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avalé brûlant, tout emmitouflé dans les fourrures, aux adieux des fêtes de Noël. La couverture de voyage de laine tricotée, à rayures vertes, jaunes et rouges, gisait sur le sol, roulée sur elle-même comme un serpent de mer et plongeant la tête dans une des bottes.

Carlsson sentit son cœur se dilater d'aise dans sa poitrine, tandis qu'il se représentait à lui-même couvert d'une semblable fourrure, superbe et douce plus que la soie, le chef abrité d'un bonnet assorti et courant sur la glace dans son traîneau, les soirs de Noël, visiter ses voisins, qui le recevaient avec des feux de joie allumés sur la grève et des salves de coups de fusil. Il se voyait entrant dans la salle bien chauffée, rejetant sa pelisse et se tenant là dans sa redingote de drap noir, tandis que le pasteur l'accueillait d'un tutoiement fraternel et qu'on lui montrait à table la place d'honneur, les valets pendant ce temps restant debout à la porte ou appuyés contre les fenêtres.

Ces agréables pensées devinrent si vives que Carlsson se trouva debout avant d'y avoir songé, endossant la pelisse et lissant de la main le revers d'une des manches.

Un courant électrique courut dans tout son corps lorsqu'il se sentit enveloppé par la tiède caresse de la fourrure. Il ajusta sur lui le luxueux vêtement, le boutonna et posa son miroir à barbe sur une chaise, afin de voir s'il avait bon air ainsi, vu de dos. Puis, la main dans sa poitrine, il se mit à arpenter la chambre. Un délicieux sentiment de richesse et de bien-être entrait en lui avec cette chaleur soyeuse dont il était vêtu. Il releva soigneusement les pans de la pelisse et s'assit sur le bord du lit. Il avait la sensation d'être en visite.

Comme il se plongeait dans ces rêves enivrants, il entendit des voix animées qui, d'en bas, montaient

jusqu'à son oreille. Il écouta et reconnut celles de Norman et d'Ida, la jolie servante du professeur. Les voix se confondaient, s'unissaient, semblaient marcher enlacées et se baiser l'une l'autre. Carlsson en fut réveillé du coup. En moins que rien, il eut ôté la pelisse et la rependit au clou. Puis, le cigare à la bouche, il descendit l'escalier.

Jusqu'alors, occupé comme il l'était et absorbé par des pensées sérieuses, il avait soigneusement évité de trop s'engager avec la jeune fille. Il n'ignorait pas à quel point des liens semblables, une fois noués, eussent accaparé tout son temps. Puis il n'était pas assez sûr de la victoire pour risquer d'ouvrir le feu de ce côté. Une défaite lui eût ôté tout son prestige et anéanti ses prétentions.

Maintenant toutefois que cette beauté enviée semblait se proposer comme le prix d'un combat, il se voyait éperonné à entrer dans la lice et à essayer son pouvoir.

Fermement décidé à rester seul maître du champ, il descendit dans la cour du bûcher, où le jeu était en plein train. Il se sentait irrité au fond de n'avoir à se mesurer qu'avec Norman. Plût à Dieu seulement que c'eût été Gustave! Enfin, qui que ce fût, il aurait son affaire.

Bonsoir, Ida, dit-il, feignant de ne pas voir son rival, qui, de fort mauvaise grâce, abandonna sa place près de la grille.

Carlsson s'en empara et, tout de suite, rouvrit pour son compte la galante escarmouche, déployant toute son éloquence, tandis qu'Ida remplissait de bois sa corbeille, de telle façon que Norman ne put placer un mot. Ida, cependant, était capricieuse comme la lune. Elle lançait à Norman de courtes répliques à voix basse, que Carlsson relevait en ripostant. La belle semblait se plaire à la sourde querelle des deux jeunes

gens et prit soin de l'attiser en priant Norman de lui fendre un peu de petit bois.

Avant que celui-ci eût le temps de s'approcher de la porte, Carlsson enjamba la grille, tira son couteau de poche et, après avoir ramassé un morceau de bois de sapin bien sec, se mit à le fendre lui-même, et, au bout d'un moment, le déposa sous forme d'éclats résineux dans la corbeille d'Ida. Il prit le tout sur son petit doigt et le porta dans la cuisine, où Ida le suivit. Puis il se campa debout sur le seuil, de façon à barrer le passage à tout autre.

Norman, ainsi chassé de la cuisine, erra tristement dans la cour du bûcher quelques instants, murmurant entre ses dents des injures sur les effrontés et leurs faciles victoires, jusqu'à ce qu'il jugeât plus digne de s'éclipser et d'aller exhaler ses plaintes au bord de la source sur son harmonica.

