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DE L'EMIGRATION DES ŒUVRES D'ART.

Jean CARRÈRE, L'émigration des objets d'art en Italie, le Temps, 29 juillet 1913. BIBLIOGRAPHIE. — F. LepelletTIER, De la prohibition d'exporter des objets d'art à l'étranger, Clunet 1896, p. 992; A. CHRÉTIEN, De la protection et de la conservation des monuments et objets précieux d'art et d'antiquité, d'après la nouvelle loi italienne, Clunet 1913, p. 738.

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V. Clunet, Tables générales, IV, vo Œuvres d'art, p. 354; eod vo Tables annuelles de 1904 à 1913.

On signale, dans la presse italienne, une série de vols d'objets d'art et de tableaux anciens dont commence à se préoccuper l'opinion publique. Quelques-uns de ces vols ont même un tour romanesque bien fait pour impressionner les lecteurs les plus indifférents aux questions artistiques; c'était l'autre jour l'arrestation d'un prêtre de Santa-Maria-duTranstévère, à Rome, dom Martino Crescini, qui a dérobé un tableau ancien à la faveur d'un incendie allumé par lui-même, et presque aussitôt éteint. Ce tableau, attribué à Giovanni Bellini, mais en réalité, de son élève Benedetto Diana, était très connu des amateurs d'art, et représentait une Madone. Du coup, ce ne furent pas seulement les journaux littéraires et artistiques qui parlèrent du tableau disparu, mais les organes populaires lus de la foule. Toute proportion gardée, «<l'affaire de la Madone» intriguait le public romain tout autant qu'à Paris « l'affaire de la Joconde ». Et bien des gens qui ne s'étaient jamais préoccupés de l'émigration des objets d'art, en furent ainsi brusquement informés.

Quelques jours après, on apprenait de nouvelles disparitions d'objets de valeur dans une autre église historique d'Italie, située près de Venise. C'était à Castelfranco-Veneto dont la cathédrale est célèbre dans le monde entier. Castelfranco, en effet, est la patrie de Giorgio Barbarelli, dit « le Giorgione ». Une église si ancienne et possédant de tels titres de noblesse contient encore d'autres trésors; et en effet, audessus de la sacristie, dans une pièce soigneusement protégée par de lourdes portes toujours closes et par des serrures monumentales, sont gardés des objets précieux qui datent

des quinzième, seizième et dix-septième siècles. Or, l'autre. jour, on vit traîner hors d'une armoire toujours fermée des nappes anciennes. On s'empressa d'ouvrir l'armoire pour ranger ces nappes si négligemment traitées, et on s'aperçut que l'auteur de la négligence coupable devait être un voleur, car il avait eu soin, auparavant, d'enlever les dentelles de prix qui bordaient les nappes. Terrifiés par cette découverte, les gardiens de l'église examinèrent attentivement tous les tiroirs, et ils constatèrent la disparition de nombreux objets, tels que des candélabres de bois avec ornements d'or, datant du début du huitième siècle, une grosse bague portant des diamants; douze nappes d'autel ornées de dentelles (xvIe siècle) et surtout un voile eucharistique du xve siècle, qui n'était employé qu'une fois par an, pour la procession du samedi saint. C'était une traîne de soie extrêmement belle, brodée d'or et ornée d'étoiles d'or. On conte même qu'hier d'autres objets ont été volés, mais on ne peut en faire le compte exact, car on n'a pas encore fait l'inventaire systématique des objets précieux enfermés dans les église d'Italie. Mais voici plus grave: le fameux tableau du Giorgione, la Vierge entre saint François et saint Libéral, qui se trouve derrière le maître autel, et qui est soigneusement recouvert d'un voile, eh bien! on a des doutes maintenant sur son authenticité; non pas que l'on puisse douter de sa provenance on sait bien que le Giorgione l'a peint, et qu'il l'a peint pour cette église même; mais depuis que le Giorgione est mort, quatre cents ans sont passés, et sont passés aussi bien des voyageurs dans l'église, et parmi ces voyageurs, en ces derniers temps, quelques milliardaires américains. Et le Giorniale d'Italia se demande, avec terreur, si le tableau illustre n'a pas été remplacé par une copie. Le fait est que M. Luigi Serra, directeur de la galerie royale de Venise, envoyé à Castelfranco comme inspecteur des Beaux-Arts, s'est arrêté longuement devant la Vierge du Giorgione, et a constaté que certaines retouches de ce tableau avaient été faites un peu à la hâte, et sans les soins qu'on apporte d'ordinaire à ce genre de réparations.

