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leur place Vive Saint-Domingue »! Ce n'étaitil pas celui de l'indépendance?

Enfin, arriva ce moment si désiré, pour ceux qui avaient besoin des troubles pour leur existence et pour leur ressentiment. Le 22 août, on dénonce une conspiration qui se forme contre la ville du Cap; la date est ici précieuse on venait d'apprendre la fuite du roi. Etait-ce le hasard qui avait favorisé ce rapprochement si favorable aux factieux, de cette fuite si propice, de cette révolte si opportune; ou plutôt la nouvelle de la fuite n accéléra-t-elle pas la révolte? La suite éclaircira cet horrible mystère.

Le 23, on apprend la révolte de quelques ateliers de nègres. Ceux qui connaissent les îles s'imaginent qu'on va, suivant l'usage, attaquer le foyer de l'incendie, envoyer des troupes à ces ateliers, pour éteindre la révolte. Mais, avec cette précaution, la révolte aurait fini trop tôt, et on n'aurait pas envoyé, le 25, des députés à la Jamaïque et aux Etats-Unis, pour demander des

secours.

On va m'arrêter à ce soupçon; et je demande à ceux qui le contesteraient pourquoi ne marchait-on pas directement aux ateliers menacés? Pourquoi le général s'amuse-t-il à faire camper un gros détachement dans une baie d'où il est obligé de le rappeler après deux jours d'une inutilite complète? Pourquoi ne divisait-il pas ce gros détachement, qui infailliblement aurait empêché la réunion de ces ateliers? Pourquoi s'amusait-il au Cap à former des régiments en l'air, à faire des règlements pour eux, au lieu d'aller se battre avec ceux qu'il avait?

Ici, Messieurs, un souvenir frappant me saisit malgré moi. Le prévôt de Paris, Flesselles, combinait aussi froídement pour nos gardes nationales, quand il s'agissait de prendre la Bastille à la tête des citoyens, quand on lui demandait à grands cris, des balles et de la poudre...

Pourquoi, au lieu d'aller droit aux rebelles, ce brave général s'occupe-t-il à se barricader, à se retrancher dans une ville déjà fortifiée, et qui n'avait rien à craindre d'ennemis indisciplinés, sans armes, sans munitions, sans connaissance de la tactique des sièges? N'était-ce pas donner le temps et le moyen aux rebelles de grossir leur troupe, et de ravager toutes les habitations de la plaine?

On craignait, dit ce général, les noirs qui étaient dans la ville au nombre de 10,000. Mais diminuait-on le danger du complot en se laissant resserrer, enfermer par les nègres du dehors? N'aurait-on pas plutôt mis fin à toutes les inquiétudes, en allant combattre les rebelles en rase campagne? Auraient-ils pu tenir devant une troupe disciplinée, bien armée? Ils étaient dans l'origine, de l'aveu même du général, à peine au nombre de 1,000; et certainement ce nombre était exagéré et inconnu alors; et le Cap renfermait trois fois au delà de troupes de ligne, patriotiques, de citoyens en état de porter les armes.

Oui, Messieurs, tout est inconcevable dans cette affaire. Doit-on l'attribuer à la lâcheté, à l'ignorance du local, ou à la trahison? On ne sait : mais il est évident que celui qui a donné le conseil d'attendre l'ennemi dans le Cap au lieu d'aller le chercher dans la plaine, ou sur les ateliers, est le principal auteur de l'horrible catastrophe qui a dévasté Saint-Domingue.

M. de Blanchelande n'a pu se dissimuler luimême que c'était le seul moyen de terminer promptement. J'avais, dit-il, dans sa lettre du 2 septembre, proposé à l'assemblée générale de

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se mettre en plaine avec le régiment du Cap, etc.; mais la crainte que l'on avait du Cap a mis obstacle au désir que j'avais de tenir la campagne, seul moyen de réduire les révoltés », qui continuent à saccager la plaine, « parce qu'ils n'y trouvent aucun empêchement ».

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Mais, puisque ce général était pénétré de cette vérité, pourquoi n'exécutait-il pas son projet ? Pourquoi cédait-il à de vaines terreurs? Devaitil donc se mettre sous la tutelle de l'assemblée générale? Etait-il dans des lisières? N'était-il pas de son devoir de prendre et d'ordonner des mesures militaires, et non pas de se laisser subjuguer par des hommes qui avaient usurpé tous les pouvoirs? Car, pourquoi encore leur obéissaitil jusque dans les nominations d'officiers? Pourquoi, d'après leurs ordres, donnait-il un commandement à un homme qui, jusqu'au sein de Paris, a eu l'audace de manifester sa haine pour la Révolution, au sieur de Rouvrai? Pourquoi, d'après leurs ordres, supprimait-il une proclamation aux noirs, qui peut-être les eût fait rentrer dans leur devoir? Oui, Messieurs, cette mollesse est impardonnable.

