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Tout le monde paraît admettre que le juge incompétent ratione personæ, dont la compétence a été prorogée par les parties, reste juge en acceptant cette prorogation et statue sur le litige en qualité de juge. (V. plus haut, p. 804.) En matière de compétence générale, ce n'est plus tout à fait la même chose. Dans l'une des hypothèses les plus connues où la compétence générale des tribunaux français se trouve prorogée, dans l'hypothèse où deux étrangers consentent à plaider devant un tribunal français généralement incompétent à leur égard,

le caractère de la prorogation de juridiction n'est plus aussi net. On répète souvent et même on a écrit ' qu'elle se ramène alors à une sorte de compromis. S'il fallait prendre cette expression à la lettre, le juge français statuerait donc en pareil cas, non plus en qualité de juge, mais en qualité d'arbitre. Ce serait une différence profonde entre les deux systèmes de prorogation de juridiction; personne ne conteste que le premier laisse au juge incompétent sa qualité de juge : le second, dans cette doctrine, transformerait, au contraire, le juge en arbitre volontaire.

L'intérêt pratique de ce changement d'étiquette serait juridiquement très considérable. On sait combien les pouvoirs de l'arbitre diffèrent quant à leur étendue, sinon quant à leur nature, de ceux d'un véritable juge. Notamment, l'arbitre ne peut connaître ni des demandes additionnelles ou reconventionnelles, ni des demandes en intervention ou en garantie 2 La prorogation légale de juridiction est faite pour le juge, elle n'est pas faite pour l'arbitre 3. Ceci posé, il ne paraît pas douteux que le juge incompétent ratione persona, dont la juridic

1. Rocco, Comptes rendus de l'Académie des sciences morales, I, 473. Féraud-Giraud, Rapport à la Cour de cassation, 5 mars 1879, dans Lachau, Compétence des tribunaux français, p. 121. Cpr. Weiss, p. 788; Boisseau, Compétence des tribunaux français entre étrangers, 1890, n° 122.

2. V. Garsonnet, 2o éd., VIII, n. 3061. Il ne faut pas oublier que l'auteur admet en principe l'assimilation de l'arbitre au juge, même quant à l'étendue de leurs pouvoirs. Malgré cela, il n'a pu arriver à l'assimilation complète. - Voy. d'autres différences entre le juge et l'arbitre, dans le même ordre d'idées, dans le Répert. de Fuzier-Herman, y Arbitre, no 551 à 556, 573, 621 à 623; et Dalloz, Rép. Suppl., vo arbitre, n° 91; et Table Sirey, I, v Arbitre, no 227.

3. C'est là du moins une formule sommaire, dont il ne faudrait pas trop presser le sens. A certains égards, on applique à l'arbitre maxime le juge de l'action est juge de l'exception.

a

tion est volontairement prorogée par les parties, reste véritablement un juge, qu'il statue en cette qualité, qu'il bénéficierait par conséquent au besoin du système de prorogation légale de juridiction qui est fait pour le juge ordinaire, je veux dire pour le juge compétent ratione persona. Si l'on admet que le juge généralement incompétent, dont la juridiction est volontairement prorogée par les parties, reste, lui aussi, vėritablement un juge, et qu'il statue en cette qualité, il s'ensuit qu'il pourra, lui aussi, bénéficier, le cas échéant, du système de prorogation légale de juridiction qui est fait pour le juge ordinaire, je veux dire pour le juge généralement compétent 2. Si au contraire on pense que la prorogation volontaire de juridiction en matière de compétence générale se ramène « à une sorte de compromis », si on entend cette expression à la lettre, comme toute expression juridique doit s'entendre, la conséquence est forcée : on appliquera au juge généralement incompétent dont la juridiction a été prorogée, notamment en ce qui concerne l'étendue de ses pouvoirs et la possibilité de leur extension à de nouveaux éléments du litige, les règles qu'on applique à l'arbitre.

