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est impossible d'expliquer invariablement l'extension volontaire de la compétence générale par l'idée de compromis. Si, dans l'hypothèse la plus ordinaire, cette idée paraît acceptable ou séduisante, on est invinciblement ramené, dans toutes les autres, à l'idée très différente d'une prorogation de juridiction proprement dite. Or, il est clair que l'extension volontaire de la compétence générale des tribunaux d'un Etat se comprend et se traduit de même, quelles que soient les applications qu'on en fasse. Elle ne saurait constituer, tantot un compromis, tantôt une prorogation compromis ou prorogation, il faut opter, et c'est manifestement en faveur de la prorogation qu'il faut opter.

J'aimerais à joindre à cette démonstration par le raisonnement des constatations de fait qui marqueraient l'esprit de notre jurisprudence française. Mais ce travail n'a pas pour objet immédiat la constitution ou l'analyse de la théorie de la compétence générale directe je ne m'occupe ici de cette théorie que dans la mesure où elle m'est nécessaire pour construire, à l'occasion des effets internationaux des jugements, la théorie de la compétence générale indirecte. Une étude achevée des innombrables détails de la théorie de la compétence générale directe serait hors de proportion avec le besoin que j'ai de cette théorie même, et, dans ces conditions, je ne puis insister.

A tout le moins, cependant, je noterai qu'en ce qui concerne l'hypothèse d'un litige entre étrangers, qui est la seule hypothèse où la réduction de la prorogation de la compétence générale des tribunaux français à une sorte de compromis ait été proposée ou soutenue, la jurisprudence, dans un cas bien connu, tend manifestement aujourd'hui à conserver la notion d'une prorogation de juridiction proprement dite. Je fais allusion aux questions d'état entre étrangers non domiciliés en France dans le système général de l'incompétence entre étrangers, la justice française est évidemment incompétente, quand des questions de ce genre font l'objet immédiat et principal du litige. La jurisprudence a refusé, pendant fort longtemps, d'admettre, dans ces matières, la prorogation de juridiction. Elle excluait alors, à peu près absolument, l'application de la compétence facultative, dans cet ordre d'idées. Aujourd'hui, des arrêts de plus en plus nombreux sanctionnent la solution contraire. La compétence

est facultative et la prorogation de juridiction possible, même dans les litiges dont l'objet principal et direct est l'état d'un étranger. Comme il est clair que des litiges de ce genre ne sauraient faire l'objet d'un compromis, c'est donc que l'extension de la compétence générale des tribunaux français, que la jurisprudence contemporaine sanctionne, constitue véritablement une prorogation de juridiction et non pas un compromis.

Cette indication sommaire me paraît suffire à caractériser l'esprit de la jurisprudence française quant à la nature juridique de l'extension de la compétence générale des tribunaux français par la volonté des parties. Pas plus en théorie qu'en fait, l'explication de cette extension par la notion du compromis n'est sérieusement défendable. C'est bien à une prorogation de juridiction que cette extension de la compétence générale se ramène : c'est bien une prorogation de juridiction qu'elle constitue. Tout le reste est cliché littéraire ou formule de praticien.

Même on peut se demander, après la démonstration que j'ai fournie, comment ce rapprochement singulier de l'extension de la compétence générale et du compromis a pu se produire, et cette doctrine obtenir le moindre crédit. Quelles que soient ses applications ou ses manifestations, la prorogation de juridiction reste en elle-même, semble-t-il, une notion simple, indécomposable et irréductible. Essayer de la ramener à la notion plus élémentaire et moins technique du compromis est une tâche aussi vaine qu'inutile. Aussi, ne l'a-t-on jamais tenté en matière de compétence spéciale ratione personæ pourquoi l'a-t-on fait en matière de compétence générale? On pensera, sans doute, qu'il y en a une raison qu'il faut chercher. Ce sera le complément naturel, et même nécessaire, de ma démonstration.

Tout le monde sait que les arrêts qui ont sanctionné le système de la compétence facultative et les auteurs qui en ont établi la formule ont eu soin de réserver expressément la faculté pour le juge, dont les parties veulent étendre la compétence générale, de se refuser lui-même à cette extension, bref, le droit du juge au maintien de son incompétence. On sait aussi qu'en fait le juge français a copieusemént usé de son droit depuis un siècle, si bien qu'on a pu cataloguer et classer les raisons qui le décident, le plus ordinairement, soit à

l'acceptation, soit au rejet du vœu des parties. On sait enfin que, même dans les hypothèses dans lesquelles il l'accepte, on s'accorde à réserver théoriquement son droit de ne point l'accepter.

En matière de compétence spéciale ratione personæ, les choses ne sont pas aussi claires. Il paraît bien démontré aujourd'hui qu'en dehors de deux hypothèses particulières, celle où il s'agit d'une prorogation de la juridiction du juge de paix, celle où il s'agit de la prorogation de juridiction qui résulte d'une élection de domicile, le juge incompétent ratione personæ conserve le droit absolu de se refuser à la prorogation'. Bref, ses pouvoirs, en présence d'une prorogation de juridiction qui lui est offerte, sont les mêmes que ceux d'un juge généralement incompétent. Seulement, si c'est là le droit, ce n'est pas le fait : le plus souvent, le juge incompétent ratione personæ accepte la prorogation: ni lui ni personne ne songe à réserver son droit au refus, et aucune tradition n'a pu s'établir quant à la nature et à la classification des motifs qui peuvent le décider à ce point de vue dans un sens ou dans l'autre, pour la bonne raison qu'il se décide toujours dans le même sens, dans le sens de l'acceptation. Bref, si ses pouvoirs sont les mêmes que ceux d'un juge généralement incompétent, il ne les exerce pas de même : pour le juge généralement incompétent, le fait confirme le droit; pour le juge incompétent ratione personæ, le fait masque et paraît démentir le droit.

