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pas beaucoup plus de la connaissance du ciel d'en haut que de celle du ciel d'en bas, si féconde en imprévu et en émerveillements.

Un soir, entre les astres naissants et mes yeux enfantins, passèrent des noctuelles, et, comme si j'avais eu dès lors un pressentiment de mes principales pensées et mes préoccupations viriles, l'intérêt que j'éprouvai pour ces bestioles fut tel que, des mois et des ans, trouvant plus sage de regarder à peine au-dessus de moi et surtout au-dessous de moi, j'en oubliai les étoiles...

**

Les noctuelles passaient si près de mes cheveux que, parfois, le battement de leur vol précipité et en apparence incohérent les soulevait sur mon front comme d'un coup d'éventail. Un peu plus haut, des chauves-souris plus importantes circulaient, usant d'un vol assez régulier et où les ailes battaient sagement. Je ne veux même pas m'inquiéter du nom scientifique de cette race, dont j'appelai bientôt les représentants, pour moi tout seul, ratonsvolants. La noctuelle est d'un beau gris sombre et velouté, couleur d'ailes de grand paon de nuit et est pourvue d'un museau de bouledogue, d'oreilles de carlin. Le ratonvolant est de couleur plus fade et terne, moins oreillard et devancé d'un nez moins épaté... Mais auparavant, dans les suprêmes rayons du soleil, un couple de chauvessouris encore plus considérables, de celles que l'on nomme, je crois, roussettes, s'était laissé tomber d'un recoin du toit de M. l'aumônier et poursuivait jusqu'à des altitudes de soixante mètres et plus, une chasse méthodique, lente, posée et presque diurne encore. Telles sont les trois variétés de petits mammifères aériens qui, du printemps à l'automne, hantent les crépuscules de France.

Quelques années plus tard, je parvenais à m'emparer d'une roussette de belle taille, dans la cave d'un antique château dont il ne restait plus déjà qu'une tour et de vagues ruines, sur une des collines adverses, de l'autre côté du Lot et à dix bons kilomètres, à vol de chauvessouris, des jardins de Jolibeau. C'était une créature impressionnante, de trente bons centimètres d'envergure,

nerveuse, musclée, se débattant comme une diablesse quand j'essayais de la saisir dans la boîte où je l'avais logée, nourrissant l'espoir de la rendre plus sociable en la comblant de friandises et de caresses. C'était, en miniature, un de ces renards volants qui abondent dans certaines îles océaniennes et que je n'ai jamais observés, hélas ! que le long d'un des plus beaux films qu'il m'ait été donné de voir, il y a une quinzaine d'années; pelure ocre et brune, museau chafouin, oreilles droites comme celles d'un chien de berger malinois... Et quelle dentition! Le pouce de ma main gauche en porte encore la marque Ma bête y accrocha ses mâchoires, sans crier gare, un jour où, justement, j'avais la persuasion qu'elle s'apprivoisait un peu. Un geste instinctif m'amena à secouer ma main au bout de mon bras levé; il y a tout lieu de croire que ma pensionnaire avait prévu cela; l'essor lui fut permis, et elle en profita pour prendre son vol et s'enfuir par la fenêtre ouverte au plein soleil du midi, avec une précision merveilleuse et un à-propos étonnant. J'ai dit que Roussette et toutes celles de sa race chassent avant même que le soleil se soit caché sous l'horizon. L'aventure que je viens de conter brièvement montre, en tout cas, qu'elles y voient clair en plein jour; je serai même presque tenté d'écrire que Roussette a le don de l'ironie car, au moment de franchir le cadre de la fenêtre, ― je revois cette scène d'une seconde comme si je l'avais encore sous les yeux, elle m'apparut de profil, et la position de sa grande main membraneuse, dont la pointe semblait toucher de son museau, semblait un hâtif pied de nez à mon adresse.

D'ailleurs, ce sera par hasard seulement qu'interviendront en ce récit Roussette et Raton-volant. Mon héroïne principale est Noctuelle, la toute petite qui voletait parfois si près de mes cheveux; j'ai dit que j'avais déjà borné mon ambition, entre l'espace sans limite et moimême, (qui n'en ai peut-être pas davantage), et que je préférais rêver de ce qui me paraissait saisissable.

Je ne sais plus qui m'avait révélé un des noms de la toute petite chauve-souris, la plus tardive et la plus abondante sous le ciel, la véritable annonciatrice des étoiles.

leur compagne dans l'espace durant quelques minutes; peut-être fut-ce le doux vieillard qui ne désespérait pas, avant de mourir, d'enseigner la danse à ses poules. Mais. Noctuelle, comme nom, était bien long et me paraissait prétentieux. Aussi, la première que je capturai s'appelat-elle Noctu tout court, par une de ces abréviations si familières à l'enfance, à l'argot des lycées et des collèges. Noctu, en outre, a le mérite essayez d'orthographier Noc-Tuhou Noktu, et vous verrez ! -- de sonner sur un timbre d'Extrême-Orient, de donner à la bête un nom qui complète sa silhouette, sa configuration cocasse, aiguë et précise de jouet, sinon d'objet indo-chinois ou japonais.

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Ce ne fut certes pas sans peine que je parvins à m'emparer de Noctu, qui passait pourtant si près de mes che

veux...