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Ceci posé, que penserons-nous d'une pareille différence entre les deux systèmes de prorogation volontaire de juridiction, celui qui fonctionne en matière de compétence spéciale ratione personæ, et celui qui fonctionne en matière de compétence générale? Cette différence est-elle fondée en raison ou justifiée en fait? Quant à moi, elle me paraît tout à fait irrationnelle et divinatoire, et je vais essayer de le montrer. On remarquera d'abord qu'on ne s'est jamais servi de cette conception juridique du compromis pour justifier et traduire la prorogation volontaire de juridiction en matière de compétence générale, que dans la seule hypothèse d'un litige entre étrangers devant un tribunal français. Il n'a jamais été question, tout au moins à ma connaissance, de l'appliquer aux autres hypothèses dans lesquelles un tribunal français se trouve généralement incompétent. Ces autres hypothèses ne sont pas nombreuses, je le reconnais, mais il y en a au moins

1. Voy., en ce sens, Répertoire de Fuzier-Herman, v Prorogation de juridiction, no 71 et я.

2. Système de prorogation légale assez différent, comme on l'a vu plus haut, de celui qu'on applique en matière de compétence spéciale ratione

persona.

une et peut-être deux. Il y en a au moins une, celle où une action réelle concernant un immeuble situé à l'étranger serait portée devant un tribunal français l'incompétence ne fait alors doute pour personne. Il y en a peut-être une autre, celle où un Français poursuivrait en France un Français domicilié à l'étranger pour d'éminents jurisconsultes, c'est là un cas d'incompétence, et il ne peut naturellement s'agir ici que d'incompétence générale 2. Or, il est bien évident que, dans l'un et l'autre cas, la prorogation volontaire de juridiction est possible rien absolument ne paraît s'y opposer. Dans ces conditions, je constate simplement qu'on n'a jamais songé à étendre à cette double hypothèse de prorogation volontaire la conception juridique du compromis qu'on a imaginée pour justifier la « compétence facultative » des tribunaux français dans les litiges entre étrangers.

Ce n'est pas tout la notion de prorogation volontaire se rencontre ailleurs encore dans notre système français de compétence générale directe. Le privilège de juridiction consacré par l'art. 14 Code civil au profit du demandeur français n'est pas autre chose qu'une règle de compétence générale du droit français. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à la définition de la compétence générale que j'ai donnée au début de ce travail. Mais alors, la renonciation du Français au bénéfice de l'art. 14 n'est elle-même pas autre chose, au regard de la France, que la première condition d'une prorogation de juridiction au profit des tribunaux étrangers. Ceci posé, la prorogation de juridiction ou le commencement de prorogation de juridiction que nous rencontrons ici peut-il se ramener par l'analyse à une sorte de compromis consenti par le demandeur français, compromis où le juge étranger viendrait jouer le rôle d'arbitre? Il est évident que non : cette prorogation ou ce commencement de prorogation reste ce que la nature des choses veut qu'il soit, l'acte constitutif ou l'élément initial d'une attribution de juridiction proprement dite au juge étranger. Personne aujourd'hui ne pourrait soutenir sérieusement le contraire, et je n'en veux pour preuve que les arrêts nombreux aux termes desquels la renonciation du

1. La solution est classique.

2. En ce qui me concerne, je ne partage pas cette manière de voir. Voy. ma note sous l'arrêt de la Cour de Bourges, du 19 janvier 1899, Dalloz, 1901.2.57.

Français au bénéfice de l'art. 14 reste pleinement valable et produit tous ses effets, même lorsqu'elle intervient dans des conditions dans lesquelles elle serait nulle comme clause compromissoire, si elle devait s'interpréter en principe comme l'acte constitutif ou l'élément initial d'un compromis.

