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. [7 décembre

les discussions. Cependant, elle est rétablie par le décret du 28 septembre, et quoique ce décret ne la rétablisse qu'à raison de l'amnistie qu'il prononce, elle ne fera pas moins regarder ce rétablissement comme un triomphe, et les humilations de Saint-Pierre vont encore s'accroitre, s'il est possible.

«Je demande que l'Assemblée nationale daigne prendre en considération la situation vraiment déplorable de la ville de Saint-Pierre; qu'elle lui fasse connaitre si ses habitants doivent renoncer à l'existence; qu'elle ordonne l'éloignement de M. Béhague et de tous les chefs militaires ou d'administration qui ont combattu pour l'un ou pour l'autre parti; qu'elle accorde une juste indemnité des dépenses et emprunts que la ville a faits pour ne pas succomber en combattant les ennemis de la Révolution; (les dépenses de l'assemblée coloniale ont été payées par les commissaires, à 130,000 livres près, et toutes les réclamations des patriotes ont été écartées) je demande enfin que les lois qu'elle fera dans sa sagesse, soient confiées à des agents patriotes, qui mettent leur gloire à les faire fidèfement exécuter. (Applaudissements.)

M. Coquille du Gommier, chevalier de SaintLouis, s'exprime ensuite en ces termes :

« Les droits de la justice et de la vérité sont imprescriptibles comme les droits de l'homme. La Révolution, en relevant ces derniers, les fait triompher tous autour de vous; mais dans nos contrées, profitant de la distance immense qui nous sépare, des hommes pervers, accoutumés à voir sacrifier la justice en leur faveur, ont couvert depuis longtemps la vérité d'un voile funèbre qu'il faut déchirer... Ils ne veulent la liberté que pour eux, ils abhorrent l'égalité. (Applaudissements.) Voilà la source de tous les maux qui affligent nos colonies; envoyé vers vous par une très grande partie des colons planteurs et d'autres états, je demande à prouver que les amis de la Constitution sont vexés, opprimés, détruits sur une terre où ils travaillaient à faire fructifier le nouvel arbre de vie.

«La Martinique a donné, la première, le fatal exemple d'employer la force, pour en couper les racines. Les événements lui ont été favorables; et dans ce moment tous les cultivateurs du plus bel arbre du monde gémissent dans l'opprobre et dans la persécution; les citoyens qui l'ont pu, se sont éloignés de la désolation. Après avoir donné à ces malheureux frères un long témoignage de mes sentiments, après avoir soutenu avec eux une lutte constante et courageuse; enfin après avoir remis nos drapeaux et les intérêts de la régénération entre les mains des commissaires du roi, je me suis retiré dans mes foyers. Je ne les avais abandonnés qu'en cédant au désir des volontaires confédérés qui m'avaient choisi pour leur premier camarade; les secours donnés à nos frères avaient le sceau de la loi. Requisition de la municipalité, approbation de l'assemblée coloniale, représentée par son comité général, sanction du gouverneur, tout devait me promettre d'être à l'abri d'aucun reproche, tout devait n'assurer le repos dont j'avais besoin, après les fatigues d'une guerre pénible; mais les ennemis que j'avais combattus avaient porté dans mon pays le souffle empoisonné de leurs opinions les sectateurs de leurs principes s'étaient coalisés pour les imiter. Je trouvai donc encore la guerre, et lorsque nos ennemis apprirent le criminel abus que le général Béhague

forces confiées à ses soins, lorsqu'ils apprirent qu'au mépris de l'impartialité que lui prescrivait sa mission, ce géneral s'était déclaré chef de parti, alors tout fut employé pour anéantir le patriotisme à la Guadeloupe comme à la Martinique (1).