Les sons grêles, échappés de l'instrument, forcèrent le seuil de la cuisine et vinrent émouvoir au coin du feu le trône de la miséricorde. Ida se rappela soudain qu'il lui fallait rapporter au professeur de l'eau de la source. Carlsson l'accompagna, un peu plus incertain, car la lutte allait être transportée sur un terrain étranger. Pour balancer l'effet de cette musique ensorcelante, il saisit le seau de cuivre d'Ida en lui murmurant à l'oreille les flatteries les plus tendres et les plus caressantes, comme s'il voulait traduire en paroles la mélodie tentatrice et la réduire à ne lui servir que d'accompagnement.

Ils arrivaient à la source, lorsque, du fond de la maison, on entendit retentir l'appel de la vieille. Elle jetait au loin le nom de Carlsson, et on pouvait discerner, à l'accent, que cela pressait. Irrité de ce contretemps, celui-ci se résolut d'abord à ne pas entendre. Mais le diable poussa Norman, qui se mit à crier d'une voix éclatante: «Par ici, mère! Il vient tout de suite! »>

Avec mille malédictions à l'adresse du traître, Carlsson se vit contraint de s'arracher à ses amours et d'abandonner le prix à demi conquis à l'ennemi qui ne devait sa victoire qu'au hasard.

La vieille appela de nouveau, et Carlsson, d'un ton soumis, cria qu'il venait aussi vite qu'il lui était possible.

Carlsson ne veut-il pas entrer boire un coup? demanda Mme Flod, qui se tenait debout sur le seuil, abritant ses yeux avec sa main, afin de distinguer s'il

venait seul.

Carlsson se sentait fort peu d'inclination à boire un coup, et, pour le moment, il eût envoyé au diable tout le café et toute l'eau-de-vie du monde. Mais il était impossible de refuser, et, au son de la marche des francs-tireurs de Norrkoping qui résonnait triomphante au bord de la source, rugie par l'harmonica de Norman, il entra dans la salle de la ferme. La vieille était plus aimable que jamais, et Carlsson la trouvait encore plus vieille et plus laide que de coutume. Plus elle se montrait prévenante, et plus il devenait maussade, ce qu'elle attribuait à un sentiment de délicatesse de sa part.

- Sais-tu, Carlsson, dit la vieille en lui remplissant de nouveau sa tasse, qu'il va être temps de songer à couper les foins? Il faudrait s'occuper de faire les invitations pour la semaine prochaine. Et c'est de quoi j'ai voulu te causer un instant.

Ici l'harmonica s'interrompit brusquement au milieu d'un de ses plus suaves accords.

Carlsson écoutait avec une tension telle que toute son âme semblait passée dans ses oreilles. Il répondit, tremblant d'impatience, par quelques paroles dé

cousues.

Oui... en vérité... couper les foins... la semaine prochaine...

Aussi je souhaite, continua la vieille, que Carls

son s'entende avec Clara et qu'il aille demain inviter nos voisins lui-même. Car je trouve bon qu'il se mêle un peu à nos amis et qu'ils apprennent à le connaître : cela ne peut pas nuire.

Oui, mais je ne suis pas libre le samedi, dit Carlsson avec humeur. Il faut que j'aille pour le professeur à Dalarœ.

Norman te remplacera pour une fois, dit la vieille, qui tourna le dos afin de ne pas voir la mine qu'il allait faire.

Au même moment quelques mesures se firent encore entendre, faibles, interrompues, qui semblaient s'éloigner et s'évanouir dans la nuit d'été.

Une sueur froide perlait sur le front de Carlsson. Il croyait sentir une pierre peser sur sa poitrine et un nuage passer devant ses yeux.

Cela n'est pas possible, dit-il brièvement. Norman ne sait pas tout ce dont le professeur a besoin, et, d'ailleurs, on ne s'en fierait pas à lui.

Je me suis informée près du professeur, qui m'a dit ne pas avoir de commission pour samedi.

Carlsson eut l'impression qu'il servait de jouet à une sorcière. Il était tombé dans le piège que lui avait tendu la vieille et ne pouvait maintenant s'en tirer. Ses pensées tournoyaient dans un tel désordre, qu'il perdait la capacité de se défendre davantage.

La vieille s'en aperçut et se hâta de battre le fer tandis qu'il était chaud.

Écoute-moi, Carlsson, dit-elle, il ne faut pas t'affliger de ce que je vais te dire, car je n'ai que de bonnes intentions à ton endroit.

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Vous pouvez dire au diable ce qui vous plaît, car, quant à moi, cela m'est égal, éclata brusquement Carlsson, qui entendait les sons de l'harmonica voltiger, de plus en plus faibles, sur la prairie, en s'enfonçant progressivement dans le lointain.

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