Eh! peut-on douter de la facilité avec laquelle M. de Blanchelande eût dissipé cette révolte, s'il avait voulu seulement se confier à ces hommes de couleur, à la bravoure, au zèle infatigable desquels il rend lui-même justice, de ces hommes accoutumés à combattre les noirs? En peut-on douter, en voyant la facilité avec laquelle M. de Blanchelande a dissipé ces milliers prétendus de nègres, quand enfin il a osé envisager de près ce qu'il appelle leurs camps, et les aborder sérieusement? Un combat d'une heure a détruit l'un; quelques volées de canon ont fait disparaitre les autres; et ces victoires, qui ont coùté si peu de peine et de sang, ont eu lieu lorsque les révoltés montaient à plus de 100,000, suivant les députés de Saint-Domingue; à plus de 50,000, suivant la lettre si propice aux agioteurs de sucre, de ce chevalier Edward dont la relation n'a pas encore trouvé un apologiste, et doit toujours exciter les plus violents soupçons. (Applaudissements.)

Je le demande encore au lieu de marcher à l'ennemi, pourquoi le général s'amusait-il, avec l'assemblée coloniale, à écrire des dépêches et aux Espagnols, et aux Anglais, et aux EtatsUnis? Il avait, dira-t-on, besoin de secours. Mais le 24, jour de la dépêche, il n'avait pas encore tâté l'ennemi. Mais le 24, il n'avait encore connaissance ni de son nombre, ni de l'étendue du danger; il savait seulement que quelques habitations étaient brûlées. Eh quoi! pour repousser quelques centaines de brigands, n'était-il pas extravagant de se fier plutôt à des dépêches incertaines et lointaines qu'à des armes qu'il avait sous ses mains? N'était-il pas extravagant, pour éteindre un incendie, d'envoyer chercher des pompes à Philadelphie, c'est-à-dire à 7 ou 800 lieues? Je ne parle pas de la partie espagnole il y avait quelque fondement, quoiqu'il fut toujours prématuré de demander des secours lorsqu'on connaissait à peine le danger.

Cet envoi à Philadelphie cache une ruse, mais la ruse se décèle. La dépêche de Philadelphie, dont on connaissait l'absurdité, devait couvrir celle de la Jamaïque; on voulait prouver son impartialité en s'adressant à trois puissances, tandis qu'on ne voulait sérieusement du secours que d'une seule; tous les faits trahissent ici les coupables. L'assemblée coloniale ne se contente pas de la dépêche du général vers le gouverneur

de la Jamaïque; elle lui en fait une particulière. Celle-là même si l'on en croit deux lettres de de Saint-Domingue avait été précédée d'une autre du 16 aout; fait important qu'il sera nécessaire d'éclaircir dans la poursuite de cette affaire. Quel pouvait donc être l'objet de cette dépêche particulière? Ou elle renfermait les mêmes demandes que celles du général, et elle était inutile; ou l'objet en était particulier, et il était suspect, et le général n'aurait pas dû en permettre le départ sans la connaître lui-même, ni même en la connaissant. Car ignorait-il que l'assemblée coloniale n'avait pas le droit de communiquer avec une puissance étrangère; que lui seul, comme représentant du roi, devait remplir cette fonction? Ainsi à la trahison se joignait la violation de nos principes constitutionnels.

Mais pourquoi ce général et cette assemblée coloniale, si actifs à emprunter des secours de l'Angleterre, ne se servaient-ils donc pas des secours qu'ils avaient sous leurs mains? Pourquoi cette assemblée ne réarmait-elle pas ces hommes de couleur, qui avaient intérêt, comme elle, à arrêter la rébellion; ces hommes de couleur si accoutumés à dissiper les révoltes des nègres ; ces hommes de couleur qui, injustement soupçonnés, avaient la générosité d'offrir, pour gage de leur fidélité, leurs femmes et leurs enfants?