Ils dirigèrent leurs premières menaces contre moi, le feu de leur animosité m'éclaira sur le parti que j'avais à prendre; tranquille dans une conscience, indifferent sur mon sort, je voulais attendre l'événement et détourner l'orage. Mais, instruits, à n'en pas douter, par des avis réitérés, qu'ils voulaient s'envelopper pour me porter leurs coups, les patriotes me pressèrent de mettre en sûreté ma liberté et de venir ici veiller à la leur. Mon départ fut décidé, et je le précipitai au moment où je reçus une adresse d'un grand nombre de citoyens victimes de l'oppression du géneral Béhague. Ils s'écriaient dans leur douleur profonde : Portez, nous vous en prions; portez à l'Assemblée nationale, nos doléances et nos re«< clamations; elle nous doit le soulagement à « nos maux; martyrs de sa Constitution, nous « avons droit à sa protection: dites-lui que nos « souffrances, dussent-elles durer au delà des siècles, ne sauraient altérer notre amour pour << notre nouvelle religion. (Applaudissements.) «Dites que nous avons fait le serment de lui être « fidèles. »

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«Par quelle fatalité, Messieurs, des secours demandés par les députés de Saint-Pierre, ontils tournés contre cette ville et ces adhérents? Quel est le ressort secret qui les a dirigés? Serait-ce le ministre, dont les instructions auraient réglé la marche du sieur Béhague?

La confiance de la nation est trahie; si le sieur Béhague est seul coupable, le ministre n'en est pas moins responsable. Il faut donc les confronter; il faut punir la félonie, et donner enfin un exemple de responsabilité. (Applaudissements.) M. le Président, répondant à la députation. L'Assemblée nationale, décidée à approfondir la cause des troubles qui ont désolé la colonie, vous rend grâce des lumières que votre patriotisme lui apporte. Sa prudence et sa justice lui dicteront l'usage qu'elle en doit faire. Elle vous invite à assister à sa séance. (Vifs applaudissements.)

M. Delacroix. Je demande l'impression et la distribution des deux discours, et le renvoi au comité colonial avec ordre de faire incessamment son rapport sur les demandes et les vues que ces rapports renferment.

(L'Assemblée décrète la motion de M. Delacroix.) M. Janson arné, artiste musicien, est admis à la barre.

Un de MM. les secrétaires donne lecture de sa pétition, dont voici l'extrait :

Cet artiste fait hommage à l'Assemblée nationale d'une messe en musique, à grand orchestre, intitulée Messe pour Mirabeau et pour les représentants de la nation qui ont bien mérité et qui mériteront bien de la Patrie. Il prie l'Assemblée nationale d'ordonner que le second jour du mois d'avril prochain, sa messe sera exécutée aux frais de la nation, à Saint-Eustache, paroisse de Mirabeau; que l'Assemblée nationale y assistera par commissaires, et qu'il lui sera permis, après Fexécution de son ouvrage, d'en déposer la partition aux archives de l'Assemblée nationale,

(1) M. Coquille du Gommier était citoyen de la Guadeloupe.

comme une faible marque de son respect pour la Constitution, et de son attachement à la loi. (Applaudissements.)

M. le Président, répondant au pétitionnaire, donne des éloges à ses talents et à son zèle, et lui accorde les honneurs de la séance.

(L'Assemblée agrée l'hommage de M. Janson et ordonne qu'il en sera fait mention honorable au procès-verbal.)

Un membre convertit en motion la demande de M. Janson.

(L'Assemblée accorde cette demande.)

M. le Président. Avant de passer à l'ordre du jour, je vais vous donner lecture de la réponse que vous avez chargé votre Président de faire à la Société constitutionnelle des Wighs, conformément au décret rendu hier.

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Paris, le 27 décembre 1791.

« J'ai mis, Monsieur, sous les yeux de l'Assemblée nationale l'arrêté de la Société constitutionnelle des Wighs que vous m'avez adressé ; elle a ordonné qu'il serait inséré en anglais et en français dans son procès-verbal, avec une mention honorable; envoyé dans tous les départements de l'Empire, et présenté au roi par des commissaires choisis dans son sein. Elle m'a chargé, en outre, de témoigner à la Société constitutionnelle des Wighs la reconnaissance que méritent ses généreuses résolutions.

