Page images
PDF
EPUB

veroit par cela même en état de guerre légitime. Etoit-ce le droit ou la force qui manquoit aux amis de Socrate et de Phocion pour les arracher des mains des bourreaux ? Etoit-ce le droit ou la force qui manquoit aux cinq mille Athéniens vendus pour l'esclavage, en vertu d'une loi rétroactive portée par le peuple, sur la demande de Périclès (1)? Les bons citoyens eussent-ils été coupables, s'ils se fussent révoltés contre cette affreuse loi, par laquelle le peuple faisoit dresser des autels aux courtisannes de Démétrius, fils d'Antigone, et déclaroit que tout ce qu'il lui plairoit de commander seroit tenu pour saint envers les dieux et juste envers les hommes?

Si la plus grande partie d'un peuple se laissoit 'entraîner par des imposteurs dans l'anarchie la plus violente, comment donc pourroit-on blâmer ceux qui, connoissant le danger, voudroient fermer l'abyme, sauver leurs concitoyens, leurs femmes et leurs enfans? Seroient-ils alors obligés de compter les suffrages d'une foule d'hommes séduits et passionnés, de marcher en esclaves à sa suite vers une perte certaine qu'ils appercevroient et qu'elle ne verroit pas ?

(1) Cette loi privoit des droits de cité, tous ceux qui n'étoient pas nés de père et de mère athéniens.

Ah! si jamais une obéissance aveugle pouvoit être un devoir, si jamais il pouvoit être criminel de résister aux ordres qu'on reçoit, lors même qu'on les jugeroit contraires à l'équité, ce seroit quand ils émanent d'une autorité consacrée par une longue possession: mais quels titres ont à l'obéissance des gens de bien, des usurpateurs dont les institutions n'ont pas été librement approuvées par le souverain légitime?

CHAPITRE XXX I X.

Est-il possible de maintenir la constitution nouvelle ?

CEUX qui hasarderoient leurs vies et leurs fortunes sur une mer orageuse, dans un bâtiment d'une forme jusqu'alors inconnue, contraire à toutes les règles de la construction, dont la voi lure arrêteroit la marche, bien loin de la favoriser, dont les parties mal liées ensemble tendroient à se disjoindre, et dont les interstices laisseroient pénétrer l'eau de toutes parts, ne seroient pas plus insensés que ceux qui ont voulu concilier l'ordre public avec la constitution nouvelle. Les premiers pourroient entendre du rivage une foule d'ignorans dont les cris d'approbation étoufferoient les reproches et les conseils des navigateurs expérimentés.

Quoique la nouvelle constitution soit sans exemple à beaucoup d'égards, il n'a pas fallu cependant de grands efforts de génie pour la eréer. Ses auteurs n'ont eu d'autre peine que celle de faire un mélange de la doctrine du

contrat social, de plusieurs maximes et de plusieurs institutions de la Pensylvanie, de copier beaucoup d'articles des anciens édits sur les administrations provinciales, districts et municipalités, d'ajouter soigneusement tout ce qui devoit produire l'anarchie, augmenter l'influence de la populace.

Dans aucun état ancien ou moderne, on n'établit une telle démocratie. Dans les républiques les plus populaires de l'antiquité, plus de la moitié des habitans étoient exclus de tous les droits de cité, comme étrangers, affranchis ou esclaves; et cependant on avoit senti qu'il étoit nécessaire de contenir le pouvoir des citoyens dans de justes limites, de le tempérer. par l'autorité des conseils des vieillards, de. certaines magistratures indépendantes du peuple, par des droits négatifs ou d'opposition contre les décrets des assemblées générales, par les formes de ces assemblées, par la puissance paternelle, par une plns grande influence dans les suffrages à raison des richesses, par la religion, les augures, le respect du serment. De telles constitutions n'ont pu subsister long-temps dans leur premier état, et l'on voudroit que celle de France fût facile à maintenir ! Elle a eu dès

sa naisance tous les symptômes de la décrépititude. Elle a précisément les caractères de la dégénération de la démocratie, que nous indique Montesquieu (1), Elle nous a donné les derniers temps de la république d'Athènes ; quand les indigens étoient payés pour assister aux délibérations, quand le peuple étoit entraîné par des factieux, dont les uns de basse extraction puisoient leurs moyens dans leur audace (2); d'autres plus opulens, dans leurs largesses; d'autres enfin, dans leur éloquence; quand les orateurs, au lieu de l'ancienne simplicité, de l'ancienne modestie du maintien et des discours, se dintinguoient parleurs cris, leurs gestes, leurs fureurs, se vendoient aux ennemis de leur patrie se faisoient seconder par des hommes armés, par les clameurs, les applaudissemens de la multitude. Elle nous a donné les derniers temps de la république de Rome, quand la plus vile populace dictoit les plébiscites, quand les gens de bien étoient exilés, persécutés, les suffrages achetés, les élections dominées par des violences, des assassinats, des largesses, ainsi

[ocr errors]

(1) Esprits des lois, liv. 8, chap. 1.
(2) Voyage d'Anacharsis de M. Barthélemy.

« PreviousContinue »