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les eaux, autour des écueils poissonneux. Une longue file de barques noires croisées, s'avançaient, remorquées dans l'ombre glauque, laissant derrière elles un sillage de sainteté et de silence.

LE SILLAGE ET LE SOURIRE

C'était un convoi de blessés, naviguant vers les hôpitaux nocturnes qui, là-bas, attendaient cette charge de sang et de douleur. C'étaient les blessés de l'Isonzo et du Carso, les broyés, les mutilés, les moribonds qui descendaient par les chemins paisibles de la lagune. C'étaient les blessés souriants, les jeunesses sublimes, les miracles inconscients. Quelque chose de leur sourire ineffable, je ne sais quelle fraîcheur venue de leur souffrance semblait reluire dans le sillage saint, sillon d'âme, trace spirituelle.

Le cœur nous tremblait comme à l'instant où nous étions penchés pour découvrir la tombe de fer au fond de la mer funeste.

Nous nous abaissâmes en volant, avec un mouvement qui peut-être correspondait à une volonté de nous age-nouiller. Et les fleurs des grèves, les asphodèles violets de l'estuaire dont nous avions conservé quelques-uns en souvenir des héros marins, je les répandis sur ce convoi silencieux et glorieux comme le sépulcre submergé.

FACE A FACE

Et mon chant le plus haut, Chiaroviso, Clairvisage, c'est le chant que ce soir-là je ne chantai point, mais que je suis certain d'entendre de nouveau en moi, quand se fera la nuit et que je me retrouverai avec mon pilote, face à face.

GABRIELE D'ANNUNZIO.

(Traduit de l'italien, par ANDRÉ DODERET.)

LA VIE LITTÉRAIRE

LA FANTAISIE ET LE ROMAN

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- Tendres

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Tant pis pour toi, par Gérard D'HOUVILLE (Fayard). Suzanne
et le Pacifique, par Jean GIRAUDOUX (Émile-Paul).
Stocks, par Paul MORAND (Nouvelle Revue française).
Anicet, par Louis ARAGON (Nouvelle Revue française).
Addy, ou Promenades d'amants et villégiatures, par le comte
DE COMMINGES (Bernard Grasset).

Qu'est-ce que la fantaisie? Bien fin serait celui qui saurait capturer cet oiseau chantant dans les sombres rets de la critique. Novalis a écrit : « Les principes de la fantaisie ne seraient-ils pas les principes opposés (mais non renversés) de la logique?» Voilà la définition même du fantastique, qui est en effet une logique à rebours, mais non de la fantaisie.

Il me paraît que celle-ci est une manière fort indépendante et personnelle de corriger la réalité; la réalité nous oppresse; elle nous inflige des lois inexorables et des règlements inflexibles, elle ne nous laisse aucune liberté. Grâce à la fantaisie, nous arrivons à nous évader d'elle; nous traçons, en marge du sombre livre que la vie nous offre, des dessins capricieux et légers qui finissent par nous intéresser davantage que ce livre lui-même. Il n'y a pas de logique dans ces dessins, ils sont aussi libres que les vols de dauphins et de galères au-dessus de la place de la Concorde que Méryon a placés dans ses gra

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vures; ce sont les signes extérieurs qui représentent l'effort intérieur que fait une imagination pour se désadapter et reconquérir son indépendance. Aux yeux d'un psychologue, il y a peut-être plus de confession dans un roman fantaisiste que dans une étude réaliste.

La fantaisie n'est pas nouvelle; elle a rempli d'oiseaux sifflants les comédies d'Aristophane et mêlé les masques de la satire aux tragédies grecques; elle a permis à Lucien de railler les dieux agonisants. Elle a inspiré Shakespeare, Ben Jonson et l'Arioste; elle est dans Marivaux et dans Musset, dans Heine et dans Jean-Paul Richter, dans Sterne et dans Meredith, mais à la fin du dix-neuvième siècle, les écrivains crurent l'avoir tuée. Coupeau avait rogné ses ailes et Lucien Pelligrin lui crachait au visage.

Or, avec le vingtième siècle, la fantaisie est ressuscitée, brillante comme le Phénix. Sur dix livres de valeur qui paraissent, huit sont inspirés par elle. Sous des noms divers, toutes les écoles littéraires qui se suivent depuis vingt ans sont des associations de fantaisistes. Cela est si vrai qu'on a de la peine à ne pas montrer en ce moment une certaine injustice à l'égard des romans qui procèdent encore des méthodes qui furent celles d'Auteuil et de Médan.