Il n'en a pas fallu davantage pour opposer l'une à l'autre les deux formes de prorogation: celle qui fonctionne en matière de compétence générale présentait un trait caractéristique que l'autre ne présentait certainement pas en fait, et qu'on lui contestait même en droit. Ce trait caractéristique rapprochait la première du système de l'arbitrage autant qu'il en éloignait la seconde. La scission des deux formes de prorogation se faisait d'elle-même : il suffisait de la traduire par une formule un peu vive, pour rejeter la première dans le voisinage et presque dans le domaine du compromis.

Voilà, je crois, la vraie cause de la doctrine erronée que j'ai combattue. Cette doctrine ne s'est encore manifestée que

1. V. la démonstration dans le Traité de procédure de Garsonnet, sous l'art. 59 Cod. proc. civ.

par l'emploi de la terminologie qui l'exprime : il ne semble pas que l'occasion se soit encore présentée en pratique de statuer sur ses conséquences directes. J'ai tenu cependant à insister sur elle, à cause de l'intérêt qu'il y a, pour l'ensemble de la théorie de la compétence générale, et plus particulièrement pour l'application de cette théorie au régime des effets internationaux des jugements, à fixer les idées en matière de prorogation de juridiction.

:

V.- Entre les deux applications de la prorogation volontaire et les deux systèmes qui la traduisent, je n'ai relevé jusqu'à présent qu'une seule différence, et on se rappelle en quoi elle consiste la possibilité de la prorogation ne s'explique pas de la même façon dans les deux hypothèses. En matière de compétence spéciale ratione personæ, elle s'explique par le caractère du domicile, qui est le principe même de cette sorte de compétence. En matière de compétence générale, elle s'explique par la donnée toute différente de la pluralité des juridictions généralement compétentes '.

C'est là, incontestablement, une différence considérable entre les deux systèmes. On peut, je crois, en indiquer deux

autres.

:

Voici la première. La prorogation volontaire, sous quelque forme qu'elle se présente, se décompose évidemment en deux actes elle implique, d'une part, une renonciation à la juridiction du tribunal compétent; d'autre part, une attribution de juridiction à un tribunal incompétent. Lorsqu'il s'agit de la compétence spéciale ratione personæ, ces deux éléments de la prorogation sont liés l'un à l'autre et conditionnés l'un par l'autre. Aucun d'eux ne saurait produire isolément ses effets chacun d'eux n'est valable que si l'autre l'est égaleJe n'affirmerais pas qu'il en soit de même pour la compétence générale. On se rappelle que j'ai eu soin, en établis– sant, en ce qui la concerne, le principe de la possibilité de la prorogation volontaire, de faire observer que les formes sous lesquelles se présente cette prorogation dans un Etat donné, la France par exemple, ne sont pas toujours les mêmes. Tantôt elle se présente sous la forme d'une renonciation à la compétence générale des tribunaux de cet Etat, qui en étaient, par hypothèse, investis 2, tantôt elle se présente sous la

ment.

1. Voir, sur ce principe, supra, p. 63.

2. C'est le cas lorsqu'il s'agit d'un litige entre Français et étrangers, d'un litige entre Français, de certains litiges entre étrangers.

forme d'une attribution de la compétence générale aux tribunaux de cet Etat, qui en étaient, par hypothèse, dépourvus'. J'ai eu soin de réserver absolument, dans le premier cas, les conséquences de la renonciation; dans le second, celles de l'attribution. Ce sont ces conséquences que nous avons maintenant à prévoir. Il est bien certain que l'analyse logique de la prorogation volontaire ne change pas, qu'il s'agisse de compétence générale ou qu'il s'agisse de compétence spéciale ratione personæ. Il est bien certain qu'on y retrouve, en matière de compétence générale, comme en matière de compétence spéciale ratione personæ, un élément positif d'attribution de la compétence au juge incompétent, et un élément négatif de renonciation à la compétence du juge compétent. Mais, tandis qu'en matière de compétence spéciale ratione personæ, ces deux éléments dépendent, par hypothèse, de la même loi de procédure, que chacun d'eux est réglementé par elle en vue de l'autre qu'elle régit également, au contraire, en matière de compétence générale, chacun de ces éléments se trouve soumis, quant à sa validité et quant à ses effets, à une loi différente de celle qui régit l'autre. La renonciation à la compétence générale des tribunaux qui en sont investis dépend de la loi de l'Etat auquel ces tribunaux appartiennent. L'attribution de la compétence générale aux tribunaux qui ne la possèdent point dépend de la loi de l'État que ces tribunaux représentent. Or, il se peut que la loi qui régit la renonciation considère cette renonciation comme nulle, ce qui aboutit au maintien de la compétence générale des tribunaux auxquels les parties entendaient l'enlever, - tandis que la loi qui régit l'attribution de compétence considère à son tour cette attribution comme possible, malgré la nullité de la renonciation, ce qui aboutit à créer une compétence générale nouvelle à côté de la première. Il se peut, en sens inverse, que la loi qui régit la renonciation considère cette renonciation comme valable, ce qui aboutit à la suppression de la compétence générale ancienne, tandis que la loi qui régit l'attribution de compétence considère à son tour cette attribution comme impossible, malgré la validité de la renonciation, ce qui aboutit, théoriquement au moins, à la suppression de toute compétence générale absolument quelconque.

1. C'est le cas du système de la compétence facultative pour la plupart des litiges entre étrangers.

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