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HISTORIQUE UNIVERSEL

POUR 1849.

PREMIÈRE PARTIE.

HISTOIRE DE FRANCE.

CHAPITRE PREMIER.

LES PREMIERS JOURS DE LA PRÉSIDENCE.

SITUATION. Sens de l'élection du 10 décembre. L'industrie et la Révolution. M. le maréchal Bugeaud et l'armée des Alpes. M. Carlier et la préfecture de police. — Programme du nouveau cabinet, M. Odilon Barrot. Premier engagement, interpellations, double commandement de M. Changarnier, M. Ledru-Rollin. Modification ministérielle, retraite de MM. de Maleville et Bixio, dossiers de Strasbourg et de Boulogne, M. Germain Sarrut el ses cent quatorze conspirations, avances faites au président par l'extrême gauche. Vice-présidence, candidatures, traitement du vice-président, M. Boulay (de la Meurthe).

Cette année, qui avait soumis la France à tant d'épreuves, la laissait, en finissant, en présence de difficultés encore redoutables. Le Pouvoir exécutif puisait sans doute une grande force dans la majorité immense d'où il était sorti. Mais il était placé sur le terrain nouveau pour lui, nouveau pour tous, d'une constitution imparfaite dans quelques-unes de ses parties, et dont l'application rigoureuse était temporairement suspendue, préci

sément dans celles de ses dispositions qui réglaient les relations du Pouvoir législatif avec le Pouvoir exécutif.

La nouvelle administration constituée, la France se trouvait en face de cette question terrible: La société française est-elle encore capable d'enfanter et de supporter un gouvernement? Déjà trois pouvoirs avaient été élevés et renversés en dix mois. Aujourd'hui commençait une nouvelle épreuve, et celle-là durerait quatre ans à peine. Le pays pourrait-il souffrir cette instabilité normale? Ses forces vives ne se perdraient-elles pas dans ces agitations maladives, dans ces convulsions répétées?

Puisque la nation avait dû être consultée pour le choix d'un chef temporaire, c'était au moins un symptôme rassurant que de la voir se prononcer d'une manière aussi claire et presque unanime. Si ce n'était pas une solution de l'avenir, au moins c'en était une du présent. L'entraînement, et en quelque sorte l'enthousiasme de la France pour un nom, constituait, au profit du pouvoir nouveau, une force morale incontestable.

Ce qu'il était encore impossible de ne pas voir dans le scrutin du 10 décembre, c'était un jugement porté par le pays sur l'œuvre de dix mois. Gouvernée depuis lors comme au hasard, menacée, par l'anarchie et par des théories désorganisatrices, dans sa fortune et même dans sa vie, la société française manifestait ses rancunes. Les auteurs de la Révolution de Février, ceux-là même qui avaient le plus énergiquement combattu la démagogie, étaient repoussés par elle avec colère, et M. de Lamartine, pesé dans sa balance, était trouvé plus léger même que M. LedruRollin. Malgré d'incontestables services, malgré une modération qui l'avait, dans une certaine mesure, rapproché du parti de l'ordre, M. Cavaignac avait été également écarté. C'est que par ses autécédents, par ses doctrines, par ses amitiés, il appartenait à la fraction militante de parti révolutionnaire.

Sans doute il fallait avouer que l'union qui s'était manifestée pour le vote dans la nation, n'existait pas au même degré dans la représentation nationale. Ce vote, qui, aux yeux de beaucoup, signifiait le rétablissement de l'ordre et la condamnation d'une anarchie de dix mois, appliqué cependant à un nom, se prêtait aux plus dangereux commentaires des partis.

L'Assemblée, après avoir terminé l'œuvre de la Constitution, s'était néanmoins réservé tous les droits d'un pouvoir constituant, situation exceptionnelle, anomale, qui pouvait faire craindre de graves conflits d'attributions entre elle et le Pouvoir exécutif, si une grande modération, une grande sagesse ne réglaient pas des deux côtés l'exercice de deux prérogatives parallèles, sinon rivales.

Malgré ces germes de désordre, le pays se rassurait. Sollicitée par d'inexorables besoins, la consommation semblait vouloir reprendre son cours régulier et rendre au travail national une activité depuis longtemps perdue. Les entrepôts, surchargés jusqu'alors, commençaient à écouler le trop plein de leurs marchandises; dans la plupart des centres industriels, les métiers se remontaient, les usines se rallumaient, les commandes arrivaient, l'ouvrier reprenait le chemin de l'atelier. Tout, enfin, autorisait à espérer une reprise sérieuse de travail et d'affaires, si quelque nouvel incident politique ne venait entraver ce premier essor, encore faible et incertain.