Ainsi, voilà deux hypothèses au moins, celle où il s'agit de l'incompétence générale des tribunaux français en matière d'actions réelles concernant un immeuble situé à l'étranger, celle où il s'agit de la renonciation du demandeur français au privilège de juridiction de l'art. 14, auxquelles il faut peutêtre en ajouter une troisième, celle où il s'agit de l'incompétence générale des tribunaux français dans un litige entre Français, le défendeur étant domicilié à l'étranger. Il est hors de doute que ces trois hypothèses d'incompétence générale comportent la possibilité d'une prorogation de juridiction, soit au profit des tribunaux français dans la première et la troisième, soit au profit des tribunaux étrangers dans la seconde.

Or, personne n'a jamais songé dans la première et la troisième à interpréter la prorogation comme une sorte de compromis, et, si on a essayé de le faire dans la seconde, on n'y a certainement pas réussi1. Dans les trois hypothèses, la prorogation de juridiction reste pour tout le monde une attribution de juridiction proprement dite: elle n'a rien de commun avec la notion de compromis. Toute trace d'alliage a disparu.

Pourquoi donc en serait-il autrement dans l'hypothèse où la prorogation de juridiction intervient pour écarter l'incompétence générale des tribunaux français dans un litige entre étrangers? La prorogation de juridiction doit rester, semble-t-il, identique à elle-même dans tous les cas : elle n'a pas, dans le même domaine et sur le même terrain, qui est celui de la compétence générale, deux natures différentes, tantôt celle du compromis, tantôt celle de l'attribution de juridiction. Dans tous les cas, l'identité de l'expression comme la parité des conditions et du but fait l'unité de la théorie.

Il faut donc opter entre les deux conceptions et les deux

1. Précisément par cette distinction de l'attribution de juridiction et de la clause compromissoire, à laquelle je viens de faire allusion au texte, en rappelant l'un des traits essentiels de l'interprétation de l'art. 14.

analyses, et le choix ne saurait être douteux. L'idée que la prorogation se ramène, en thèse générale, à un compromis, doit être complètement rejetée. On ne conteste pas que les deux institutions se ressemblent et se touchent. Elles se rattachent l'une et l'autre à une théorie supérieure et dépendent d'un principe commun, qu'on peut formuler ainsi : le pouvoir juridictionnel ne s'exerce pas, tout au moins chez nous, sans que la volonté des plaideurs puisse influer sur lui, sur son étendue et sur son exercice même. Le compromis et la prorogation de juridiction sont deux expressions différentes de cette idée et deux applications de ce principe: c'est à ce titre qu'ils sont voisins ou parents, et qu'on cède parfois à la tentation de les expliquer l'un par l'autre. Mais si la théorie générale des rapports du pouvoir juridictionnel et de la volonté des plaideurs était faite, la confusion ne serait pas possible. Pour l'éviter, il suffirait d'observer qu'à côté de ces deux institutions, d'autres encore dépendent du même principe et tendent au même but, le jugement d'expédient, par exemple, ou bien encore le droit pour chacune des parties de s'en rapporter à justice ou le droit d'accepter expressément la décision de première instance par le désistement régulier d'un appel déjà formé : on ne cherchera point ici à donner une énumération complète ; l'indication la plus sommaire suffit pour conclure que, dans cette abondante famille d'institutions semblables, toutes inspirées par la même idée générale ou modelées à son image, le compromis et la prorogation de juridiction représentent les types extrêmes et les variétés irréductibles, le compromis se ramenant essentiellement à la constitution de toutes pièces d'un pouvoir juridictionnel original', la prorogation se réduisant au contraire à l'extension d'un pouvoir juridictionnel déjà établi. Mais, si cela est exact, comment serait-il possible d'hésiter entre les deux types, le compromis et la prorogation, pour caractériser l'attribution, par les plaideurs, à une juridiction régulière, d'une compétence générale qu'aucun Etat ne saurait posséder exclusivement 2.

La démonstration me paraît complète et le cercle fermé. Il

1. Etranger à la hiérarchie, qui est justement l'un des traits nécessaires du pouvoir juridictionnel.

2. A cause du principe de la multiplicité des juridictions généralement compétentes que j'ai indiqué plus haut.

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