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ordre pour troubler la paix de l'Europe. On pouvait craindre que l'enivrement du succès ne poussât les Autrichiens contre le Piémont. D'un autre côté, une nouvelle ardeur guerrière s'était emparée du Piémont. Un ministère passionné avait succédé, depuis un mois, à un ministère plus modéré. Toutefois, rien n'autorisait. à penser que l'œuvre de la médiation fût abandonnée.

Quant à Rome, un sentiment d'indignation avait parcouru la France et l'Europe entière, à la nouvelle des excès dont cette ville. avait été le théâtre. L'aveuglement des théories, démocratiques pouvait seul fermer les yeux sur les destinées d'une république violemment née d'un acte d'ingratitude et d'un lâche assassinat. Le promoteur de la liberté italienne, contraint de fuir devant un drapeau ensanglanté par des sicaires, c'était là un événement qui réclamait l'active sollicitude de l'Europe catholique. La France, par ses sympathies et ses intérêts, était, plus que tout autre pays, intéressée dans la question. Déjà les démarches officielles du général Cavaignac avaient indiqué les tendances naturelles du pays. Il n'avait pas suffi au général de se préparer à agir en cas de besoin: il avait proclamé son intention d'agir (1).

Là en étaient les difficultés du Pouvoir lorsqu'une question plus grave vint envenimer la lutte entre le Gouvernement et l'Assemblée.

Un mouvement prononcé se faisait sentir dans les départements en faveur d'une prompte séparation de l'Assemblée constituante. Un certain nombre de conseils généraux avaient émis des vœux de même nature, et des pétitions en ce sens se signaient par toute la France. L'instinct du pays l'avertissait des difficultés qui naissent invinciblement de deux prérogatives rivales, et l'opinion populaire se prêtait difficilement à cette sorte de fiction légale par laquelle l'Assemblée demi-constituante, demi-législative, abdiquait en partie la plénitude de ses pouvoirs, sans cesser d'être elle-même.

Une question de convenance s'ajoutait à la question de légalité. Sans doute, on pouvait improuver les formes sous lesquelles on engageait généralement l'Assemblée à mettre elle-même un terme

(1) Voyez, plus loin, Italie.

à son existence; sans doute on pouvait ne pas s'associer aux sommations pcu respectueuses qui lui étaient adressées de presque tous les points du territoire. Sans doute, enfin, il fallait reconnaître que l'Assemblée était dépositaire légitime du principe de souveraineté, et qu'il n'appartenait qu'à elle seule de décider du moment où elle croirait avoir achevé son œuvre,

Les conseils généraux s'associaient à ce mouvement de l'opinion publique. Malgré la loi qui leur prescrit de se renfermer dans le cercle des affaires départementales, ils s'établissaient, par la nécessité des circonstances, sur le terrain de la politique. Le sentiment national, plus fortement excité dans les provinces que dans la capitale elle-même, ne pouvait manquer de se faire jour dans les conseils généraux. Le même élan avec lequel on avait vu les gardes nationales de la France tout entière accourir au secours de Paris, s'y manifestait pour faire face à l'anarchie, si jamais elle devait relever la tête. Ne fallait-il pas, en effet, prévoir le cas où les factions vaincues en juin renouvelleraient leurs audacieux attentats contre la société? Le cas, encore plus grave, où l'insurrection triompherait à Paris ne devait-il pas attirer l'attention du pays? Cette question, les conseils mirent un empressement patriotique à la soulever, et ils la résolurent d'une manière uniforme. Les uns ne reculèrent pas devant une résolution définitive, et ils déclarèrent que, le cas échéant d'un renversement des pouvoirs constitutionnels, le conseil général se réunirait immédiatement sans attendre la convocation officielle, pour offrir son concours à l'autorité locale, pour la suppléer au besoin et pour aviser à toutes les mesures de salut public. Les autres, plus scrupuleux observateurs de la légalité, se bornèrent à l'expression d'un vœu tendant à provoquer une disposition législative qui autoriserait, dans de pareilles circonstances, la réunion des conseils généraux sans convocation officielle.

Quelques-uns même, et en assez grand nombre, allèrent plus loin. Ils se saisirent de cette question: si l'Assemblée nationale, après avoir voté la Constitution, devrait prolonger ses pouvoirs, et ils provoquèrent formellement la dissolution de la Constituante. C'était là une première et sérieuse atteinte à l'esprit de centralisation qui paraissait être, sous la monarchie, l'âme même de la

France. L'influence de l'opinion parisienne, la domination de cette capitale qui avait laissé renverser un gouvernement sans le vouloir semblait devenue un joug insupportable. A Rennes, à Lille, des orateurs s'écriaient dans le sein des assemblées départementales:

« Il ne faut plus que de Paris on nous expédie des révolutions par la malleposte; car maintenant ce ne serait plus une révolution politique qui nous arriverait, mais une révolution sociale..... Les départements, en Juin, ont bien montré qu'ils n'entendaient pas qu'il en fût ainsi... Est-il vrai que nous ayons passé des jours qui s'appellent le 24 février, le 15 mai, le 23 juin? Est-il vrai que nous nous couchons chaque soir en nous demandant ce que nous serons le lendemain? >>

Et un autre :