Quoi qu'il en soit, les vols récents et un peu romanesques survenus dans quelques églises de Rome, de Castelfranco et autres villes d'Italie ont fini par révéler au grand public le

danger énorme qui menace la richesse artistique non seulement de l'Italie, mais de la France et des Pays-Bas, de l'Espagne et d'autres vieux pays européens; je veux dire, l'enlèvement de ces objets par les deux Amériques. On a fait, en Italie, des lois très sévères, comme jadis l'édit Pacca, et naguère encore la loi Rosadi. En France, on prépare, si je ne me trompe, des règlements nouveaux pour la conservation des œuvres d'art. Mais que peuvent toutes ces lois, difficiles à appliquer, contre le puéril mais tenace snobisme des peuples jeunes, vaniteusement désireux de se parer des richesses du Vieux-Monde, et contre la cupidité, la négligence ou la naiveté de ceux qui sont les gardiens de ces richesses dans les pays d'antique civilisation? On est arrivé à dérober des tableaux de grand prix jusque dans des musées, et même jusqu'au Louvre; comment n'emporterait-on pas facilement des œuvres illustres appartenant à des particuliers ou confiéesà la garde d'obscurs bedeaux ou d'ignares sacristains?

On sait combien il est facile de faire franchir la frontière à un objet d'art. Qui va s'aviser d'ouvrir toutes malles qui filent hors d'Italie ou de France, à la saison des étrangers? Et quand ces malles arrivent à New-York, à Chicago ou BuenosAires, qui va s'aviser de protester ? Quant au vendeur il nʼa qu'à mettre une copie à la place, et personne, dès le début du moins, ne s'aperçoit de la substitution. Et c'est ainsi que tant de richesses d'une valeur incalculable ont pris la route de la mer. Oui, sans doute, il y a en Amérique bien des « faux » achetés pour « vrais »; mais il y a aussi bien des « faux » restés en Europe pendant que les « vrais » filaient dans la galerie d'un roi du lard. Un journal romain, l'Italia, qui commentait l'autre jour les derniers vols, assurait que la plupart des œuvres d'art authentiques se trouvait actuellement aux Etats-Unis. Je crois l'assertion paradoxale et volontairement exagérée. Mais il y a du vrai dans cet avertissement un peu bruyant; et il est certain que si on n'y prend garde, les trésors des églises seront raflés en quelques années.

Certes, je suis loin de supposer que les prêtres puissent se rendre coupables de vol, comme celui de Sainte-Marie-duTranstévère. Ce n'est, Dieu merci, qu'un cas isolé. Mais beaucoup de curés, par négligence, par ignorance, par indifférence de l'art, sont d'insuffisants gardiens pour les objets histo

riques. Il y en a qui, sans penser à mal, prêtent volontiers à des artistes de passage une peinture à copier. L'artiste fait une généreuse aumône à la caisse des pauvres, et le bon prêtre, tout heureux de l'aubaine, ne s'aperçoit pas souvent qu'à la place du tableau authentique, on lui restitue une habile copie. Au surplus, ce que je dis des gardiens des églises, on peut le dire également de tous les particuliers qui possèdent des objets précieux de père en fils. Ils sont livrés les uns et les autres à toutes les embûches des amateurs américains, dont les rabatteurs et commissionnaires américains ne reculent devant aucune ruse pour obtenir l'objet de prix. Un homme qui, à mon sens, a été particulièrement néfaste, et peut être considéré comme un des plus grands ennemis qu'a eus l'Italie en ces derniers temps, ce fut Pierpont Morgan. Ce redoutable milliardaire aurait volontiers, s'il l'avait pu, emporté par-delà les mers les tours de Notre-Dame et la coupole de SaintPierre. Il payait bien, très bien même, et quelquefois il avait de beaux gestes, comme de restituer un objet particulièrement précieux. Mais en revanche, que de mal il a fait par tout ce qu'il a pu arracher à l'Europe, et surtout par l'état d'esprit qu'il a créé, aussi bien parmi les acheteurs du NouveauMonde, que parmi ceux qui détiennent les trésors traditionnels du Monde ancien !