Ce n'est pas tout encore, Messieurs: on savait à la Jamaïque, le 27 août, la révolte des noirs, et le 28 août elle était ignorée à Léogane avec lequel le Cap a des relations; elle y était si bien inconnue, que deux citoyens, partis le 28 août de cette ile, n'ont appris qu'en France ce malheur. Ce long silence du général et de l'assemblée coloniale vis-à-vis des parties de l'Ouest et du Sud, ne doit-il pas exciter les plus violents soupçons? Quoi! on savait que ces parties renfermaient et des troupes de ligne et des hommes de couleur armés et nombreux, et qui auraient promptement dissipé la rébellion; et non seulement on ne leur demandait pas leur secours, mais on ne les prévenait pas du danger, tandis qu'on envoyait des tableaux effrayants à la Jamaïque et jusqu'à Philadelphie? On dédaignait les secours des Français voisins, lorsqu'on recherchait celui d'étrangers éloignés? Cette conduite est aussi honorable pour les parties de l'Ouest et du Sud, qu'elle est coupable dans l'assemblée coloniale; elle n'ignorait pas que le patriotisme dominait dans ces parties, qu'on y exécrait le projet de livrer l'île à l'Angleterre; et l'on voulait éloigner du foyer de la conspiration les patriotes qui auraient pu la renverser.

Dira-t-on, pour justifier le général, qu'il croyait, comme il le dit dans sa lettre du 2 septembre, que les provinces voisines l'inquiétaient, et qu'il cherchait à venir à leur secours en munitions de guerre et de bouche? Mais cette phrase innocente, qui peut avoir été écrite à dessein, ne prouverait, si elle était ingénue, que la frayeur du général, qui multipliait les incendies dans l'Ouest et le Sud, comme il multipliait les noirs autour de la ville, pour justifier la bravoure de ses barricades: elle prouverait plus fortement la coupable négligence de n'avoir pas sur-le-champ expédié des avisos, par mer et par terre dans toutes les parties de l'ile.

L'assemblée coloniale ne redoutait pas seulement que le patriotisme de ses voisins ne fit échouer son parti; elle craignait encore que des forces de la France ne vinssent déranger ses perfides combinaisons. Il fallait donc cacher fongtemps à la France la situation de Saint-Do

mingue. Aussi la révolte de quelques noirs est à peine connue, qu'on met un embargo sur tous les vaisseaux de long cours. Qui n'a pas souri de pitié, si le sourire pouvait être possible dans une cause aussi douloureuse, à la pitoyable justification de cet embargo? Cette précaution, dit-on, avait pour objet de garder tous les vaisseaux, pour y embarquer femmes et enfants dans le cas d'accident plus grave. Quoi! le 23 août, lorsqu'à peine on connaissait quelques détails de la révolte, le général craignait déjà qu'elle ne fût ne fut portée à une telle extrémité, que Cap fortifié pût être réduit par la force, et que les habitants fussent obligés de s'embarquer? une pareille prescience, si elle eût été sincère, n'annonceraitelle pas les vertiges qui faisaient délirer une imagination égarée; ou plutôt qui ne voit pas qu'on veut justifier à tout prix un embargo injustifiable? Car, quand le Cap eût été menacé par des ennemis redoutables, quand on eût craint pour la sûreté des femmes et des enfants, quand on eût eu besoin de tous les bras, qui empêchait d'expédier un bâtiment avec 25 ou 30 hommes, pour avertir la France du désastre de ses colonies? Pourquoi l'assemblée coloniale traitaitelle avec tant de mépris les capitaines de vaisseaux français qui demandaient à grands cris qu'on expédiât un vaisseau pour la France? Et peut-on se refuser au témoignage de ces capitaines, qui, témoins de la scène, vous attestent ce qui se passait sous leurs yeux, vous attestent que l'assemblée coloniale voulait rompre avec la France, qu'elle voulait mettre enfin à exécution un projet depuis longtemps concerté.