« Il est inouï dans l'histoire, disait-il, que quelques milliers d'hommes turbulents, aventuriers politiques prêts à tous les coups de main, aient pu, à diverses reprises, mettre en péril les destinées d'un peuple comme celui de France. Nous offrons à l'Europe l'étrange spectacle d'une nation de 35 millions d'hommes exposés à recevoir la loi de 20 à 30,000 faiseurs de révolutions, qui descendent sur la place publique, au cri de quelques ambitieux turbulents, et qui traitent la France en pays conquis. Il y a quelques mois à peine, n'avonsnous pas vu une poignée d'hommes égarés, profitant de l'inertie des uns, de la terreur des autres, de la connivence de beaucoup, et surtout de l'impéritie du Gouvernement, s'emparer du sanctuaire de la représentation nationale et chasser devant elle les élus du pays? Une résistance unanime se déclare contre la tyrannie parisienne; un violent désir de se soustraire à son joug éclate aux yeux mêmes du Gouvernement central. Ce n'est pas une conspiration, encore moins une pensée de fédéralisme; c'est un dessein ouvert et réfléchi: les provinces de France, comme les anciennes provinces des Gaules, ne veulent plus que leurs intérêts aillent s'engloutir dans Rome. »

Un conseil général, celui de la Gironde, rédigeait un programme complet de décentralisation administrative. La pensée fondamentale de ce programme était résumée dans les deux points suivants : « 1o rechercher quelles sont, parmi les affaires locales, celles qui peuvent être soustraites sans danger à tout contrôle administratif, et les en affranchir; 2o décider que tous les actes qui resteront soumis à des formalités en trouveront la solution et le terme au siége de l'autorité départementale. »

Ainsi, le contrôle de l'autorité supérieure serait remplacé, dans tous les cas où cela serait reconnu nécessaire, par celui de

l'autorité départementale; le centre serait transféré de la capitale au chef-lieu du département. La centralisation ne serait pas supprimée, mais le cercle serait rétréci; le centre se trouverait rapproché de la circonférence (1).

Cette attitude nouvelle trouvait, dans l'Assemblée elle-même, un savant interprète, M. Raudot. L'honorable représentant de l'Yonne voulait que les affaires de la commune fussent étudiées, discutées et décidées dans la commune; que les affaires du département fussent étudiées, discutées et décidées dans le département; il voulait, en conséquence, que les communes et les départements, cessant d'être placés sous la tutelle de l'État, pussent s'administrer librement, acquérir, vendre, aliéner, échanger, louer, affermer, concéder, édifier, démolir, restaurer, plaider, transiger, hériter, comme toute personne civile, sans subir les longs retards, les tyranniques entraves qu'apporté à l'accomplissement de ces actes l'obligation qui leur est imposée d'obtenir, pour les uns, l'autorisation préalable, et, pour les autres, l'approbation ultérieure du préfet ou du ministre, si ce n'est même du président de la République.

M. Raudot voulait également que tous les maires, sans exception, fussent nommés par les conseils municipaux et choisis dans leur sein, et que l'administration des intérêts départementaux, assimilée à l'administration des intérêts communaux, passât des mains de l'agent. du pouvoir central aux mains d'un membre du conseil général, élu par ses collègues. II voulait, enfin, que les attributions de l'agent du pouvoir central dans chaque département fussent celles d'un simple commissaire du gouvernement, chargé de veiller à l'exécution des lois d'application générale, de sauvegarder les droits de l'État, de protéger les intérêts des tiers, de réprimer les excès de pouvoir, de suppléer à la négligence des magistrats et d'ordonner les mesures de sûreté publique.

Ce n'était pas un sentiment sans importance que ce désir d'émancipation politique, si on réfléchissait qu'une preuve récente de la vitalité départementale avait été donnée dans l'élection du président de la République.

(1) Voyez à l'Appendice l'analyse de la session des conseils généraux.

Le 29 décembre, M. Rateau présenta une proposition ayant pour but de fixer par un décret le jour de la dissolution de l'Assemblée constituante, et la convocation de l'Assemblée législative. En voici le texte.

« Art. 1er. L'Assemblée législative est convoquée pour le 19 mars 1849. » Les pouvoirs de l'Assemblée nationale constituante prendront fin le même jour.

» Art. 2: Les élections, pour la nomination des sept cent cinquante membres qui devront composer l'Assemblée législative, auront lieu le 4 mars 1849. >> Chaque département élira le nombre de représentants déterminé par le tablean annexé au présent décret.

» Art. 3. Jusqu'à l'époque fixée pour sa dissolution, l'Assemblée nationale s'occupera principalement de la loi électorale et de la loi relative au Conseil d'État. *»

Repoussée par le comité de législation, à la majorité de 19 voix contre 18, rejetée dans le comité de la justice par 15 voix contre 15, la proposition fut, le 9 janvier, l'objet d'un rapport de M. Grévy. Une partie de l'Assemblée, celle qui se trouvait en communauté d'opinions avec l'honorable rapporteur, paraissait désireuse d'empêcher la lecture du rapport et demandait l'ordre du jour avec instance.

Il fallut que M. Deslongrais rappelât que la lecture de tout rapport était de droit, dès qu'elle était réclamée. Malgré cette conspiration du silence, M. Grévy dut faire connaître son rapport, dont la forme, on pouvoit s'y attendre, était, malgré de nombreux adoucissements obtenus au sein de la commission, à la fois âpre et provocante. Les conclusions étaient impérieuses et violentes, et allaient directement contre le vœu du pays. Les raisons sérieuses, tirées des principes de tout gouvernement régulier, et qui faisaient envisager comme indispensable la séparation d'une Assemblée hostile au pouvoir quadriennal, n'avaient pas été discutées sérieusement par M. Grévy. Selon l'honorable rapporteur, l'Assemblée constituante ne pouvait se retirer avant d'avoir accompli son mandat, et ce mandat était de donner au pays une constitution républicaine et des lois organiques. Une constitution, ajoutait-il, n'est qu'un recueil de dispositions abstraites, et une Assemblée, qui ne ferait pas les lois organiques,

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