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Eh bien, s'il en est ainsi, je voulais dire seulement que Carlsson se doit bien garder de courir après cette fille, car, en fin de compte, rien de bon n'en peut advenir. Oui, oui, je connais ces histoires-là crois que je ne parle que pour ton bien. Il faut à ces fillettes de la ville un essaim d'hommes toujours autour d'elles, car c'est grâce à ce manège qu'elles les attirent et les retiennent l'un par l'autre. Ici l'on caresse, et là on flatte, et si elle va avec celui-ci dans la forêt, sois sûr qu'elle suit celui-là dans la prairie. Et qu'il en arrive quelque chose, -tu m'entends? - elles savent mettre le fardeau sur les épaules qui s'en laissent le plus aisément charger.

Du diable si je me soucie maintenant de ce qu'ils font ou non!

Va, va, ne t'afflige pas, consola la vieille. Un homme comme Carlsson doit penser à se marier, et, pour cela, il ne faut pas entrer dans tous ces tracas avec des filles folles, mais, au contraire, en fuir soigneusement les occasions. Il ne manque pas de bons partis dans le pays, et, si tu es raisonnable et comprends seulement ton intérêt, tu peux te trouver ton propre maître en moins de temps que tu ne penses. Mais, pour cela, il convient de ne pas s'obstiner et de suivre mes conseils. Va faire tes invitations pour la moisson. Crois que je n'en prierais pas tout le monde. Je sais que je vais me faire des ennuis avec mon fils; mais quand je prends de l'amitié pour quelqu'un, j'agis selon ce que je connais devoir lui être utile et profitable pour son bien : repose-toi là-dessus.

Carlsson commençait à se calmer. Il voyait clairement l'avantage qui résulterait pour lui de se présenter partout comme le représentant de la ferme. Mais il était encore trop ému pour renoncer à ses amours en échange de perspectives incertaines. Il voulut du moins se faire donner des arrhes avant de s'engager dans l'affaire.

- Je n'ai pas d'habits convenables, dit-il, et ne puis songer à me présenter avec ceux-ci.

Si ce n'est que cela, répliqua Mme Flod, il est facile de tout arranger, et nous verrons à nous en occuper.

Carlsson ne voulut pas pousser plus loin, bien résolu pourtant à transformer ces mots vagues en promesse positive. Il réussit également à convenir avec la vieille que Norman, dont on ne pouvait se passer pour aiguiser les faux et pour nettoyer l'aire, resterait à la maison, pendant que Lotte, pour cette fois, conduirait la cuisinière du professeur à Dalarœ.

Il est trois heures du matin, au commencement du mois de juillet.

La cheminée fume déjà, et la bouilloire chante sur le feu. Toute la maison est en mouvement. Là-bas, sur la colline, une longue table est dressée. Les faucheurs, qui sont arrivés la veille au soir, ont couché sur le foin dans la grange. Douze gars jeunes et forts, les manches retroussées, un chapeau de paille sur la tête, sont assemblés devant la porte, armés de faux et de pierres à aiguiser. Il y a là des hommes d'Avassan et de Svinockarn, courbés par l'habitude de la rame; des hommes d'Aspösund, avec leur barbe de géant, qui dépassent tous les autres du front leur regard est mélancolique et profond, par suite de leur vie solitaire et si rude, pleine de soucis sans plainte et sans répit, là-bas, à la limite extrême de la mer. Le vieillard de Fjellanzarn est là aussi, anguleux et tordu comme les sapins nains de ses falaises, et l'homme de Tiversatraöen, maigre, hâlé par les intempéries, vif et sec; et les fameux constructeurs de bateaux de Quarnö, les

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gens de Langoiskär, les meilleurs chasseurs de phoques, et les paysans d'Arnö avec leurs fils.

Entre eux et autour d'eux trottent les jeunes filles en bras de chemise, le sein couvert d'un fichu, vêtues de claires robes de cotonnade, un mouchoir sur la tête. Les râteaux, qu'elles ont elles-mêmes apportés, brillent de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, et elles ont l'air d'aller à une fête, bien plutôt qu'à un travail. Les vieux leur envoient dans les hanches de familières bourrades, tandis que les jeunes gars, à cette heure matinale, se retiennent encore, attendant le soir avec son crépuscule, sa musique et ses danses. Alors seulement sonnera l'heure des jeux amoureux.

Le soleil était levé depuis un quart d'heure, mais pas encore assez haut sur le sommet des forêts de sapins pour avoir pu boire la rosée. La baie s'étendait pareille à un miroir poli, encadrée de roseaux d'un vert clair d'où montait le caquetage intermittent des canards, dominant le piaulement des jeunes couvées nouvellement écloses. Les mouettes pêchaient leur pâture matinale et planaient toutes blanches, les ailes étendues, comme les statues d'anges aux clochers des églises. Les pies jasaient bruyamment dans les chênes, étonnées de toutes ces manches de chemise qu'elles voyaient sur la déclivité du vallon.