L'assemblée cofoniale dira-t-elle qu'elle remplissait le vœu qu'on lui portait, d'avertir la France en écrivant par la Jamaïque? Mais d'abord à quelle époque écrit-on à la Jamaïque ? C'est le 27 août que les députés s'y trouvent; et cependant la première nouvelle qui arrive en France. n'y arrive que par un vaisseau anglais parti du Cap le 25 septembre. Une foule de questions se présentent naturellement ici : pourquoi les commissaires députés à la Jamaïque n'ont-ils fait parvenir directement en France aucune nouvelle depuis le 27 août? Ne s'est-il donc présenté aucune occasion dans cette île, qui a tant de relations avec l'Angleterre ? Pourquoi n'a-t-on expédié des nouvelles de Saint-Domingue qu'après l'arrivée des deux frégates anglaises, et qu'on a eu la certitude de ne pouvoir tirer de la Jamaïque aucun secours d'hommes ? Pourquoi les paquets de M. de Blanchelande, du 2 septembre, quoique arrivés par la même frégate que la fameuse lettre du chevalier Edward, n'ont-ils paru que 12 jours après la publicité de cette lettre? Dira-t-on, comme on l'a imprimé, que ces lettres se sont égarées à la poste d'Angleterre? Mais quoi! le ministère anglais, qui a fait passer à la France la copie de la lettre du chevalier Edward, aurait-il donc été aussi insouciant sur le sort des paquets confiés au capitaine de la Daphné, paquets dont l'existence ne lui pouvait être înconnue, puisqu'il en avait reçu lui-même de l'assemblée coloniale? Non, Messieurs, le mystère, prolongé pendant 12 jours, cache lui-même un secret que fon craint de révéler.

Eh! pourquoi encore cette lettre si affectueuse au ministre du roi d'Angleterre? Depuis quand les corps administratifs doivent-ils entrer en correspondance avec les puissances étrangères ? Et celui-là surtout ne devait-il pas s'interdire cette correspondance, qui était soupçonné de vouloir se livrer à cette puissance?

La manière faible et timide avec laquelle les députés de Saint-Domingue se sont justifiés sur ces articles n'a-t-elle pas dù encore confirmer ces soupçons? Quoi! des Français sont accusés de vouloir se livrer à des étrangers, et leur sang ne bouillonne pas ? Et au lieu de prouver par les élans de leur indignation la pureté de leur patriotisme, ils s'amusent à combiner froidement une hypothèse où leur désertion de la patrie serait excusable: ils se croient justifiés, parce que la métropole ne voulait pas la délivrer d'« écrits séditieux»? Ah! des hommes éclairés combattent des écrits séditieux et ne trahissent pas pour cela leur patrie! des patriotes inébranlables suppléent à la distance des lieux qui ne permet pas à la métropole de juger en connaissance de cause, et ils ne rompent pas tous les liens civils et politiques, parce qu'on ne satisfait pas à toutes leurs volontés! Quel département (puisque les députés ont voulu s'assimiler aux départements) quel département affligé par les horreurs de la guerre civile et religieuse excitée par des fanatiques, a osé dire à l'Assemblée nationale comme Saint-Domingue ou délivreznous de ces prêtres, ou nous nous séparons de

vous.

Observez que, dans cette justification, on accuse jusqu'à l'Assemblée nationale de n'envoyer que des germes de poison; et on se croit justifié par ces termes de songer à la réparation.

:

L'assemblée coloniale ne se bornait pas à ranger dans la classe des possibilités sa séparation; elle l'exécutait non seulement en invoquant les secours de l'Angleterre, mais encore en s'arrogeant tous les pouvoirs d'un corps législatif indépendant c'est ainsi que, foulant aux pieds toutes les lois, taxant, administrant, jugeant, emprisonnant, elle eut l'audace de mettre un impôt sur toutes les marchandises françaises, de. taxer toutes les denrées de France à un prix bien inférieur à celui où elle se vendent en France, de s'emparer des marchandises qui étaient dans les magasins, de l'argent qui pouvait être à bord.

Elle poussa ses usurpations plus loin encore : elle fit arrêter des Français habitant depuis longtemps l'ile, qui n'étaient pas dans ses principes, confisqua leurs effets sans aucun jugement, et les renvoya en France. C'est encore ainsi qu'elle a fait arrêter tous les passagers qui avaient le malheur de toucher ce sol inhospitalier; elle les fit jeter dans les prisons, quoique aucun deux ne fùt suspect, quoique tous fussent réclamés par des personnes connues, quoique leurs papiers sévèrement examinés, n'offrissent aucune trace de soupçon; mais ces papiers attestaient aussi leur patriotisme, leur soumission à la Constitution française; on détestait cette Constitution; et ces citoyens, victimes de cette horrible vexation, languissaient encore le 2 octobre dans les prisons du Cap, abandonnés à l'inanition la plus horrible, entassés dans le cloaque le plus dégoûtant. La pétition vous a été mise sous les yeux. Ainsi, Messieurs, non seulement on traitait fes Français en étrangers, mais on les traitait en ennemis.

