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Ce fut une étrange époque que le mois d'avril 1814, époque de transition entre un empire tombé et une royauté qu'on attendait. De quelque côté que se portassent les regards, on n'apercevait que ruines, désordre, confusion. Il y eut un moment, du 10 au 20, où l'on vit réunis, dans une étendue de moins de quinze lieues carrées, et protégés par un demi-million de soldats appartenant à toutes les races et à toutes les nations de l'Europe Napoléon (à Fontainebleau); le comte d'Artois (aux Tuileries); l'impératrice Joséphine (à Rueil); l'impératrice Marie-Louise et le roi de Rome (à Rambouillet); les empereurs de Russie et d'Autriche, le roi de Prusse et le prince royal de Suède (à Paris).

Le prince de Bénévent, durant tout ce mois d'avril, eut la direction suprême des affaires. Ses actes, dans cette période, donnent sa véritable portée. Homme de gouvernement, il ne se contenta pas de confier le département de la guerre au général décrié, sur qui pesait l'indigne capitulation de Baylen, et de placer un prêtre à la grande chancellerie de la Légion-d'Honneur, alors qu'il cherchait à rallier au pouvoir dont il était le représentant, l'armée et ses chefs; on le vit, en outre, prêter étourdiment les mains à ceux des articles de la constitution du 6 avril qui couvraient de ridicule et de mépris le corps politique auquel seul il empruntait son influence et sa force. Administrateur, la spoliation du trésor impérial, la mission donnée à Maubreuil, les arrêtés qui livrèrent, du jour au lendemain, tous nos ports, tous nos marchés à l'invasion des marchandises anglaises, disent comment il comprenait les finances. Enfin, la convention d'armistice, point de départ, base obligée des négociations politiques et du traité de paix à intervenir, qu'il signa sans hésiter, sans discuter, donne sa mesure comme homme d'État.

Le traité d'armistice et l'ordonnance sur les droits de douanes furent les dernières mesures dont le comte d'Artois prit la responsabilité officielle. Le 20 avril, Louis XVIII avait enfin quitté sa retraite d'Hartwell, et le 21 il était entré à Londres, Sa ré

ception dans la capitale britannique fut solennelle. Complimenté par le prince régent, il lui fit la réponse suivante :

« Je prie Votre Altesse Royale d'agréer les plus vives et les plus sincères actions de grâces pour les félicitations qu'elle vient de m'adresser. Je lui en rends de particulières pour les attentions soutenues dont j'ai été l'objet, tant de la part de Votre Altesse Royale que de celle de chacun des membres de votre illustre maison. C'est aux conseils de Votre Altesse Royale, à ce glorieux pays et à la confiance de ses habitants que j'attribuerai toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de ses ancêtres, et cet heureux état de choses qui promet de fermer les plaies, de calmer les passions et de rendre la paix, le repos et le bonheur à tous les peuples. »

Ce langage, qui mécontenta, dit-on, les souverains alliés, qui devait blesser plus justement la fierté du peuple que ce prince venait gouverner, n'était pas seulement impolitique, il n'était pas rigoureusement vrai. Sans doute l'Angleterre, âme de toutes les coalitions formées pendant vingt ans contre la république et contre l'empire, les avait toutes provoquées, toutes soldées, et sans elle, sans sa haine persévérante, implacable, l'empereur aurait encore pu maîtriser la fortune, même après les désastres de 1812. Mais Alexandre seul avait décidé la chute de la dynastie impériale et le rappel des Bourbons. La GrandeBretagne n'avait aucun représentant dans le conseil qui se tint le soir du 31 mars à l'hôtel Talleyrand.

Le 24, Louis XVIII s'embarqua à Douvres sur un yacht anglais portant pavillon d'amiral de France, et qu'escortaient six vaisseaux de ligne et plusieurs frégates de la marine britannique. Cette escorte étrangère ne le quitta qu'à l'entrée du port de Calais, où le yacht le déposa, en même temps que la duchesse d'Angoulême, le prince de Condé et le duc de Bourbon, ses compagnons de route et de traversée.

Le premier personnage considérable de la France nouvelle qui se présenta devant le chef de la maison de Bourbon et qui reçut ce prince au moment où, après un exil de vingt-deux années, il posait le pied sur le territoire français, fut un ancien

soldat de la république, devenu un des chefs militaires de l'empire, et à qui la destinée, à seize ans de là, réservait une mission bien différente, le général de division comte Maison '.

1. Le général Maison devait être un des commissaires qui présidèrent à l'embarquement de Charles X à Cherbourg, après les journées de juillet 1830.

CHAPITRE II.

