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peu de mois. Cela se faisait pendant des haltes solennelles où l'on déclamait contre les vingtdeux. J'ai entendu, j'ai vu cela de mes yeux; j'ai entendu Marat, se disant visiter les postes de la garde nationale, et suivi d'une troupe de déguenillés qu'il appelait le peuple; je l'ai entendu se retournant leur dire très-haut: Peuple! s..... ces b...... là ne peuvent pas te sauver; il te faut un roi................. C'est avec cette audace qu'il avait écrit en ses feuilles incendiaires : Il faut cent vingt mille tétes..... Peuple malheureux, pille les boutiques.... L'épouse de Roland a reçu hier Lanjuinais dans son boudoir et l'a caressé par de petits soufflets..... Notez que je n'ai vu madame Roland dans aucune occasion; j'étais absent de la séance quand elle comparut à la barre de la Convention, et je ne lui ai jamais fait de visite.

Le 30 mai, j'allai à l'Évêché assister, dans le parterre, aux séances du comité insurrecteur de la commune ; j'entendis arrêter les dernières mesures, et notamment le son du tocsin pour le 31 mai, à l'heure de minuit prochaine; j'annonçai de suite ces projets, comme témoin, à la séance du soir de la Convention, ledit jour 30 mai; les conjurés, entre autres Chabot, Legendre, etc., me traitèrent de peureux, de rêveur de rêveur, de calomniateur, et firent passer à l'ordre du jour.

Cependant le 51 mai le tocsin est sonné, ensuite la générale bat, le canon d'alarme est tiré; cela recommence trois jours de suite. Les courriers de la

poste et les administrateurs sont arrêtés par ordre du comité insurrecteur qui ose violer le secret des lettres; les barrières de Paris sont fermées; ce même jour 31 mai, la Convention s'assemble à six heures du matin; on cherche à la rassurer, cela est connu. Elle résiste deux jours de suite, et une grande partie du troisième, aux cris, aux pétitions, aux scènes violentes des insurrecteurs, et au spectacle de cent un mille hommes de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie qui entourent les Tuileries, lieu des séances; on voyait en armes avec eux les fameux Marseillais, les soi-disant défenseurs de la république et tous les gardes nationaux trompés la plupart, ou marchant avec répugnance, et en vue de maintenir l'ordre; tous étaient commandés par le trop fameux Henriot.

Le 1er et le 2 juin (1) les scènes d'anarchie, les rassemblemens, les menaces, et les pétitions séditieuses continuent; le 2 juin la Convention rend son second décret en notre faveur, dont le sens est que les députés qu'on veut proscrire sont innocens. Ce jour je parlai deux fois contre les arrestations arbitraires dénoncées par des pétitions. A la seconde fois, Legendre, boucher, faisant avec effort le geste du merlin, me menaça et cria: Descends ou je vais t'assommer. Son geste m'inspira; je le fis taire et s'asseoir en lui disant à

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(1) J'ai vu, le 2 juin, distribuer publiquement des assignats à l'élite des cent un mille hommes.

regret: Fais décréter que je suis boeuf et tu m'assommeras. Revenu bientôt de son trouble extrême, il vient m'assaillir à la tribune avec Chabot, Turreau, Drouet, Robespierre jeune, et d'autres armés de pistolets; il m'applique le sien immédiatement sur la gorge, pour me forcer à descendre ; d'autres viennent à mon secours armés aussi de pistolets: parmi ces derniers étaient Biroteau, Deférmon, Leclerc de Loir-et-Cher, Lidon, Pénières, Pilastre, etc. Ces derniers me protègent et les autres me saisissent, me poussent, m'injurient et me menacent; je demeure impassiblement cramponné à la tribune; enfin le tumulte s'apaise, tous se retirent, et je recommence à tonner contre l'affreuse théorie des suspects.

son

Dans une fameuse procession du soir en dehors de la salle, il fut constaté que la commune général Henriot et son comité d'étrangers étaient en révolte contre la Convention, et que ceux qui commandaient les troupes la tenaient précisément bloquée, bravaient ses ordres et la menaçaient en face. Alors nombre de députés perdirent courage, surtout quand ils virent des étrangers entrer dans notre salle, quand ils entendirent Couthon proférer cette impudente ironie: Maintenant que vous étes rassurés sur votre liberté, je demande qu'on fasse justice au peuple, qu'on arréte les députés conspirateurs; quand ils virent des insurgés, non députés, siéger dans nos rangs et voter avec le parti factieux, jusqu'alors en minorité habituelle. Presque

tous ceux qu'on appelait girondins avaient jugé à propos de s'absenter. Seul je luttais contre la tempête. A la fin de la séance, Barbaroux et deux ou trois autres ayant paru et parlé, on injuria Barbaroux : c'était le prêtre capucin Chabot qui proférait les paroles outrageuses; je le repris exactement dans ces termes : Je dis au prétre Chabot, on a vu, dans l'antiquité, orner les victimes de fleurs et de bandelettes; mais le prêtre qui les immolait ne les insultait pas..... et je continuai mon discours; je persistais à refuser ma démission, parce que j'étais innocent et que la Convention venait de le décréter itérativement; parce qu'elle n'était pas libre; parce qu'au contraire elle était assiégée et menacée par des troupes d'anarchistes. La Montagne parut hésiter à me mettre en arrestation; quelques-uns lui faisaient honte de son projet à mon égard, et Chabot dit assez haut, répondant à Legendre Pourquoi Lanjuinais est-il dans la liste? f....., c'est un bon b..... Tel était l'indigne langage des factieux. Alors deux montagnards égarés et que je pourrais nommer, luttèrent contre ceux qui me défendaient, en criant, en hurlant: Lanjuinais catholique..... catholique..... catholique.... Le président, qui favorisait le complot, voyant l'assemblée très-faible et mêlée d'étrangers à la chambre, mit de suite aux voix mon arrestation. Les conjurés députés votèrent avec les étrangers; les autres restèrent assis en grand nombre aux deux épreuves; quelques-uns protestèrent

302 LE 31 MAI 1793. FRAG. DE M. LE cte LANJUINAIS. contre le défaut de liberté, et la Convention fut non pas dissoute, comme on l'avait projeté à Londres, mais elle fut mutilée de vingt-deux membres, et successivement de cent trente-trois. A cette soirée du 2 juin commença le cours libre des horreurs législatives, administratives et judiciaires qui signalèrent la fatale période de 1793, terminée seulement en 1795, et pendant laquelle les armées, toujours fidèles à la patrie, souvent sans paie, sans vêtemens et sans subsistances, triomphèrent de l'Europe conjurée.

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