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sur les ombres effilées des arbres, comme sur un râteau démesuré.

LE PRE SECRET

C'est un pré secret, enfermé entre des rideaux de peupliers, silencieux et doux comme l'être qui aime à se soumettre. Les arbres brûlent par la cime, comme des cierges, peupliers et saules aux longues branches verticales légers, aériens. Les ombres s'allongent jusqu'à toucher l'autre extrémité. Le ciel pâlit. Ma mélancolie se fait plus musicale encore, mesurée par le galop ryth mique de mon cheval. Je revois, ou mieux, je sens encore certains crépuscules florentins sur le Champ de Mars, en face de Fiesole, glorieuse dans le rayonnement de ses murs égratignés.

Le passé, le présent, plus rien n'a de valeur. Le présent n'est qu'un levain.

• TEMPUS MORIENDI,

Je suis pris de je ne sais quelle volonté de mourir. J'écoute la mélodie du monde qui signifie : « Il est temps de mourir, tempus moriendi. »

Je sors du pré comme de moi-même; mon cheval est en sueur. Je retourne sur la route brutale, dans l'atroce fracas des camions. Fumée, poussière, puanteur, cris, encombrement. Et le ciel est pourtant si ardu et tellement immaculé !

Dans l'écurie, c'est l'odeur du camphre, l'odeur de la mixture anglaise. Une étrange torpeur m'envahit, dans le box, entre le mur et le bat-flanc, sur la paille fraîche tandis que le palefrenier frictionne l'épaule de Vaïvaï Aucune envie de rentrer chez moi, de continuer à vivre Je songe à une tranchée profonde sur le mont Saint Michel, dans le Bosco Cappuccio où l'on meurt, où la mort frappe et déchire vite, où le corps devient inerte comme la boue, comme le roc, subitement.

Je rentre chez moi. Tous les soucis de la vie commune, de cette autre vie, sont là, sur ma table. Si je dois finir demain, faut-il prendre la peine de m'en préoccuper?... Donatella est là, dans son cadre d'émail avec ses deux lévriers favoris, avec Agitator et Great Man, avec le fauve et avec le noir. La prairie de Dame-Rose m'apparaît, le mur pâle, la grange basse, le jeu des chiens dans l'herbe folle. Heures lointaines, heures de solitude, d'ivresse, d'affliction.... Et la tombe de ma pauvre Dorset Red, làbas, dans l'angle: un tertre, semblable aux tertres des soldats que je vis hier sous les cyprès d'Aquilée, à l'ombre du vénérable campanile... Et l'immense guerre qui rem plit les continents et les îles, la gigantesque force ennemie, la terrible pulsation de la race barbare.

Mon Dieu ! mon Dieu ! grandis demain de mille coudées notre stature! Donne-nous le sentiment de notre puissance, de notre droit divin, de l'empire dont nous sommes les héritiers!

<< Lançons notre cœur par-dessus le Carso et allons le rechercher. Voilà ce qu'il faut faire, » ainsi parlait, hier soir, un brave qui sentait la tranchée moisie.

D'où vient que nul chant ne me jaillisse du cœur? Et lorsque je fais effort et me prépare à composer le chant attendu, pourquoi suis-je pris d'une espèce de répugnance qui ressemble à de la honte?

Je le sais, je le sais, ô mon pays! Je veux disparaître avant que m'abandonne la foi.

GABRIELE D'ANNUNZIO.

(Traduit de l'italien, par ANDRÉ DODERET.)

(A suivre.)

LA QUESTION DE L'OPÉRA

Tous les peuples du monde aiment les spectacles d'apparat, où la représentation n'est pas seulement sur la scène, mais dans la salle, où le spectateur est acteur à sa manière, où l'on vient autant pour voir que pour être vu. Tous les peuples ont construit des théâtres magnifiques où ils se donnaient à eux-mêmes l'image de leur grandeur, de leur luxe, de leur opulence. Les Grecs ont eu Olympie, les Romains le Grand-Cirque et le Colysée. Sous Louis XIV, la cour de France prenait ce genre de plaisir dans les jardins de Versailles, de Marly, de SaintCloud, ou dans les galeries des châteaux royaux quand le temps ne permettait point les réunions en plein air. La civilisation qui s'épanouissait sous notre ciel associait tout naturellement ces pompes à des spectacles de musique et de danse, comme jadis les vieux Romains les déployaient autour des combats de gladiateurs, comme les Espagnols les mêlent à leurs courses de taureaux.