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II

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Le vieux Pile, car tel était son nom exact, et peutêtre a-t-il l'occasion encore de le signer d'une croix au bas de certains actes civils, le vieux Pile habitait dans le «< contre-bas », comme nous disions, près du jardin de la sœur de ma grand'mère ; j'ai indiqué que la plaine commençait de l'autre côté de la route, sans jamais varier de plus de deux ou trois mètres d'altitude jusqu'aux collines adverses, qui se traînaient en écharpes bleuâtres au bas du ciel, très loin en face de Jolibeau...

Le vieux Pile était maraîcher de son état, et son immense et plat laboratoire de salades, de choux, de radis, d'asperges et de melons s'étendait de la route déjà campagnarde jusqu'à la première rue urbaine, dont les maisons blanches et rouges étaient grises et roses dans le soir, à l'heure des noctuelles. C'était l'heure aussi où Pile montait jusqu'à la route pour y prendre, assis sur le talus, son repas du soir en causant avec les voisins et les passants.

Quand c'est le bon de l'an, j'aimerais mieux aller me coucher avec du vide dans l'estomac que de ne pas souper ici, devant mon monde, expliquait-il.

Son souper, du moins dans la saison des vacances,

était composé comme suit, immuablement : un oignon cru avec du gros sel ou des piments, ensuite du pain frotté d'ail et d'huile qu'il mangeait indifféremment avec un gros raisin de chasselas ou de minces tranches de saucisson; après quoi, il déclarait : « Je vais chercher le dessert... » Et il revenait du contre-bas jusqu'au talus, porteur d'une fastueuse écuellée de soupe, qu'il avalait à petites cuillerées, posément, avec un discours entre chaque cuillerée pour les auditeurs qui se trouvaient là, car il y avait toujours des auditeurs. Sa barrique, comme il disait, était à côté de lui: une pompe... La soupe finie, à la longue, il rentrait dans sa maison un instant, absorbait une gorgée de vin, s'en rinçait la bouche et la recrachait. « Ce n'est que pour le goût », déclarait-il. Il ne se grisait en effet que les jours de viande, dimanches et

fêtes... Et jamais on n'aurait pu imaginer, après ces libations quasi rituelles, de plus jovial compagnon; tout le quartier s'assemblait pour l'entendre chanter et plaisanter de courtoise manière, même ma tante, même M. l'aumônier, même le vieux maître à danser des poules. L'on pense bien que je n'aurais manqué pour rien au monde aucune de ces séances, et que j'y avais ma place aux premières.

Cher vieux Pile, qui vit peut-être encore, après tout! Il était grand, maigre, héronnier : une dégaine à la don Quichotte et une figure d'Arabe, aux poils grisonnants, aux yeux terribles, noirs comme du jais. Je suis sûr qu'il n'y avait pas, dans le fond, d'homme plus gai et plus farceur que lui sur cette terre, mais, sinon aux soirs des dimanches et des fêtes, jamais je ne l'ai vu rire; parfois, il secouait la tête, pinçait les lèvres, les bouts de son nez et de son menton devenaient encore plus pointus et il toussotait drôlement; c'était sa façon à lui de sourire. Il était sobre de paroles, mais toutes celles qu'il prononçait dissimulaient une ironie immense et sans fiel. Des heures durant, il restait assis devant sa porte ou sur le talus, le nez en l'air, fumant sa pipe, ne bougeant guère et silencieux; rien d'un rêveur, qu'on ne s'y trompe

pas il se racontait de bons tours par lui joués jadis, en méditait d'autres, supputait le comique de l'existence, imaginait des phrases lapidaires, des répliques définitives; il adorait de taquiner les enfants et les chiens, et, - allez expliquer cela! - ni ceux-ci ni ceux-là, qui sont infiniment plus sensibles aux vexations et au ridicule que les hommes raisonnables, ne lui en voulaient jamais. Jusqu'à moi, qui, pourtant, vers dix ans, me plaisais terriblement à berner ou moquer mon monde et qui aurais dû être jaloux et irrité de son talent de mystification infiniment supérieur au mien; jusqu'au chien du coutelier ambulant, un vieux roquet méfiant et peu communicatif, qui venait le saluer au passage et accueillait avec de petits grognements de joie les grimaces qu'il lui faisait en le montrant du doigt, ce qu'on sait que les chiens ont en horreur à l'ordinaire.

En la fin, porqué il te quierre tant, esto perro? demandait à Pile Antonio le coutelier, un Espagnol installé depuis beau temps en Lot-et-Garonne, mais qui n'en continuait pas moins à écorcher de manière épouvantable, le français, la langue d'oc et le castillan par-dessus le marché.

Un des procédés ironiques les plus familiers à Pile, dans le cours d'une conversation, était de répondre à une question nigaude qu'on lui posait par une autre question n'ayant absolument aucun rapport avec celle de son interrogateur. On voit souvent, dans Platon, Socrate én user de même.

Antonio, faisait Pile posément, pourquoi continuestu à parler chez nous ainsi qu'une vache de ton pays, tandis que ton chien, qui vient de Pampelune comme toi, aboie déjà presque aussi bien que ses camarades de la ville.

Ah! la joie qu'on devinait dans les yeux étincelants du vieux Pile, tandis qu'Antonio, très offensé, gesticulant, croyait devoir lui expliquer sérieusement en son charabia qu'un chien n'avait aucun mérite à cela.

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