«Telle est, Monsieur, la solennité que l'Assemblée nationale a voulu donner à l'alliance qui vient de s'établir entre la liberté anglaise et la liberté française; traité inviolable que l'inspiration de la vertu a seule négocié, et qui, n'appartenant ni aux calculs de l'intérêt, ni aux caprices de la politique, sera simple comme la vérité, éternel comme la raison. (Applaudissements.) Puisse-t-il être aussi le présage de cette fédération du genre humain, devant laquelle s'anéantiront tous les préjugés qui désolent la terre!

"Salut à l'antique société des Wighs, salut à vous innombrables défenseurs de la liberté ! sans doute la nation française accepte avec transport et vos vœux et vos offres fraternelles. Elle accepte surtout le grand exemple que vous lui donnez d'un inflexible dévouement, d'un amour sans mélange pour la Constitution de son pays : c'est par de tels ressorts qu'un Etat est vraiment impérissable, qu'il brave les conjurations et les revers et qu'il sortirait même du naufrage, debout et majestueux à côté de ses lois (1). (Applaudissements.)

« Le Président de l'Assemblée nationale, Signé: LACEPEDE. »

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M. Daverhoult. Messieurs, avant que la discussion soit ouverte sur l'affaire des colonies, je demande à faire part à l'Assemblée d'un article que renferme un journal intitulé: Correspondance patriotique entre les citoyens qui ont été membres de l'Assemblée nationale constituante. La rédaction en est confiée à M. Dupont (de Nemours) dont la véracité n'est pas suspecte. Ce fait consigné dans cette lettre, qui n'est insérée dans aucune autre feuille, est si important, que je prie l'Assemblée nationale de demander, séance tenante, des éclaircissements au ministre de la marine.

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"De Philadelphie, le 10 octobre 1791.

M. de Roustan est arrivé ici chargé de lettres de l'assemblée coloniale de Saint-Domingue et de M. Blanchelande, adressées directement au congrès et aux Etats de Pensylvanie: il comptait suivre directement la négociation au nom de la colonie: il avait pris le titre public de député de la colonie et avait montré des pleins pouvoirs pour traiter en cette qualité avec le congrès et les Etats particuliers.

«M. de Ternan, Ministre de France, connu par son patriotisme, son attachement à la Constitution et sa fermeté en affaires, a rappelé à M. de Roustan que la colonie de Saint-Domingue était une province de France et non un Etat indépendant. M. de Roustan s'est excusé, en disant qu'on ignorait à Saint-Domingue qu'il y eût un ministre de France près des Etats-Unis; mais cependant M. de Ternan avait déjà reçu plusieurs lettres de M. Blanchelande, qui sont aux archives de la légation.

«M. de Ternan a exigé que M. de Roustan y fit le dépôt de toutes les pièces dont il était porteur. Il n'a pas moins mis d'activité à procurer les secours dont on avait besoin, que de sagesse à empêcher la colonie de traiter sans le concours de la mère patrie. »

Messieurs, cet article est important parce qu'il jette un très grand jour sur la conduite de l'assemblée coloniale et sur ses vues. Je demande que, séance tenante, M. le Président écrive au ministre de la marine pour qu'il rende compte de ce fait dont il doit avoir connaissance par la correspondance de M. de Ternan.

Un membre: C'est le ministre des affaires étrangères que cela regarde.

Plusieurs membres: Il faut écrire aux deux. (L'Assemblée charge le président d'écrire surle-champ au ministre de la marine et au ministre des affaires étrangères pour demander des éclaircissements.) (Voir ci-après, p. 637).

M. Fauchet, secrétaire, donne lecture des lettres suivantes :

1° Lettre des jeunes ecclésiastiques de la congrégation de Saint-Lazare, qui demandent à être admis à la barre pour présenter à l'Assemblée nationale leurs sujets de plainte contre l'administration arbitraire de leurs supérieurs. Ils font part à l'Assemblée qu'on déménage la maison, après avoir arrêté dans une espèce de consistoire de ne pas prêter le serment civique.