Ce pillage à coups de dollars est d'autant plus déplorable que personne ne gagne rien à cette fuite des chefs-d'œuvre, pas même l'Amérique, si ce n'est un peu de vanité. Un objet d'art perd la plus grande partie de sa valeur, quand il est transporté dans une atmosphère absolument différente de celle où il est éclos.

Une toile du Tintoret, un médaillon de la famille Della Robbia, un tombeau de Civitalis sont à merveille dans les palais de Venise, les vieilles places de Pistoia ou les églises de Lucques. Ils sont faits pour ce milieu. Tout ce qui les entoure participe à leur rayonnement, depuis la couleur du ciel jusqu'au sourire des habitants. Faites-leur passer la mer, ils sont dépaysés et hors la vie, comme des animaux de ménagerie ou des plantes de serre chaude. C'est bien eux, à la rigueur, et ce n'est pas eux tout de même. Ils faisaient partie de tout un ensemble dont ils semblent arrachés.

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NOTE. Les Nationalistes ou Futuristes italiens se consoleront aisément de cette émigration du passé ; ils n'attachent d'importance qu'à l'Italie d'aujourd'hui et à son « impérialisme pratique de demain. — V. le curieux, article de M. d'Albola. Les deux ItaJies, Grande revue, 15 sept. 1913, p. 150.

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PREJUDICE CAUSÉ AU COMMERCE MARITIME INTERNATIONAL PAR LA RÉGLEMENTATION AMÉRICAINE DU CANAL DE PANAMA.

Les avantages réservés à la marine marchande américaine par la loi des Etats-Unis du 15 août 1912 relative à l'exploitation du Canal de Panama, ont assez d'importance pour qu'il soit nécessaire de les évaluer approximativement. Le Comité des armateurs de France s'est attaché à en étudier les conséquences.

La loi américaine fixe aux chiffres suivants le maximum des taxes qui pourront êfre perçues : 6 fr. 25 par tonneau de jauge nette, 7 fr. 50 par passager. Le minimum prévu est de 3 fr. 75 par touneau, mais ce minumum ne joue pas « pour les navires des Etats-Unis et les citoyens de ce pays ». On peut donc, en ce qui les concerne, abaisser la taxe audessous de ce minimum, et, en pratique, le Gouvernement américain a tout simplement l'intention de la supprimer. La loi révèle d'ailleurs cette intention d'une façon claire en disposant qu'aucune taxe ne sera perçue sur les navires se livrant au cabotage américain.

Ainsi le Canal sera ouvert aux navires étrangers avec un droit probable de 6 fr. 25 par tonneau de jauge nette et gratuitement aux navires américains. Un navire battant le pavillon étoilé et passant le canal dix fois par an jouira d'un avan tage qui, en négligeant la taxe sur les passagers, se chiffrera par 62 fr. 50 par tonneau et par an. Pour un navire passant six fois, tous les deux mois, cet avantage sera de 37 fr. 50 par tonneau et par an.

Il est intéressant de rapprocher ces chiffres du taux des primes accordées sous le nom de compensations d'armement, par la loi du 19 avril 1906 aux navires de la marine marchande française. Pour des navires moyens, l'allocation ne peut guère dépasser 16 fr. 50 par tonneau de jauge nette et par an. Elle est donc deux fois plus faible que l'exemption de droits accordée à un navire américain passant le canal six fois par an, quatre fois plus faible que cette accordée à un navire passant le canal dix fois par an. Un paquebot comme la France, de la Compagnie transatlantique acquitterait pour chaque passage 52.375 francs de droits. Et pour toucher leurs primes, les navires français doivent réunir certaines conditions d'âge, de parcours et de vitesse aucune obligation de ce genre ne

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