vieux Corneille, battu par Racine dans le tournoi de Bérénice, demeure le grand Corneille. Une mauvaise pièce ne peut rien contre une bonne pièce; un combat malheureux peut beaucoup contre les anciennes victoires.

Les adorateurs de Georges nous invitent eux-mêmes à confondre des ordres de grandeur si différents, ainsi qu'en témoigne l'enquête d'un journal du soir touchant l'issue du match Carpentier-Dempsey. Les plus éminents personnages interrogés, tels que MM. Coolus et Maurice Chevalier, proclament qu'ils parient pour Georges, parce qu'il est le plus intelligent: il paraît que le tout n'est pas de cogner dur; il faut que le poing demeure au service de l'esprit ; et s'il est vrai que la face du nègre, de qui j'ai oublié le nom et qui fut champion du monde, ne révélait pas une vie intérieure intense, c'est vrai aussi que Georges montre sur toutes les cartes postales le plus intelligent et le plus grave sourire. A cette insistance des initiés pour affirmer dans la boxe la part essentielle de l'esprit, je trouve une grande signification : jusques en ce dur siècle, les Français continuent de mettre au-dessus de tout l'intelligence, et les fervents du « noble art » professent, comme Descartes et comme Pascal, que la pensée fait la grandeur, de l'homme. Pascal, adolescent mathématicien, tout brûlant de libido sciendi, osait écrire à la reine de Suède que le pouvoir des rois sur leurs sujets n'est qu'une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs. Il appelait des souverains ceux qui sont élevés à un haut degré de connaissance. Bien éloignée d'être choquée, la reine lui répondait : « S'il m'était permis de m'échapper de mes vastes forêts, je volerais vers votre patrie, autant pour vous prier d'instruire une grosse ignorante que pour vous admirer de plus près. Vous êtes le précepteur du genre humain et le flambeau du monde... » Il est plus d'un roi, aujourd'hui, qui passerait volontiers l'Atlantique afin d'admirer dans la victoire

de Georges le triomphe de l'esprit français, selon le pro-cédé que vante une réclame fameuse : « Enfoncez-vous bien cela dans la tête. »

Vainqueur de Dempsey, Georges sera le flambeau du monde moderne ; une foule immense, à son retour, l'étouffera d'embrassements et l'étourdira de ses cris d'amour. Ah! ne soyons pas de ces esprits chagrins qui comparent à la pauvreté de nos poètes et de nos savants, à la misère de nos inventeurs, au dénuement de nos laboratoires, l'opulence, que ce héros conquiert à coups de poing son royaume est de ce monde et ce monde le comble, l'accable de ses dons. Au vrai, Georges a de quoi séduire les plus aigres intellectuels il approche, s'il ne le réalise pas tout à fait, de ce type de l'honnête homme, cher à Pascal et au chevalier de Méré. Il n'est guère en effet de littérateurs et moins encore de philosophes qui ne portent enseigne ni qui ne sentent leur métier; leurs feutres et leurs cheveux dénoncent encore des poètes et les romanciers le sont jusqu'au bout de leurs ongles souvent tachés d'encre; et si beaucoup de jeunes écrivains d'aujourd'hui pratiquent les sports et se livrent, au soleil du matin, à des contorsions suédoises, il en est d'autres de qui l'échine ployée, la poitrine creuse et le petit ventre proclament de quel déni souffre leur corps. Les boxeurs de profession se signalent aux aussi, dès l'abord, par une figure martelée et bosselée. Rien de tel chez Georges qui porte l'habit avec une élégance stricte et dont le visage grec souffre de juste ce qu'il faut d'asymétrie pour rappeller ces Apollons qu'un coup de pioche effleura au moment de leur exhumation. Ses muscles ne roulent pas indiscrètement sous le drap de son habit du soir; et il doit décontenancer les brutes qu'il assomme rien que par sa terrible grâce d'ange exterminateur !... « Il faut qu'on ne puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un