(L'Assemblée décrète qu'ils seront entendus dans la séance du soir.)

2° Lettre du sieur Leseurre, dans laquelle il présente un plan de libération pour l'Etat.

(L'Assemblée renvoie le plan au comité de l'examen des comptes.)

3° Lettre du président du département de Rhôneet-Loire, qui transmet à l'Assemblée un arrêté

du directoire de ce département, dans lequel se trouvent exposées les contestations qu'a fait naître à Lyon l'établissement d'un tribunal de commerce. Le directoire du département sollicite un décret qui les fasse cesser.

(L'Assemblée renvoie cette lettre et les nombreuses pièces qui l'accompagnent au comité de commerce.)

M. le Président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de décret de M. Brissot de War-ville, relativement aux mesures provisoires qu'il convient de prendre pour que les forces qu'on envoie à Saint-Domingue soient uniquement employées à faire cesser l'insurrection des esclaves, sans pouvoir être tournées contre les hommes de couleur libres, au mépris du concordat qu'ils ont passé avec les colons blancs. La parole est à M. Brissot.

M. Brissot de Warville. Je demande à l'Assemblée la permission de lui lire mon projet de décret (1) tel qu'il a été imprimé, avec quelques mots additionnels et de donner quelques explications qui réuniront tous les esprits. Le voici : «L'Assemblée nationale, considérant que l'union entre les blancs et les hommes de couleur libres a contribué principalement à arrêter la révolte des nègres à Saint-Domingue;

«Que cette union a donné lieu à différents accords entre les blancs et les hommes de couleur, les 20 et 25 septembre dernier, par l'assemblée coloniale séant au Cap;

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« Après avoir délibéré l'urgence, décrète que le roi sera invité à donner des ordres, afin que les forces nationales destinées pour Saint-Domingue ne puissent être employées que pour rétablir l'ordre dans les colonies, et pour maintenir l'état des gens de couleur tel qu'il était à Saint-Domingue à l'époque du mois de septembre dernier, sans entendre rien préjuger sur le fond de la question. »

« Messieurs, la contestation très vive qu'a éprouvée hier le projet de décret que j'avais eu l'honneur de vous présenter sur l'envoi des troupes aux colonies, et à laquelle il m'a paru que des gens, dont la bonne foi est démontrée, ont pris part, m'ont engagé à la méditer profondément, et il m'a paru qu'il était facile de dissiper tous les doutes qui s'étaient glissés parmi ces membres. Il me semble que c'est une opinion générale établie dans l'Assemblée, que les troupes destinées pour Saint-Domingue ne peuvent pas partir sans être accompagnées d'un décret provisoire pour en diriger l'emploi et pour empêcher que cet emploi ne soit fait contre l'intention de l'Assemblée nationale. Ce décret provisoire doit, ce me semble, pour être efficace, réunir ces trois dispositions :

1° De maintenir l'état des personnes qui a été fixé par le concordat entre les citoyens blancs et les citoyens de couleur:

2° De ne point blesser les droits des hommes de couleur;

3° De ne point blesser les droits de l'assemblée coloniale tels qu'ils lui sont attribués par le décret du 24 septembre.

Maintenant, Messieurs, si je parviens à vous prouver que le projet de décret que je vous ai proposé remplit ces trois dispositions, je croirai vous avoir prouvé que l'on doit l'adopter sans difficulté.

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Messieurs, qu'est-ce qui a divisé les colons blancs et les hommes de couleur? C'est certainement la prétention élevée par les blancs de disposer du sort des hommes de couleur; c'est, d'un côté, la prétention naturelle conforme aux droits éternels des hommes de couleur, de jouir des droits civils et politiques au niveau des blancs. Qu'est-ce qui a réconcilié les hommes de couleur et les blancs? C'est le sacrifice fait par les blancs de leurs prétentions; vous devez partir de ce point que c'est ce sacrifice, que c'est cette justice rendue aux hommes de couleur qui a ramené l'union entre les hommes de couleur et les blancs et qui, par là, a mis les blancs à portée de réprimer efficacement l'insurrection des noirs.