L'assemblée coloniale niera-t-elle ces faits? niera-t-elle qu'elle a demandé des farines aux Américains, aux Anglais; qu'elle les a reçues dans un temps où le Cap regorgeait de farines françaises, et que les Français ont été obligés de vendre les leur à vils prix?... Niera-t-elle que dans son sein même, dans une de ses séances, un membre a fait retentir ces horribles paroles La France! la colonie ne lui doit plus

rien. » Niera-t-elle le propos tenu ici par plusieurs de ses membres: « Que n'avons-nous ici M. Bouillé! que ne conseillait-il aux princes de venir ici! C'est ici qu'ils auraient trouvé de fidèles sujets, qu'ils auraient pu dissoudre une assemblée qui a fait le malheur de la France. » Oui, Messieurs, ou la conspiration est prouvée, ou jamais elle ne le sera.

Il faut finir par un trait qui peint la fourberie de cette assemblée. Sauvée par le courage des gens de couleur, elle consent à l'exécution du décret du 15 mai. C'est une promesse solennelle; et les députés gardent ici le silence sur cette promesse solennelle: et pourquoi ? parce qu'ils croient que l'horizon n'est pas clair, parce qu'ils croient pouvoir encore une fois priver de leurs droits leurs libérateurs mêmes.

Ils nous ont bien parlé de quelques révoltes partielles dans la partie de l'Ouest; mais ils ne Vous ont pas dit que ces révoltes avaient été apaisées par les citoyens de couleur : ils ne vous ont pas parlé de ce sublime concordat dont Loke et Montesquieu se feraient honneur, de ce concordat qui, seul a ramené la paix entre les blancs et les mulâtres, qui seul peut l'y maintenir, qui seul peut préserver les blancs des insurrections des noirs; ils ne vous ont pas renouvelé la pro messe solennelle de le garder; mais si la bonne foi est bannie des îles, elle ne l'est pas du sein de la France: elle est pure dans le cœur de tous les Français, et la politique ordonnerait de respecter cet engagement. (Applaudissements répétés.)

Car, enfin, tout pays qui a le malheur de posséder de nombreux troupeaux d'esclaves, doit avoir de nombreux et fidèles gardiens pour y empêcher ces révoltes; et les hommes de couleur sont, par la nature des choses, les seuls défenseurs contre les révoltés.

L'esclavage est et sera toujours dans la nature un levain perpétuel de troubles dans le pays qu'il déshonore. Eh! Messieurs, n'était-ce pas en faisant révolter les esclaves que les Catilina de Rome se rendaient redoutables? Ce levain devient surtout dangereux à mesure que la liberté s'étend pour une classe quelconque d'individus. S'étonner de cet effet, c'est s'étonner que l'homme puisse désirer de jouir du bonheur dont il est témoin. S'en irriter, c'est s'irriter de ce qu'on veut voir clair quand on a des yeux.

Cependant, Messieurs, l'esclavage n'a pas figuré dans les troubles de Saint-Domingue, excepté dans la révolte du mois d'août, et ce fait singulier répond à la satire violente qu'on a faite de ces noirs. On vous a cité des faits atroces qui font frémir; et ce n'est pas sans dessein on voulait exciter votre sensibilité, on voulait distraire votre attention des délits reprochés à l'assemblée coloniale. Ces députés devaient donc s'attacher à émouvoir les âmes sensibles par le tableau des atrocités de leurs esclaves rebelles. Messieurs, Phalaris ne citait pas son taureau brùlant, mais il citait les poignards dont osaient le menacer les hommes qui ne goùtaient pas bien l'invention de son taureau. (Applaudissements.)

On nous a cité des traits de férocité... Donnezmoi une bête brute, disait Mirabeau ; j'en ferai bientôt une bête féroce... Mais qui doit répondre du crime de cette brute, si ce n'est celui qui la tient dans cet état d'abrutissement?

Vous frémissez, vous êtes émus du spectacle horrible de cet enfant empalé! Vous ne seriez pas hommes, si votre âme n'était soulevée contre celui qui l'a empalé. Mais quel est le premier

assassin de cet infortuné? Est-ce le noir? Non : c'est le blanc qui le premier fit jeter un noir dans un four ardent : le blanc qui le premier arracha un noir au sein de sa mère, et l'écrasa sous ses yeux; le blanc qui le premier fit manger à un noir sa propre chair... Oui, qu'on accumule tous les forfaits commis par la race noire; ils disparaissent devant la férocité des monstres blancs, devant la férocité des conquérants du Pérou et de Saint-Domingue même. Un million d'Indiens ont péri sous leurs couteaux. Vous brisez à chaque pas leurs ossements qui crient vengeance, et vous vous plaignez de leurs vengeurs!... (Applaudissements répétés.)