Je lis chaque jour, ici ou là, que notre littérature actuelle n'a pas de tendance précise, qu'elle va au hasard et qu'on ne saurait lui trouver de loi générale. Ces affirmations m'étonnent toujours; deux courants bien visibles se partagent aujourd'hui nos lettres: celui dont je parle et une nouvelle façon d'envisager le roman psychologique, et sur laquelle j'aurai souvent à revenir. Mais je ne veux maintenant que parler de notre fantaisie.

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Celle de Gérard d'Houville paraît à première vue la plus classique de toutes; je veux dire qu'elle procède

évidemment d'une tradition. Non certes qu'elle soit un écho d'autres voix, mais pour exprimer l'idée poétique, légère et délicieuse, bien qu'amère, que Gérard d'Houville se fait de ce monde, il a recours, non à des associations nouvelles de mots ou d'idées, mais à des messagers dont la forme extérieure nous est déjà connue. La forme extérieure, oui, mais non le message dont il les charge. Et c'est l'importance et la qualité de ce message qui font le prix de cette fantaisie.

Mettez bout à bout un récit de voyage fait par deux amoureux, conté comme s'il devait être publié par la Vie parisienne, et celui d'une visite féerique à l'enchanteur Merlin, ajoutez-y une moralité, qui a l'esprit et presque la forme d'une moralité de La Fontaine ou de Perrault, et vous aurez le plan de Tant pis pour toi. C'est un disparate, direz-vous. Aucun livre n'en a moins. La même imagination fait paraître extravagant le voyage de nos deux amoureux et naturelle, et pour ainsi dire, quotidienne, la visite à Merlin. Les deux plateaux de la balance demeurent égaux, tant le dosage des éléments en présence est subtil.

Et maintenant sur cette trame, répandez la poésie, l'esprit, l'espièglerie, la grâce, je ne sais quoi d'aisé, de capricieux, d'abandonné, de fleuri, l'insaisissable douceur de l'ombre que fait une rose sur un mur, et vous comprendrez pourquoi ce livre est séduisant et légèrement capiteux. Vous goûterez un style qui a l'air d'être écrit au courant de la plume, mais qui recèle au fond les roueries et les subtilités cachées d'un écrivain véritable, qui ne veut jamais paraître solennel, ni apprêté. Et vous verrez mille imaginations gracieuses courir de page en page le vent d'avril, Adolphe, la fourrure du renard redevenue vivante, les flacons d'eau magique, les conversations de Merlin, la danse avec l'arbre, le rouet de Morgain, etc., etc.

Il y a dans ce livre le sourire ingénu d'un enfant qui

voit le monde et ses mystères pour la première fois et le désenchantement savant de Merlin lui-même ; et sa trame est faite d'un double fil, l'un de moquerie, l'autre de poésie.

Mais tant de légèreté ne nous cache qu'à demi le message de Tant pis pour toi. Ce livre qui semble irréel est d'une grande et terrible vérité; il nous montre avec une cruauté triste l'immense solitude dans laquelle se débattent ceux qui s'aiment ou croient s'aimer. Cette vérité n'est pas entièrement nouvelle, certes, mais ce qu'il y a de nouveau, ici, c'est, d'une part, de nous montrer en quoi est insatiable l'amour d'une femme, et, d'autre part, l'impossibilité pour l'homme de comprendre ou, s'il la comprend, d'admettre cette insatiabilité. Rémy refuse de donner tout son temps, toute sa vie, toutes ses pensées à Marinette, et Marinette ne peut lui pardonner la moindre distraction à son égard. « La femme n'est pas exigeante, disait déjà Théodore de Banville, un autre fantaisiste : il lui faut simplement tout. » Il faut tout, en effet, à l'héroïne charmante de Gérard d'Houville, et elle a raison, puisqu'elle aime, mais si elle possédait ce tout que son amant ne lui donnera jamais, elle imaginerait, si l'on peut dire, un au-delà à ce tout et se trouverait de nouveau démunie. Et Rémy a raison aussi, car s'il n'admettait pas de pouvoir faire autre chose que d'aimer Marinette, il finirait certainement par l'ennuyer et détruirait toute sa vie pour rien.

Ces deux êtres portent en eux la logique de leur espèce; ils s'opposent par leur être même, ils ne sont plus Rémy et Marinette; ils sont l'homme et la femme, divisés et solitaires, comme au jour où ils sortirent ensemble du Paradis terrestre, sous la malédiction de Dieu. Il y a beaucoup de fleurs dans ce roman, mais elles sont là pour nous cacher le plus longtemps possible la redoutable vérité dont il est chargé. Comme chez Musset, auquel on l'a si souvent et si justement comparé, Gérard

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