Départ de Louis XVIII de Calais; son arrivée à Compiègne; notes de M. de Talleyrand; séjour du roi à Compiègne; réceptions; présentation des maréchaux; discours du prince de Neufchâtel et du président du Corps Législatif; réponses du roi. — Attitude du Sénat; sa résistance; arrivée de l'empereur Alexandre à Compiègne; son entrevue avec le roi; ils conviennent d'une déclaration de droits. Départ de Bernadotte de Paris. — Arrivée de Louis XVIII à Saint-Ouen. - Projet de déclaration apporté par M. de Talleyrand; discussions; nouvelle intervention d'Alexandre; déclaration de Saint-Ouen; le roi reçoit le Sénat. Entrée de Louis XVIII à Paris; cortége; défilé; l'ex-garde impériale.- Composition du ministère.-Premiers embarras; essais de reconstruction d'ancien régime; les solliciteurs. -Ordonnance sur la marine; nombreuses créations d'officiers-généraux et d'officiers supérieurs.- Réorganisation de l'armée.-Commission de rédaction pour la Charte; ses délibérations les 22, 23, 24, 26 et 27 juin; enfantement de l'acte constitutionnel. — Traité de paix du 30 mai; articles additionnels et secrets; encore M. de Talleyrand, Ouverture des Chambres; séance royale; discours de Louis XVIII et de M. Dambray; lecture de la Charte; composition de la nouvelle pairie; l'ancien Sénat.

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Louis XVIII quitta Calais le 26 avril; il coucha, le soir, à Boulogne; le lendemain, 27, à Abbeville; le 28, à Amiens; le 29, il descendit au château de Compiègne, où il s'arrêta.

Absorbé, depuis Calais, dans les pompeuses fatigues de la royauté, obligé de subir les harangues et les hommages de toute la population officielle des villes, des bourgs et des villages placés sur la route, le nouveau roi n'avait eu ni le temps ni le loisir d'aborder sérieusement le point le plus difficile de sa position. La question de constitution restait entière. Les opinions représentées par le Sénat et par le comte d'Artois avaient près de lui deux négociateurs : l'un, le général russe Pozzo di Borgo, avait été dépêché par Alexandre, dans le but de décider le roi à accepter la constitution sénatoriale; l'autre, le comte de Bruges, avait été chargé, par le lieutenant-général et sa petite cour, de faire triompher la cause des vieilles formes et du vieux droit. L'acte constitutionnel du 6 avait, dès l'abord, irrité Louis XVIII. Toutefois ce n'étaient point les garanties politiques stipulées dans cet acte qui le mécontentaient; sa pensée, on l'a vu dans le pré

cédent volume, s'était familiarisée depuis longtemps avec la nécessité d'une transaction. Mais consentir à ne monter sur le trône qu'en vertu du rappel du Sénat, à ne prendre le titre de roi qu'après avoir solennellement juré l'observation des clauses dictées par les sénateurs, voilà ce qui révoltait sa fierté. Une pareille concession lui semblait l'abandon de tous les droits de sa naissance, une atteinte à l'honneur de sa race. Vainement M. de Talleyrand lui faisait remettre à chaque relais, pour ainsi dire, des rapports, des notes dans lesquelles ce personnage lui disait « qu'il croyait indispensable à Sa Majesté de déclarer, par des ́ lettres-patentes publiées avant son entrée à Paris, qu'elle acceptait la constitution, sauf la modification ultérieure de plusieurs articles qu'elle se réserverait de discuter dans le Sénat; qu'il était de la plus haute importance de fixer le jour pour la prestation du serment, afin d'arrêter la fluctuation des idées et de lier le soldat; de ne donner aucun pouvoir aux maréchaux, mais de flatter leur vanité; que l'amour du peuple pour la personne du roi allait jusqu'à l'exaltation, mais que l'armée avait un mauvais esprit... etc.;» ' Louis XVIII ne se décidait pas. A la vérité, les informations transmises par les royalistes annonçaient qu'il pouvait et devait tout oser. Ces avis allaient mieux à ses secrètes convictions; mais les royalistes s'étaient trompés si souvent, ils lui avaient tracé, dans d'autres occasions, des tableaux si peu fidèles de la situation de la France, ils étaient restés si complétement effacés comme opinion et comme parti durant tout l'empire, qu'il se tenait en défiance contre leurs conseils et leurs affirmations.

1. Une de ces notes se terminait ainsi :

<< M. de Talleyrand met tout son bonheur à dévouer sa vie entière au service du roi et ne demande rien pour lui; cependant il se croit nécessaire aux relations extérieures et en demande le département. M. de Talleyrand supplie, en outre, le roi de vouloir bien accorder à madame Edmond de Périgord le titre de dame du palais, dont sa conduite et sa piété la rendent digne. » La dame dont M. de Talleyrand exaltait les mœurs et la piété est là même qui s'est rendue si étrangement célèbre depuis sous le nom de duchesse de Dino.

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