Les premiers choix du pouvoir présidentiel furent à la fois un gage de conciliation et l'indice d'une heureuse fermeté. Le ministère une fois constitué (1), il fallut songer aux autres parties de l'administration publique. M. le maréchal Bugeaud fut nommé au commandement en chef de l'armée des Alpes. La création de cette armée remontait aux premiers jours de mars 1848. Elle ne devait d'abord être composée que de trois divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie. L'effectif était fixé à 30,000 hommes et à 4,000 chevaux. Elle avait été successivement portée, par l'accroissement des cadres et par l'adjonction de deux divisions d'infanterie, dites de réserve, à 72,000 hommes et à 6,000 chevaux. Cette belle armée, admirablement organisée par le général Oudinot, avait rendu dans plusieurs circonstances graves d'éminents services au pays. C'est à elle qu'il fallait attribuer le maintien de l'ordre à Lyon; une de ses divisions était arrivée de Mâcon, à marches forcées, sur Paris, à la première nouvelle des événements de juin. C'est elle enfin qui, par son attitude

(1) Voyez l'Annuaire précédent, page 344.

imposante et énergique sur la frontière, avait empêché les soldats de l'Autriche de franchir le Tessin et d'envahir le Piémont.

A cette force, destinée à agir contre l'anarchie du dedans et contre les ennemis du dehors, s'ajoutait une organisation vigoureuse de l'administration générale.

M. Carlier, précédemment chargé au ministère de l'intérieur d'importantes fonctions dans la direction de la police générale, était installé comme chef de la police municipale, avec extension d'attributions en ce qui concernait la partie politique, jusqu'à ce jour réservée au cabinet particulier du préfet.

Le programme du nouveau cabinet, porté à la tribune par M. Odilon Barrot, ressembla à tous les programmes des administrations régulières. Il est vrai que depuis longtemps le pays était déshabitué du langage des politiques calmes et normales Rétablir la sécurité, rendre par là à l'industrie, au commerce et à l'agriculture la liberté et la fécondité des transactions; en un mot, constituer l'ordre matériel et l'ordre moral, telles étaient les loyales intentions exprimées par M. Barrot. Rude tâche sans doute! Que de ruines, en effet, ne s'était-il pas fait en France ! Que de maux à réparer depuis le banquet de Février! Le ministre du 23 février 1848 se retrouvait au pouvoir dix mois après, non plus cette fois pour réformer, mais pour reconstruire.

Le premier engagement entre le nouveau ministère et l'opposition eut lieu à propos d'une ordonnance qui investissait le général Changarnier du double commandement des Gardes nationales du département de la Seine et des troupes de ligne comprises dans la 1re division militaire. M. Ledru-Rollin adressa, à ce sujet, des interpellations au cabinet. L'orateur démontra aisément l'irrégularité d'une ordonnance semblable, et alla jusqu'à dire qu'un pereil arrangement détruisait la responsabilité du ministre et violait la Constitution.

Le ministre interpellé répondit que, quant à la responsabilité, le fait même de la délégation maintenait sous la responsabilité du cabinet les actes du délégué. Sans doute le général Changarnier était investi de pouvoirs extraordinaires. Il était contraire, nonseulement à la loi de 1831 sur la Garde nationale, mais aux principes de la prudence et de la saine politique des temps

réguliers, que le même officier réunît le commandement des troupes et celui de la Garde nationale, et eût sous la main une armée à sa disposition, sous la seule condition de prévenir dans les vingt-quatre heures le ministre de la guerre des dispositions qu'il jugerait convenable de prendre. Mais M. LedruRollin pouvait-il affirmer que, cinq mois après la plus terrible guerre civile, lorsque 60,000 hommes bivouaquaient encore dans Paris, la situation de la capitale pût être considérée comme régulière? Cette armée toujours prête contre la révolte, il lui fallait un chef, et l'unité de commandement exigeait que ce chef fût en même temps chef de la Garde nationale. Nécessité n'est pas légalité. Telle fut la réponse de M. Odilon Barrot, réponse plus embarrassée peut-être et moins claire qu'il ne l'eût fallu.

La discussion se prolongea entre M. Ledru-Rollin et le ministre de l'Intérieur, M. de Maleville. Un ordre du jour motivé impliquant un blâme contre le Gouvernement fut proposé par MM. Degousée et Ducoux. La Chambre préféra l'ordre du jour pur et simple. Ce fut là le premier succès de la nouvelle administration (26 décembre 1848).

Le cabinet subit, après quelques jours de durée, deux modifications significatives. M. Bixio fut remplacé par M. Buffet au ministère de l'Agriculture et du Commerce; M. Léon de Maleville quitta le ministère de l'Intérieur, auquel fut appelé M. Léon Faucher, qui céda à M. Lacrosse le ministère des Travaux publics (30 décembre). La retraite de M. Bixio ne pouvait étonner. Son nom avait été une tentative de conciliation démocrate sincère, mais trop engagé avec les partis extrêmes, M. Bixio ne pouvait rester dans un cabinet conservateur et réparateur. La retraite de M. de Maleville avait plus de gravité. On s'accordait à l'attribuer à une lettre qui lui aurait été adressée par M. Louis Bonaparte. Dans cette lettre, disait-on, M. le Président de la République aurait réclamé du ministre de l'Intérieur la remise de dossiers relatifs à l'affaire de Strasbourg et de Boulogne, et aurait exprimé en des termes assez vifs son mécontentement du retard apporté à l'accomplissement de son désir.

Si l'on écartait la question de procédés, ce premier défaut d'entente paraissait n'être que le résultat des rapports nouveaux

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