Maintenant, Messieurs, il me semble, en vous reportant à mon projet de décret, que ce projet remplit d'abord cette première partie. C'était un défaut que j'avais remarqué dans le projet de décret de M. Gensonné; il ne parlait point du tout de cet état des gens de couleur qui avaient amené l'union. Il disait bien que les troupes ne seraient employées qu'à maintenir l'union; mais cela n'était qu'un mot vague. Ce mot n'aurait certainement point satisfait les hommes de couleur. Les hommes de couleur n'y auraient pas vu un gage assuré d'être maintenus, provisoirement au moins, dans les droits qui leur avaient été accordés par les blancs.

Vous devez, Messieurs, donner des gages et aux hommes de couleur et aux blancs; vous devez maintenir provisoirement les hommes de couleur dans leurs droits, mais en même temps vous ne devez point abroger le décret du 24 septembre, car, étant le dernier décret constitutionnel pour les colonies, et l'Assemblée ayant révoqué les autres, il doit être respecté. (Murmures.)

Plusieurs membres : Il n'est pas constitutionnel. M. Brissot de Warville. Lorsque vous examinerez la question de ratification du concordat qui vous a été proposée par M. Guadet et qui a été ajournée lors de la discussion du rapport du comité colonial, c'est à cette époque que vous pourrez discuter si le décret est constitutionnel. Quant à présent, vous ne prenez qu'une mesure provisoire; ne décidant point sur ce décret du 24 septembre vous ne devez point le blesser.

Or, je soutiens que les dispositions de mon décret provisoire ne blessent en aucune manière les dispositions du décret du 24 septembre: loin que mon décret le blesse il le confirme au contraire. La dernière partie, Messieurs, vient à l'appui de ce que j'avance; elle est ainsi conçue: « sans entendre rien préjuger sur le fond de la question.»

Lorsque je proposai mon premier projet de décret, il y avait ces mots : « sur l'état des hommes de couleur libres. » Ces mots firent naitre quelques scrupules dans l'esprit de plusieurs membres. C'est afin d'éclaircir ce décret que j'y ai ajouté ces expressions qui ne peuvent plus maintenant laisser aucun doute.

Lorsque vous agiterez la question du concordat, diverses questions devront être discutées. Pouvez-vous ratifier le concordat sans la demande préliminaire de l'assemblée coloniale, ou ne le pouvez-vous pas? C'est une question qui devra être agitée et sur laquelle je ne prononce pas. Vous voyez, Messieurs, que cette réserve faite par le décret, réserve nécessairement les droits accordés par le décret du 24 septembre, aux

blancs, de disposer des hommes de couleur, et que conséquemment, il ne doit y avoir aucun doute dans les esprits; que, d'un côté, les gens de couleur trouveront dans le décret un garant que les troupes françaises ne seront pas employées à les dépouiller des droits qui leur ont été accordés par les blancs mêmes et par l'assemblée du Cap; que, de l'autre, les colons doivent-être satisfaits de la réserve qui maintient les droits de l'assemblée coloniale.

Messieurs, malgré les réflexions que je viens de faire, s'il peut encore rester quelques doutes dans les esprits, je supplie l'Assemblée de vouloir bien entendre ceux qui ont des amendements à proposer; car, nous pouvons discuter cette matière avec le plus grand calme, éviter de renouveler ces scènes scandaleuses qui ont affligé douloureusement l'âme des vrais patriotes. Proposons, écoutons les amendements, je suis prêt à donner tous les éclaircissements. L'ami de la vérité ne craint pas la lumière de la discussion.