Messieurs, le crime n'appartient point à la couleur; il appartient à la soif du despotisme, à la fureur de toutes les passions qui dévorent le cœur humain: et dans quelle âme se sont-elles plus exaltées que dans l'âme des blancs? Ah! Messieurs, dans cette lutte affreuse de crimes, s'il en est de plus horribles, ce sont ceux des blancs, car le despotisme les a créés ; et l'amour de la liberté, la soif de vengeance les enfantent chez les noirs.

Le philosophe rougit sur ces tableaux ; il rougit d'appartenir à l'espèce humaine; il cherche à adoucir sa férocité : on le calomnie, on le déchire alors même qu'il ne cherche que le bien de ses détracteurs; car, je le demande, quel pouvait être le but des Montesquieu, des Rousseau, des Raynal, des Voltaire! Etait-ce donc de faire couler le sang des hommes? Sommes-nous donc des tigres? Non, mais nous vous disons: Frères, votre système est détestable; il vous sera funeste: la servitude ne peut exister éternellement à côté de la liberté; soyez bons et vous éviterez les scènes de sang. Soyez justes et vous serez chéris, mais est-ce être juste que de condamner à l'enfer d'un esclavage éternel un homme né libre comme vous? L'esclavage « éternel » doit être le foyer le plus actif des crimes, parce qu'il est lui-même le plus grand des crimes. Songez donc, non pas à rendre subitement la liberté à vos esclaves, mais à la préparer et à adoucir leur sort. Songez à en séparer ce terrible mot « éternité », qui doit créer le désespoir dans tout homme qui ne cesse pas d'être homme.

En résumant, Messieurs, l'immense tableau que je viens de vous présenter, est-il possible de se déguiser maintenant et les causes et les auteurs des troubles de Saint-Domingue? La cause la plus générale est dans la Révolution française, dans l'effet qu'elle a dù développer, et surtout dans les îles, où le caractère des hommes est, comme leur climat, brûlant. Elle est dans le renversement subit des pouvoirs anciens, dans la lutte de ceux qui ont voulu s'élever sur leurs débris, dans le relâchement de tous les ressorts qui comprimaient toutes les passions individuelles, dans la destruction des tribunaux, dans l'absence de la justice, dans la distance du gouverné au pays qui gouverne.

La cause la plus féconde, ensuite, est dans ce système d'indépendance affecté par les colons blancs dès l'origine de la Révolution; système développé par eux dans leurs écrits et dans leurs prétentions, mis en pratique d'abord par les comités, ensuite par les assemblées provinciales et par les assemblées coloniales.

La cause de ces troubles est dans l'audace avec laquelle ces factieux se sont emparés de tous les pouvoirs, non pour étendre le règne de la liberté et de la Constitution, mais pour substituer la tyrannie aristocratique à la tyrannie minis

térielle; dans l'audace avec laquelle ils ont détruit tout ce qui s'opposait à leur système favori, fait assassiner les agents du pouvoir exécutif, les hommes de couleur, et ont forcé ce pouvoir à se plier à leur caprice.

La cause de ces troubles est dans le concert qui régnait entre les colons factieux de l'un et de l'autre hémisphère; dans les troubles que les uns excitaient pour appuyer les libelles des autres, et les libelles que ceux-ci répandaient pour continuer les troubles.

La cause de ces troubles est dans la faiblesse qui a encouragé les factieux, dans la corruption qui leur a assuré l'impunité, dans l'ignorance qui favorisait leurs trames odieuses, dans la modération qui les protégeait par de bonnes vues peut être; enfin dans ce système opiniâtre de mystère avec lequel on a constamment enveloppé les affaires coloniales.

La cause de ces troubles est dans les équivoques glissées dans tous les décrets, et dans les variantes de ces décrets; dans la faiblesse à ne pas vouloir nommer d'abord les gens de couleur dans l'article 4 du décret du 28 mars, tandis qu'on déclarait hautement que c'était l'intention de tout le monde; tandis que l'on voyait que les factieux, les indépendants profiteraient du silence pour écarter une fois encore les gens de couleur.