Le grillon faisait grincer sa petite scie monotone, et les cailles bavardaient dans les champs de seigle. Du haut de la colline, le chien descendit en bondissant, faisant fête à ses vieilles connaissances. Les manches de chemise brillaient sous les rayons du soleil et s'élargissaient sur la table où les tasses, les plats, les verres et les pots se choquaient l'un contre l'autre, tandis que le régal commençait.

Gustave, qui autrefois était si timide, avait pris son rôle d'hôte et, se sentant à l'aise parmi ces vieux amis de son père, s'efforçait de rendre Carlsson inutile et

s'occupait de verser de l'eau-de-vie à tous. Carlsson, cependant, qui avait noué connaissance lors de sa tournée d'invitation, agissait en parent de la maison et se faisait valoir. De dix ans plus âgé que Gustave, il lui était aisé de le rejeter dans l'ombre, d'autant que celui-ci, pour ces hommes qui avaient tutoyé son père, restait toujours un enfant.

Cependant, le café était bu. Le soleil brillait plus haut dans le ciel, et les vétérans se mirent en mouvėment vers la grande prairie, la faux sur l'épaule, suivis des filles et des garçons.

L'herbe leur montait jusqu'au-dessus des genoux, aussi épaisse qu'une fourrure. Carlsson était fier de pouvoir montrer le beau résultat de son nouvel aménagement. Il conta comment il avait arraché les bosquets qui couvraient le pré l'année précédente, détruit les taupinières, fait semer de nouveau les places gelées par l'hiver et arrosé la terre de jus de fumier. Puis il ordonna sa troupe ainsi qu'un capitaine, indiquant les places d'honneur aux plus vieux et aux plus riches, et se mettant lui-même le dernier, par quoi il évitait d'être confondu dans la foule. De cette façon, l'ordre de bataille s'avança ainsi : deux douzaines de faucheurs en bras de chemise, disposées en triangle, ainsi qu'une troupe d'oies sauvages, et, dans une confusion bariolée, telles qu'un vol d'hirondelles de mer, les jeunes filles avec leurs râteaux, qu'elles faisaient aller joyeusement, chacune d'elles suivant son faucheur.

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L'herbe humide de rosée tombait en rangs épais sous le tranchant des faux. Côte à côte gisaient maintenant toutes les fleurs de l'été qui s'étaient aventurées hors des pelouses et des forêts des campanules, des myosotis et des boutons d'or, du cerfeuil sauvage, des œillets des bois, de la ciguë, du trèfle et tout ce que les prés produisent d'espèces d'herbes. Une odeur aussi douce que le miel flottait dans la fraîche haleine

du matin. Les abeilles et les bourdons s'enfuyaient en essaims épais devant la faux meurtrière. Les taupes s'enfonçaient dans les entrailles de la terre, aussitôt qu'elles entendaient s'ébranler le toit de leur demeure. Les couleuvres effrayées rampaient jusqu'au fossé et se glissaient vitement dans un trou. Un couple d'alouettes, dont la botte d'un faucheur avait écrasé le nid, planait haut dans le ciel avec des cris plaintifs. Les étourneaux suivaient en sautillant les travailleurs. Enfin, toutes les bêtes possibles que fait apparaître le brillant soleil, étaient assemblées et en émoi.

Le premier tour atteignait la lisière de la forêt. Les combattants s'arrêtèrent, appuyés sur leur faux, et contemplèrent l'œuvre de dévastation qu'ils laissaient derrière eux. On s'essuya le front; on prit une prise dans les tabatières de cuivre. Les jeunes filles, cependant, s'étaient hâtées de rejoindre la ligne de front.

Et, de nouveau, on se remit à l'ouvrage, dans la mer verte et fleurie où la brise matinale faisait ondoyer les vagues. Tantôt, elle se montrait bariolée d'éclatantes couleurs, quand les tiges et les têtes moins flexibles des fleurs s'élevaient au-dessus de l'herbe ployante et veloutée; et tantôt égale et verte, comme la mer par un temps calme.

Il y a comme une fête dans l'air et, dans le travail, un pari batailleur. Chacun préférerait s'abattre sous l'ardeur du soleil plutôt que de déposer sa faux. C'est Ida qui sert de releveuse à Carlsson, et, comme il est le dernier du rang, il peut se retourner sans danger pour ses mollets, afin d'échanger quelques mots avec eller. Pour Norman, qui est juste devant lui et s'est efforcé à plusieurs reprises d'envoyer une œillade à la jeune fille, il a senti chaque fois la faux de Carlsson dans ses talons, accompagnée d'un sec : « Attention à tes jambes! >>

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