Eh! Messieurs, il importe excessivement de prendre une mesure provisoire, car les nouvelles arrivées des colonies ne laissent plus de doutes sur les intentions des blancs. Il existe une lettre dans les mains d'un membre de cette Assemblée qui prouve qu'il a déjà été fait une proclamation par M. Blanchelande, portant ordre aux hommes de couleur de mettre bas les armes. Je demande si vous ne devez pas venir à leur secours. Vous savez que la vérité n'a pas toujours été révélée par les colons les mieux intentionnés, parce qu'ils ont craint que s'ils paraissaient dans l'Assemblée nationale, cela ne servit de prétexte aux malintentionnés pour ruiner leurs habitations.

Plusieurs membres à droite: La lecture de la lettre!

M. Brissot de Warville. La vérité est qu'il existe dans cette Assemblée un membre possédant des habitations à Saint-Domingue, qui m'a montré la lettre par laquelle on lui annonce une proclamation de M. Blanchelande.

Plusieurs membres à droite La lecture! la lecture!

M. Garran-de-Coulon. La motion faite hier par M. Brissot et ajournée à aujourd'hui, ne lui appartient plus et il n'est pas maître de la changer. Elle appartient à l'Assemblée entière. Le fait dont M. Brissot vient de vous rendre compte, vous prouve que ce n'est point par des tergiversations, que ce n'est point par des conciliations illusoires que nous parviendrons à rétablir la paix dans les colonies, ce n'est qu'en soutenant d'une manière très ferme les vrais principes. Je demande donc purement et simplement que l'on discute le projet de M. Brissot tel qu'il a été présenté hier, et je demande à l'appuyer.

M. Chéron-La-Bruyère. Comme le nouveau projet de M. Brissot satisfait beaucoup plus de membres que celui qu'il a proposé hier, je demande qu'il soit soumis à la discussion; mais auparavant je demande la lecture de la lettre dont il a parlé, parce qu'elle jettera un grand jour sur la discussion.

Plusieurs membres : L'ordre du jour sur la lecture!

(L'Assemblée passe à l'ordre du jour sur la lecture de la lettre.)

M. Garran-de-Coulon. Je propose sans aucune restriction, sans modification, l'exécution

du concordat entre les blancs et les hommes de couleur.

Quelques voix Ce n'est pas là la question.

M. Garran-de-Coulon (1). Messieurs, les mesures provisoires qu'on vous propose pour maintenir l'exécution du concordat passé entre les hommes blancs et les hommes de couleur libres sont si manifestement justes, qu'aucune voix ne s'est élevée parmi vous pour en contester l'équité.

L'espèce de partage d'opinions qui a paru se former n'a porté que sur les effets dangereux qu'on dit en avoir à craindre, et sur les atteintes qu'elles donnent à la prétendue loi constitutionnelle du 24 septembre dernier.

Un membre: Monsieur, vous vous écartez de la question.

Plusieurs membres : A l'ordre ! à l'ordre!

M. Garran-de-Coulon. La nation française qui nous a envoyés, l'Europe entière qui nous contemple, et la postérité qui s'approche derrière nous, auraient lieu d'être étrangement surprises, si la première Assemblée, véritablement nationale, pouvait se refuser à consacrer, dans les premiers temps de sa formation, le grand principe de l'égalité des droits auquel elle doit son existence, et que l'Assemblée constituante, composée d'éléments si incohérents, a formellement proclamé dans son berceau, entouré d'orages. Non, Messieurs, vous ne mériterez pas le reproché qu'on a fait à tant de peuples libres, de ne reconnaître le droit de la liberté que lorsqu'il s'agit pour eux d'en éprouver les bienfaits, et de les méconnaître lorsqu'ils croient pouvoir opprimer à leur avantage. Vous serez justes par amour pour la justice, par respect pour l'humanité qui vous a chargés de les pouvoirs de la nation française, et par soudéfendre ses droits, avant même que vous eussiez mission à ces lois primitives de la nature, véritables fondements de toutes les sociétés humaines, qui n'ont perdu l'indépendance et le bonheur que pour s'en être écartées.