La cause de ces troubles est dans la partialité avec laquelle on a traité les assemblées générales de Saint-Marc et du Cap, lors du décret du 12 octobre; dans la punition infligée à l'une et dans les récompenses accordées à l'autre, tandis qu'elles étaient toutes deux coupables du même crime d'indépendance; dans la partialité qu'on a montrée ensuite pour cette même assemblée de Saint-Marc, lorsqu'une réconciliation a calmé la haine personnelle.

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La cause de ces troubles est dans le « considérant » du décret du 16 octobre, « considérant » qui a présenté l'assemblée générale aux yeux des colonies comme se prêtant à une imposture, et qui, conséquemment, devait la discréditer aux yeux des hommes de couleur, puisqu'ils étaient sacrifiés à leurs ennemis, « considérant » enfin qui a armé contre eux les blancs, et qui a donné le signal de la guerre civile dans les colonies.

La cause de ces troubles est dans les persécutions que les blancs despotes ont cru pouvoir, en vertu de ces décrets, ou plutôt en les travestissant, exercer contre les hommes de couleur, dans l'inquisition odieuse à laquelle ils les ont soumis; dans la défense qui leur a été faite de sortir de l'île, de correspondre au dehors, de porter des armes; dans leur exclusion des assemblées primaires, dans les insultes, les outrages qui ont été accumulés sur leurs têtes, dans les assassinats soit de leurs défenseurs, soit de leurs frères; dans le serment inconstitutionnel, infâme, serment qui était le cachet de la servitude, serment de porter respect à la couleur blanche »; dans les assassinats de ceux qui ne le prêtaient pas; dans la résolution affichée partout de ne pas exécuter le décret du 28 mars, enfin dans la cruelle exécution d'Ogé.

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La cause de ces troubles est dans l'inexécution du décret du 15 mai, dans le défaut d'envoi officiel de ce décret, d'envoi d'instructions et de commissaires, d'envoi de troupes et de gardes nationales pour appuyer le décret, puisqu'on avait prédit qu'il exciterait des troubles.

Enfin la cause des troubles est dans l'absurdité, dans l'imprudence d'avoir désarmé, enchaîné les

hommes mêmes qui servaient à contenir 4 à 500,000 esclaves qui existent à Saint-Domingue. Quels sont maintenant, Messieurs, les coupables de ces crimes? Ce sont ceux qui ont prêché, pratiqué, décrété ces systèmes d'indépendance.

Ce sont ceux qui ont inondé le pays de libelles contre l'Assemblée nationale et les pouvoirs constitués.

Ce sont ceux qui ont dit qu'ils employeraient tous les moyens qui sont en eux pour repousser les décrets de l'Assemblée nationale.

Ce sont ceux qui n'ont pas pris les mesures nécessaires et que leur commandait leur place, pour faire exécuter les lois.

Ce sont ceux qui, persécutant leurs semblables, leurs meilleurs gardiens, ont violé la déclaration des droits; qui, désarmant les gens de couleur, ont été à l'île son plus ferme appui.

Ce sont ceux qui ont arboré les couleurs d'une puissance étrangère, appelé ses vaisseaux, correspondu avec ses agents et son ministère.

Ce sont ceux qui, pouvant aisément arrêter la révolte dans l'origine, l'ont laissée s'étendre; qui ayant des forces sous leurs mains, en ont cherché d'étrangères; qui ont mis, sans nécessité, un embargo sur tous les vaisseaux; qui, pendant un mois, et malgré les réclamations des capitaines français, ont privé la France de la connaissance de la révolte; qui ont taxé les marchandises françaises sans en avoir le droit; qui ont enlevé les marchandises et l'argent aux particuliers, jeté dans les cachots, et sans aucun motif, des citoyens français.

Ce sont ceux qui, pour déguiser leurs crimes, viennent accuser des gens de bien, des troubles dont eux-mêmes sont coupables.

Ce sont ceux qui insultent à la philosophie, à la liberté, à la Déclaration des droits, dans le temple même de la philosophie, de la liberté et de ses droits. (Applaudissements répétés.)

La France doit aux blancs des iles, comme ils l'ont demandé, protection, sùreté, justice; la France doit aux blancs protection, mais elle la doit aussi à leurs victimes; la France doit aux blancs justice, mais elle la doit aussi à ceux qui assurent la tranquillité des îles, aux gens de couleur; la France la doit aussi aux créanciers des blancs, au commerce; elle se la doit à elle-même ; et sûrement tant de trahisons ne resteront pas impunies. (Vifs applaudissements.)