homme on se souvient de son livre, c'est mauvais signe. » Complétons cette pensée de Pascal : c'est également mauvais signe quand, en voyant une figure, on se souvient qu'elle fait profession d'être cognée. Cette exigence de Méré et de Pascal, nous la retrouvons déformée dans le peuple d'aujourd'hui; si au théâtre, au cinéma, sur le ring, il adore le gentleman cambrioleur, le gentleman boxeur, le criminel en smoking, c'est pour le plaisir d'admirer, en ce parfait homme du monde, délices du faubourg Saint-Germain, un être qui ne trahit pas sa spécialité. Qui niera que le charme propre à Georges Carpentier est de n'avoir pas l'air d'un boxeur ou de n'en avoir l'air (me confiait une dame que juste assez pour que nous nous enchantions, à son propos, de ce qu'exprime le vers de Baudelaire :

Dans la brute assoupie, un ange se réveille.

En un de ces billets où surabonde le bon sens, l'oncle Bertrand, dans l'Echo de Paris, se scandalisait de ce que le public, qui idolâtre le champion de boxe, ignore jusqu'au nom du champion d'escrime, « ce sport si français ». Comment le peuple ne mettrait-il le boxeur au-dessus du bretteur? D'abord le peuple toujours comprit mal les rites du duel, ces cérémonies qui, à force de n'être presque jamais funèbres, lui semblent ridicules; il préfère d'instinct un combat où, sans risquer sa vie ni celle de l'adversaire, sans déranger de témoins ni de médecins, sans frais de voiture et enfin sans prêter à rire, on rosse proprement la personne qui vous a marché sur le pied.. Mais il est une raison plus profonde qui assure au champion de boxe la prééminence. L'entraînement, comme l'a conçu notre héros, réalise un équilibre physique, une harmonie qu'on admire rarement chez les maîtres d'armes. Peut-être, à son insu, Georges Carpentier flatte-t-il en nous la nostalgie d'Athènes, telle que nous la recréons en lisant Phédon et le Banquet. Il nous plairait de ne

point douter du goût de Georges pour la métaphysique; nous souhaiterions qu'on l'ait vu au cours de M. Bergson. Les jeunes Athéniens, triomphateurs au stade, quand le front chargé d'une épaisse couronne de violettes, ivres et précédés d'une joueuse de flûte, ils rencontraient Socrate et que cet homme merveilleux commençait de les interroger, le cœur leur battait avec plus de violence qu'aux corybantes. Comme de jeunes Anglais d'aujourd'hui, ils vouaient leurs jours à la perfection du corps; mais ils savaient qu'ils possédaient une âme et que cette âme ne possédait de pire ennemi que ce corps. Recueillons l'enseignement, chrétien déjà, que Platon met dans la bouche de Socrate : « Pendant que nous serons dans cette vie, nous n'approcherons de la vérité qu'autant que nous nous éloignerons du corps, que nous renoncerons à tout commerce avec lui, si ce n'est pour la néces-sité seule; que nous ne lui permettrons pas de nous remplir de sa corruption naturelle, et que nous nous conserverons purs de toutes ses souillures jusqu'à ce que Dieu vienne nous délivrer. » Pour jurer que Georges, nanti de tant de gloire, d'amour et de dollars, est le mortel le plus heureux, il importerait de connaître sa vie intérieure s'il risque tout l'enjeu de son bonheur sur son merveilleux corps, un knock-out de Dempsey suffit à sa ruine. Qu'il faudrait, au soir de ce désastre, que son âme n'eût pas été méconnue ni délaissée et qu'elle pût consoler et soutenir ce corps vaincu! Et c'est peut-être alors, pour tel esprit mal fait, que Georges commencerait de devenir intéressant! Mais, même vainqueur, dix mille maladies le pressent; vieillir, c'est, petit à petit, mourir. Et le mépris de Socrate pour le corps ne nous aide en rien; la vraie doctrine sera celle qui, en conformité avec le réel, nous enseignera à aimer d'autant plus notre corps qu'il souffrira plus. La Prière pour le bon usage des maladies, quel Carpentier, à un moment de son destin, ne gagnerait à la comprendre et à l'aimer? Même quand

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