Les concordats passés entre les citoyens blancs et les citoyens de couleur sont le plus grand pas que l'humanité ait encore fait vers cette association universelle, qui doit unir un jour sous les mêmes lois tous les peuples de la terre. C'est un grand pacte de famille passé entre deux branches jusqu'alors divisées. Ce pacte n'est pas fondé, comme ceux des rois, sur des intérêts privés, que d'autres intérêts peuvent combattre, que le mouvement fait naître et que le temps changera bientôt; il porte sur la base inébranlable de l'égalité, malheur à ceux qui entreprendraient de le détruire!

On vous trompe, Messieurs, comme on a trompé l'Assemblée constituante, quand on vous crie que l'exécution de ce concordat et sa confirmation par l'Assemblée nationale vont causer la perte des colonies, et y allumer une guerre nouvelle. C'est l'injustice, l'oppression et la tyrannie qui soulèvent les hommes, qui leur mettent les armes à la main; c'est la reconnaissance de leurs droits, le respect pour la foi des traités qui assurent la paix publique et qui les désarment. Sans des allégations de cette espèce, sans ces alarmes par lesquelles on a si longtemps empêché, dans l'Assemblée constituante,

(1) Bibliothèque de la Chambre des députés. Collections des affaires du temps, Bf in 8° 165, t. 155, no 9.

la reconnaissance des droits du peuple avignonnais et de ceux des hommes de couleur, les massacres affreux qui ont souillé le pays Venaissin, et l'épouvantable insurrection des nègres à Saint-Domingue n'auraient jamais eu lieu. (Murmures.)

MM. Lameth et Goujon interrompent violemment M. Garran.

M. Garran-de-Coulon. Monsieur le Président, je vous prie de rappeler à l'ordre ceux qui sont à ma gauche et qui m'interrompent. (Applaudissements.)

M. le Président. Vous m'en dispensez en les y rappelant vous-même.

M. Garran-de-Coulon. La réunion d'Avignon à l'Empire français a pu seule ramener le calme dans ce malheureux pays; c'est en reconnaissant aux hommes de couleur, dans nos iles, les mêmes droits qu'aux colons blancs que vous y rétablirez la paix et le règne des lois.

Et qu'on ne vous dise pas, Messieurs, que ce concordat est l'ouvrage de la force, qu'il a été dicté les armes à la main. Citez-moi l'exemple d'un seul peuple opprimé qui ait retrouvé ses droits autrement qu'en se ressaisissant de la force qui l'en dépouillait. Non seulement c'est ainsi que les républiques de Suisse et des Provinces-Unies ont acquis leur indépendance; mais ces actes sacrés qui assurent les droits des hommes et des nations sans les arracher à leurs chefs, ont toujours été souscrits sous la garantie des armes. N'est-ce pas en se révoltant contre Jean sans Terre que les Anglais ont obtenu leur grande charte ? N'est-ce pas en se révoltant contre les successeurs qui voulaient la violer, qu'ils en ont obtenu si souvent la glorieuse confirmation? N'est-ce pas enfin ainsi qu'ils ont obtenu de nouveaux garants de leur liberté, lors de cette pétition des droits », qui a préparé si heureusement les déclarations des droits que les Etats-Unis et la France ont depuis publiées.

Je ne vous rappellerai point, Messieurs, les circonstances où ces deux peuples se sont trouvés, lorsqu'ils ont fait leur Constitution. Ni l'un ni l'autre de ces deux événements ne vous sont étrangers. Le tocsin sonnait dans tous les villages de la France, nos gardes nationales sortaient armées du sein de la terre dans toutes les parties de l'Empire, la Bastille venait d'être prise; nos princes et nos nobles montraient déjà, par leur fuite précipitée, tout ce qu'ils redoutaient du juste ressentiment d'un peuple si longtemps opprimé, quand l'Assemblée constituante élevait le frontispice de la Constitution française dans cette immortelle déclaration des droits, qui nous a fait plus d'amis parmi les peuples que d'ennemis parmi leurs tyrans.

