Page images
PDF
EPUB

CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE VINGT ET UNIÈME

EXTRAIT DU JOURNAL DU COMTE WALDBOURG-TRUCHSESS

OFFICIER PRUSSIEN, L'UN DES COMMISSAIRES QUI ONT ACCOMPAGNÉ NAPOLÉON DEPUIS SON DÉPART DE FONTAINEBLEAU JUSQu'a son embarqueMENT POUR L'Île d'elbe.

:

« ..... A un quart de lieue en deçà d'Orgon,. Napoléon crut indispensable la précaution de se déguiser il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat, bien après lui. Ignorant

les

moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières : elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous

étonna le plus; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant : « Il l'a si bien mérité, que nous ne « demandons qu'une chose juste! >>

<< A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'Empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route, et appelée la Calade. Nous l'y suivîmes; et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprîmes le travestissement dont il s'était servi, et son arrivée à cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement; il n'avait été accompagné que d'un seul courrier; sa suite, depuis le général jusqu'au marmiton, était parée de la cocarde blanche dont ils paraissaient s'être approvisionnés à l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'Empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'était fait passer pour tel à l'hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entrai le premier dans une espèce de chambre, où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains.

« Je ne le reconnus pas d'abord et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtesse

fut dans la chambre, il ne me parla que de choses indifférentes. Mais, lorsqu'elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence.

« Nous lui fìmes savoir qu'on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit pour se rendre à Toulon.' Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghersh.

<< On se mit à table; mais, comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient et prit de tout ce qu'on lui offrit; il fit semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher. Son dîner fut composé d'un peu de pain et d'un flacon de vin, qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea même

avec nous.

<< Il parla beaucoup et fut d'une amabilité trèsremarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger; il était persuadé que le gouvernement français avait pris

des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit.

<< Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très-grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui semblait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon et de prendre de là une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon ou d'aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard, sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature.

<< Pour nous mieux persuader, et pour nous persuader jusqu'à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'était passé entre lui et l'hôtesse, qui ne l'avait pas reconnu. << Eh bien, lui avait-elle dit, avez-vous rencontré << Bonaparte? Non, avait-il répondu. Je suis <«< curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se << sauver; je crois toujours que le peuple va le mas

[ocr errors]

<< sacrer aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mé<< rité, ce coquin-là! Dites-moi donc, on va l'em«< barquer pour son île? Mais, oui. On le << noiera, n'est-ce pas? Je l'espère bien! »> lui répliqua Napoléon. « Vous voyez donc, ajouta-t-il, << à quel danger je suis exposé! »

<< Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria mêmed'examiner s'il n'y avait pas une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre, dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi.

<«< La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur

«<< Après dîner, nous le laissâmes à ses réflexions, et de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné.

<< Il s'était rassemblé dans cette auberge beaucoup de personnes : la plupart étaient venues d'Aix, soupçonnant que notre long séjour était occasionné par la présence de l'empereur Napoléon. Nous tâchions de leur faire accroire qu'il avait pris les devants; mais elles ne voulaient pas ajouter foi à nos discours. Elles nous assuraient qu'elles ne voulaient

« PreviousContinue »