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où il resta deux ans, qu'il écrivit à madamé Lemonnier ces lettres dont on a le recueil, et qui sont quelquefois tendres avec délicatesse, quelquefois grossièrement libertines. Sorti de Vincennes, il oublia cette Sophie dont la pensée avait paru remplir toute son âme; et madame Lemonnier, restée seule dans l'univers, se donna la mort. Mirabeau revint, mais en tyran, à la jeune épouse qu'il avait délaissée, et dont il avait reçu une dot considérable. Elle détesta ce joug, et voulut le briser par une séparation de corps et de biens. Mirabeau, en plaidant contre elle, fit connaître les étonnantes ressources de ses talens oratoires; mais il succomba sous sa mauvaise réputation. Auteur infatigable, et saisissant toujours l'à-propos du moment, il n'avait encore acquis qu'une gloire incertaine. Son usage était d'acheter, quelquefois même de piller, des ouvrages où il plaçait des pages éloquentes. Il se garda bien d'abandonner une méthode si facile quand l'empire de l'assemblée constituante lui fut décerné; mais il marquait fortement de son empreinte des ouvrages dont il avait emprunté le fond. Par une conversation riche de faits, de pensées et de mouvemens, il tirait des étincelles de génie de ses nom

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1789.

1789. breux secrétaires, et il ne leur fut donné d'avoir du talent qu'avec lui. Sa plus grande force était dans sa colère. Cette passion, par un singulier phénomène, en l'élevant audessus des souvenirs importuns et des tristes témoignages de sa conscience, lui inspirait comme subitement de l'ordre dans ses pensées, un éclat vif et pur dans les images, de l'à-propos, des saillies, enfin des mouvemens généreux. Élevé à cette hauteur, il gouvernait l'assemblée comme il savait se gouverner lui-même. Son instruction politique était variée, nette et profonde. Même en faisant le mal, il ne rompait pas avec l'espoir de faire le bien : c'était un orateur incorrect, brusque, pénible, mais adroit, puissant, redoutable et quelquefois sublime, La vertu en eût fait un orateur accompli.

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La plupart des hommes de finance, des banquiers, des capitalistes, se voyaient avec orgueil placés à la tête du tiers-état, d'un ordre devenu si puissant et qui allait bientôt devenir souverain. Le grand mouvement que l'agiotage avait reçu sous M. Necker et sous M. de Calonne, dirigeait l'esprit de cu pidité vers des choses nouvelles; car l'agiotage vit de toutes ces lois violentes et précaires qui suivent les révolutions. Des avocats,

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vétérans du jansénisme, apprenaient préci 1789. pitamment la science de la politique, conci→ liaient de leur mieux les maximes des solitaires de Port-Royal avec celles de Voltaire, d'Helvétius ou de Diderot, et croyaient déjà savoir tout ce qu'ils exprimaient avec faconde. De nouveaux écrivains avaient paru dans la polémique engagée entre le tiersétat et les deux ordres. Un dogmatisme politique absolu dans tous ses principes, amer dans toutes ses applications, pouvait alors tenir lieu de l'éclat du talent. La plupart de ces écrivains étaient ligués contre l'autorité de Montesquieu, accusaient Voltaire de la plus basse servilité, et n'empruntaient de J.-J. Rousseau que la vague et confuse hypothèse du Contrat Social. Ainsi se formait je ne sais quel savoir pire que l'ignorance. L'imagination s'appauvrissait, la haine entrait dans toutes les âmes, et l'on prétendait user de l'empire d'une raison froide. Les passions s'armaient de métaphysique,, comme deux siècles avant, elles s'étaient armées de théologie.

Tout ce qu'on appelait alors la petite bourgeoisie formait, surtout à Paris, une classe recommandable par un caractère facile, officieux, loyal, et même par de

1789. bonnes mœurs; mais elle était en général crédule, timide, vaine; et, quoique amie de l'ordre, avide à l'excès de tout événement qui lui formait un spectacle nouveau. Il est impossible de se peindre sous quel aspect hideux la multitude s'offrait alors dans la Capitale. La rigueur de l'hiver, la disette qui se faisait sentir, le bruit des bienfaits qui se répandaient à Paris, et par-dessus tout le bruit d'une révolution annoncée, avaient fait affluer dans cette Capitale déjà surchargée d'habitans malheureux, et corrompus par la misère même, une foule de mendians nomades, à demi-nus; race d'hommes effrayans à voir, effrayans à entendre, que deux années voisines de l'anarchie avaient fait horriblement pulluler, et que la révolution a engloutie en avançant leur mort par les encouragemens donnés à tous leurs vices. Une scène de désordre, de délire, et l'une des plus sanglantes de la révolution, préSaint-Antoine, céda de deux jours l'ouverture des états(28 avril.) généraux.

Pillage de la manufacture de Réveillon au faubourg

Il se répandit dans le peuple que Réveillon, riche et industrieux propriétaire d'une manufacture de papiers peints dans le faubourg Saint-Antoine, avait tenu quelques propos durs sur le compte des ouvriers,

qu'il avait parlé de réduire leur paye à quinze 1789 sous, et avait ajouté que le froment était trop bon poureux, et qu'ils pouvaient se contenter de pommes de terre. L'émeute ne fut point excitée par des ouvriers de Réveillon; il en était aimé, et venait de les nourrir pendant les rigueurs de l'hiver, à une époque où les travaux de sa manufacture étaient fort ralentis. Six mille bandits s'attroupèrent sur la place Royale, brûlèrent un mannequin qu'ils appelaient Réveillon, lurent un arrêt du tiers-état qui le condamnait à être pendu, et, se recrutant de factieux ou d'imbécilles, se portèrent sur son établissement. Instruit de son péril, il était allé réclamer du secours; mais vingt ou trente soldats, chargés de défendre sa maison, n'osaient mettre un obstacle aux excès de ces furieux, et en devinrent les spectateurs. Tout fut mis au pillage, tout fut brisé; chacun attendait avec épouvante, mais dans l'inaction, les nouveaux attentats où se porterait cette foule gorgée de vin et de liqueurs, et qui poussait d'effroyables cris. Enfin un nombreux détachement de gardes-françaises et suisses vint les investir dans la maison dont ils s'étaient emparés; ils refusent d'en sortir, se placent aux fenêtres, montent sur les toits, font

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