Les hommes de couleur ont suivi votre exemple. Las de solliciter vainement une demi-justice, que la politique seule aurait dù leur obtenir, ils ont profité du besoin qu'on avait d'eux, pour assurer leurs droits; et, comme tous les opprimés, ils n'ont exigé par la force que ce que la raison et la justice les autorisaient à demander. Mais, plus ils ont été modérés dans leurs réclamations, plus vous pouvez être sûrs qu'ils seront constants à maintenir l'exécution du concordat qui les leur a reconnus. Vous ne pouvez pas vous le dissimuler; il faut ou les en dépouiller les armes à la main, ou les leur reconnaitre par vos décrets. Si les colons blancs ne youlaient pas contester l'exécution de ces concordats, les anéantir ou les modifier, ils seraient

les premiers à vous supplier de les confirmer. Les troupes que vous enverrez dans les iles ne peuvent être neutres. Elles marcheront contre les hommes de couleur, si elles n'assurent pas leurs droits. Voyez si vous voulez les envoyer protéger l'esclavage au nom d'un peuple libre.

Votre décret, dit-on, préjugera la question de la constitution des colonies. Messieurs, il faut bien qu'il la préjuge: s'il ne la préjugeait pas en faveur des hommes de couleur, il la préjugerait contre eux. Quand une convention a été souscrite les armes à la main, il faut bien que les législateurs la ratifient, ou qu'ils la proscrivent, s'ils ne veulent pas laisser perpétuer l'état d'anarchie que le silence des lois produirait. Vous devez donc ici vous déterminer sur les mêmes principes qui vous détermineront quand vous statuerez sur la constitution des colonies. Vous devez surtout vous garder de reconnaître des lois universellement rejetées avant leur proclamation.

Dans la nécessité où vous êtes de vous décider sur cette grande question, permettez-moi de vous présenter les suites dangereuses qu'entraînerait le décret du 24 septembre, si vous le reconnaissez comme une loi constitutionnelle, tout attentatoire qu'il est à la déclaration des droits. Cette déclaration n'est pas un système politique, appuyé sur des étais de convention, applicable à telle circonstance, et fait pour un seul peuple. C'est la proclamation solennelle des propriétés communes à tous les hommes, des droits qu'ils apportent en naissant, qui leur appartiennent dans tous les pays. C'est le patrimoine du riche et du pauvre, du philosophe et de l'ignorant, de l'insulaire et du continental, des sauvages du Nord et des barbares du Midi, du pâtre et du roi. On ne peut y déroger sans outrager la nature, et sans compromettre le vaisseau sacré et pourtant si fragile de la liberté.

Si des circonstances particulières pouvaient permettre cette dérogation perpétuelle en Amé rique, pourquoi pas en Europe? Manque-t-il aussi de circonstances pour la justifier? Si les gens de couleur ne sont pas égaux aux blancs dans nos iles, pourquoi les serfs du Mont-Jura auraient-ils réclamé les mêmes droits que leurs seigneurs? Pourquoi les Juifs de Meiz et des pays voisins seraient-ils admis à la participation de nos lois ? Pourquoi les princes possessionnés en Alsace ne conserveraient-ils pas leurs droits, garantis par tant de traités? Pourquoi les nobles et le clergé seraient-ils dépouilles des privilèges dont ils jouissaient depuis tant de siècles?

Messieurs, il n'y a qu'une route pour la liberté, comme pour la justice. Laissez subsister l'inégalité des droits dans l'Amérique, et bientôt l'aristocratie dont les racines profondes ne sont pas encore toutes arrachées parmi nous, dont les plantes léthifères couvrent toute l'Europe, poussera des rejetons qui étoufferont, dès sa naissance, le bel arbre de votre Constitution.

Les créoles américains n'avaient-ils pas tous la prétention d'être assimilés aux nobles? Ny avait-il pas, et n'y a-t-il pas encore, des tiefs au Canada? Comment empêcherez-vous le roi des Français, devenu séparément le roi des colonies, d'y rétablir toutes ces grandes distinetions que des hommes sans mérite ont tant de raison de préférer au choix du peuple? Comment l'empêcherez-vous de rétablir, où plutôt de

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