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Napoléon III voulut doter notre démocratie d'un monument où ses fêtes pussent se dérouler avec splendeur. Il fit construire l'Opéra. C'est un cénotaphe. Une société encore ingénieuse dans ses plaisirs, héritière de trois siècles de goût raffiné, sut l'animer de son entrain et de ses élégances. On y vit entre 1875, date de l'inauguration, et 1914, quelques galas resplendissants, et il y eut une époque où la beauté des femmes, leurs toilettes, l'éclat donné aux représentations, la mise en scène, le prestige de quelques magiciennes du chant ou de la danse, vivifièrent la morne architecture de Garnier.

La guerre enleva aux Parisiens le goût du faste, du décorum, voire même des toilettes somptueuses. Celui-là, il est vrai, ne tarda point à renaître, mais avec une telle virulence chez les femmes, qu'elles se mirent à porter dans la rue des ajustements qu'on ne montrait jadis qu'aux lumières, qu'elles exhibèrent dès les premières heures du jour des diamants et toutes sortes de bijoux dont on ne se parait autrefois que le soir, dans les festins, au théâtre ou dans les bals. La rue devenant le kaléidoscope de la société, à quoi bon l'Opéra?

N'est-ce point là l'essentiel de la question? Il ne s'agit pas de savoir s'il existe à Paris un nombre de passionnés de la musique et de la danse suffisant pour emplir chaque soir la salle de Garnier. Cette salle, dont l'acoustique n'est point bonne, ne satisfera jamais les vrais amateurs. Il s'agit de savoir si Paris conserve une société assez opulente, assez amoureuse d'elle-même, assez différenciée de la foule des boulevards pour se plaire à son propre spectacle, et pour que ce spectacle, en quelque sorte national, soit subventionné comme il convient par le trésor public! La France veut-elle continuer à offrir au monde la vue des plus jolis visages, des plus superbes diamants, des plus belles robes, en un mot de la société la plus élégante, et tout cela dans l'atmosphère délicate et raffinée que créent la musique et la danse, quand elles sont choisies exécutées? Voilà qui décidera du sort de l'Opéra et qui relève de la critique des mœurs.

et bia

Au début de ses souvenirs de la vie parisienne sous l'Empire, Marcelin raconte une représentation de gala à l'Opéra. La cour des Tuileries y assiste avec les souverains russes venus à Paris pour l'Exposition universelle. L'estrade improvisée pour l'empereur et ses invités occupe tout le fond de la salle. « L'admirable ensemble circulaire

est interrompu fâcheusement », dit Marcelin, « fier de sa belle salle d'opéra », par cette construction de fortune, « ces tentures provisoires de velours fripé, ces écussons de carton et ces trophées de drapeaux sales, invariable ment destinés à témoigner l'allégresse publique ». Le vieux Parisien est choqué par le manque de goût qui préside à ces pompes officielles, mais il se console en pensant que les nobles spectateurs ne verront rien de ces horreurs, adossés qu'ils seront à cette bâtisse inattendue, et ses yeux se portent avec complaisance sur les loges.

Dans l'avant-scène, un ambassadeur et une ambassadrice, l'ambassadeur chargé de croix et de rubans, l'ambassadrice portant au cou un double collier de diamants, gros comme le poing. Dans la grande loge, entre les colonnes, la plus blonde et la plus blanche des duchesses, en souple mousseline, mais capitonnée de perles et de diamants courant en broderie compacte sur le corsage. En face, de l'autre côté de la salle, autre duchesse, le profil anglais le plus fier et le plus fin, surmonté d'on ne sait quel diadème plat et bas, en cheveux nattés. Dans une baignoire de côté, trois violettes, trop jolies dans la pénombre... Quelques habits brodés apparaissent çà et là, annonçant la fin du dîner au château et l'arrivée de la cour. Deux chambellans rouges vont et viennent sur l'estrade, une liste à la main, un cent-garde monte sa faction de chaque côté de la scène... Dix heures. La cour!

« Splendide, écrit Marcelin, le premier moment d'entrée. Toute la salle s'est levée, et, du parterre au cintre, cinq étages de toilettes, entièrement développées et non plus repliées sur les fauteuils, servent de cadre au tableau. La cour vient se placer sur un seul rang, au-devant de l'estrade, et salue l'assistance qui s'incline. Entre chaque souverain ou prince en grand uniforme, étincelant de plaques et de cordons, une toilette blanche couverte de diamants; des aides de camp, des chambellans chamarés, tous debout, pendant que l'orchestre

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