Messieurs, j'avais à vous exposer un projet de décret en 12 articles; mais il est absolument impossible de le lire, ainsi que de courtes réflexions qui viennent à l'appui. Je prie l'Assemblée de vouloir bien me permettre d'ajourner cette lecture à un prochain jour.

Plusieurs membres : L'impression du discours! M. Leremboure. J'appuie la motion et je demande la lecture du projet de décret de M. Brissot demain avant l'ouverture de l'ordre du jour. M. Roux-Fasillae. Je demande que la lecture du projet de M. Brissot soit différée jusqu'au moment du rapport.

Plusieurs membres : Non! non!

M. Guadet. Aujourd'hui même vous pouvez prononcer que les colonies sont sauvées ou qu'elles sont perdues sans retour. Si vous laissez partir les troupes, dont le devoir est de faire executer le décret du 24 septembre, elles sont perdues. Vous les sauvez, au contraire, si vous maintenez provisoirement l'exécution du concordat passé entre les hommes de couleur et les blancs. (Oui! oui! Non! non !) Je demande

donc, ou que le projet de décret de M. Brissot soit ajourné à samedi prochain, ou que dans ce moment même vous décrétiez que les choses resteront dans le statu quo, c'est-à-dire que vous suspendiez l'exécution du décret du 24 septembre, relatif aux colonies. (Vifs applaudissements.)

M. Ducos. Le parti qui nous est proposé par M. Guadet est dicté par la sagesse même. En effet, qu'est-ce qui a sauvé les colonies? c'est le concordat. Qu'est-ce qui peut les conserver? le même ordre de choses qui les a sauvées. Je demande donc qu'on mette aux voix la proposition de M. Guadet. (Applaudissements.)

M. Leremboure. Les gens de couleur étaient libres dans les colonies, payaient des contributions, servaient dans les milices, les maréchaussées; mais ils ne jouissaient cependant pas des droits qui leur appartenaient comme hommes libres. C'est une injustice des blancs qui vient d'être réparée au Port-au-Prince par le concordat. Il est de la justice d'en étendre l'effet sur toutes les colonies. Mais de quoi s'agit-il maintenant? La question présente se réduit à savoir si M. Brissot devra présenter son projet de décret samedi, ou s'il ne le présentera que le jour où le comité colonial présentera son projet.

Un membre: Je demande que M. Brissot donne lecture sur-le-champ de son projet de décret.

M. Aubert-Dubayet. Je suis bien loin de m'opposer à des mesures qui doivent donner le calme et la paix aux hommes de toutes les couleurs. Mais je crois que l'Assemblée est trop bien convaincue que la véritable cause des malheurs des colonies se trouve dans les dispositions contradictoires des décrets et dans les préventions de ceux qui les ont portés, pour ne pas mettre une grande maturité dans sa décision. Je supplie l'Assemblée de ne pas perdre de vue que c'est la précipitation qui a été près de nous faire perdre nos colonies. (Murmures.) Vous ne voulez pas que les lumières de l'expérience soient perdues pour vous; vous ne voulez pas renoncer à celles qu'une nouvelle discussion peut vous offrir. Je ne m'oppose point à l'esprit de la proposition qui vous est faite. Mais l'Assemblée ayant ordonné l'ajournement pour entendre le rapport de son comité colonial, je demande qu'elle ne délibère point sans avoir entendu et le rapport du comité et le projet de décret M. de Brissot, dont nous ne connaissons pas encore l'esprit.

M. Brissot de Warville. Un mot peut concilier tous les esprits. Je pense avec M. Dubayet qu'il ne serait pas de la dignité de l'Assemblée de décréter sur-le-champ une mesure provisoire. On pourrait l'ajourner à samedi en espérant que d'ici là le ministre ne fera pas partir les troupes qui sont destinées aux colonies.

M. Vergniand. Je crois que nous pouvons concilier ici ce qui est dû à la sûreté des colonies, ce qui est du au respect de la loi et ce qui est dû à la dignité de l'Assemblée. La proposition faite par M. Guadet est-elle utile à la conservation des colonies? Est-elle contraire à la loi ou à la dignité de l'Assemblée?

Je dis d'abord que cette mesure est très utile et même qu'elle est commandée par la nécessité pour la conservation des colonies. Une des plus grandes causes des malheurs qui ont affligé Saint-Domingue, c'est qu'on n'a jamais voulu voir qu'une partie des dangers qui menaçaient les colonies; c'est qu'en marchant entre deux

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