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Quand huit heures sonnèrent, la prairie s'étendait aussi unie qu'un champ fraîchement ensemencé, et le foin gisait en longues rangées. On allait maintenant examiner l'ouvrage de chacun. Rundquist fut le seul auquel manqua l'approbation du jury; car il avait fauché de telle manière qu'il semblait que les elfes eussent dansé une ronde derrière lui, tant sa rangée était inégale. Il s'en excusa en disant qu'il lui avait bien fallu regarder du côté de sa releveuse; car ce n'était pas tous les jours qu'une fille courait ainsi après lui.

Du haut de la colline, Clara les appelait pour le déjeuner. Les bouteilles d'eau-de-vie luisaient au soleil, et l'on mit en perce des tonneaux d'une bière légère. Un chaudron de pommes de terre bouillait dans l'âtre, et les harengs fumaient dans les plats. Le beurre était servi, le pain coupé. On porta les santés, et le déjeuner fut bientôt dans son plein.

Carlsson a été complimenté. Il se sent triomphant et plein d'orgueil. Ida lui sourit, et il la sert avec empressement. C'est qu'aussi elle est la reine de la journée. Mme Flod qui trotte de-ci de-là, chargée de plats et d'assiettes, passe souvent près d'eux, si souvent qu'Ida le pourrait remarquer. Mais Carlsson ne s'aperçoit de rien, tant que la vieille le pousse dans le dos avec son coude et lui murmure :

Que Carlsson s'occupe de ses hôtes et aide Gustave. Il doit faire comme s'il était le maître de la maison.

Mais Carlsson n'a d'yeux ni d'oreilles que pour Ida et répond à la vieille en plaisantant.

Cependant Line, la bonne d'enfants du professeur, venait d'arriver et rappelait à Ida qu'il fallait retourner chez ses maîtres pour faire les chambres. Un murmure de consternation s'éleva parmi les hommes, tandis que le chagrin, dans les rangs des jeunes filles, se montrait plutôt modéré.

Qui va râteler derrière moi, si je n'ai plus de fille

pour m'aider ? demanda Carlsson.

- La mère va s'en charger, répliqua Rundquist, qui était de ceux dont on dit qu'ils ont des yeux dans le dos.

La vieille essaya d'esquiver l'orage.

Seigneur de ma vie! Est-ce à moi, vieille femme, de faire l'ouvrage d'une jeune fille? Non, à aucun prix ! Il n'y a pas de bon sens !

Mais ses refus ne faisaient qu'amuser les autres.

Prends la vieille! murmura Rundquist à Carlsson, pendant que la physionomie de Norman s'éclairait et que celle de Gustave, au contraire, devenait sombre.

Carlsson n'avait plus le choix. Au milieu des hourras et des rires, il fut dans la maison chercher le râteau de la vieille, qui devait se trouver dans quelque coin, sur le plancher. Mais elle courut après lui en criant:

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Non! non! pour l'amour de Dieu! Je ne veux pas qu'il mette tout à l'envers là-haut!

Et tous deux disparurent, salués par les piquantes remarques des assistants.

Il me semble, dit Rundquist après une pause, qu'ils restent bien longtemps. Vas-y, Norman, et vois ce qui peut les empêcher.

Encouragé par l'approbation générale, il continua : Qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire là-haut? Je me

le demande, en vérité !

Les lèvres de Gustave étaient bleues de colère. Il se contint pourtant et feignit de rire comme les autres. Que Dieu ait pitié de nous, pauvres pécheurs ! reprit Rundquist sur le même ton. Mais je n'y tiens plus il faut que j'aille voir ce qu'ils font.

Au même instant Carlsson et la vieille paraissent sur le pas de la porte, celle-ci tenant le râteau. Il est gravé avec finesse, décoré de deux cœurs et du millésime de 1852. C'est le râteau de la vieille, du temps de ses fian

çailles. Flod l'avait fait de ses propres mains, et il avait mis dans le manche des pois qui sonnaient agréablement, dès qu'on y touchait.

Le souvenir des joies passées avait excité les esprits de la vieille. Et, sans trace d'une vanité féminine embarrassée, elle montra la date et dit :

Voilà un fameux rang d'années, depuis que Flod a fait ce râteau...

Et que tu étais fiancée, lui répondit gaiement

l'homme de Swinockarn.

Tu peux le redevenir, ajouta un autre.

A un cochon de lait de six semaines et à une veuve de deux ans, il n'y a pas à se fier, plaisanta un troisième.

C'est le vieux bois qui flambe le mieux! décocha un quatrième.

Chacun disait son mot. La vieille souriait, esquivant la réplique. Il valait mieux d'ailleurs plaisanter soimême, car il n'eût servi à rien de se fâcher.

On se rendit ensuite au marais, où les roseaux se dressaient comme une forêt de sapins. L'eau montait jusque par-dessus les bottes des garçons. Les filles ôtèrent leurs souliers et leurs bas, et les étendirent sur les haies.

La vieille râtissait et s'agitait avec tant d'ardeur qu'elle était derrière Carlsson avant qu'aucune autre eût commencé. Il fallut que les « deux jeunes gens », comme on les appelait, entendissent plus d'un trait piquant.

Midi vint ainsi, puis le soir. Le ménétrier était arrivé avec son violon. L'aire avait été débarrassée et balayée. La danse commença au coucher du soleil.

Carlsson ouvrit le bal avec Ida, qui portait une robe noire ouverte en carré, avec une collerette Marie Stuart. Elle faisait la dame, enviée des jeunes paysannes, entourée de l'admiration des vieux et du désir ardent

des jeunes. Carlsson était le seul qui sût la nouvelle valse. Aussi Ida le choisit-elle, danse après danse, ayant vainement essayé de faire un tour avec Norman.

Celui-ci, ainsi chassé du champ de bataille, s'était rabattu sur son harmonica, exhalant en notes asthmatiques et grêles le souci de son cœur et forgeant en lui-même des plans pour reconquérir l'infidèle, dont il s'était cru sûr et qu'il voyait maintenant coqueter et fleureter sous ses yeux avec un autre.

Carlsson, cependant, qui avait lui-même commandé le ménétrier, trouvait superflu l'accompagnement que Norman prêtait à celui-ci. Et, pressé de l'envie de railler son malheureux rival :

Laisse-nous donc la paix, Norman! cria-t-il. Si tu as trop de musique rentrée dans l'estomac, tu peux t'en aller te soulager sur la colline.

L'opinion générale semblait encourager l'agresseur par des sourires. Mais la collerette Marie Stuart d'Ida avait infusé dans l'âme de Norman des forces inconnues.

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Viens-y, sur la colline! cria-t-il. Je t'y donnerai une leçon, qui ne sera pas d'harmonica!

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Carlsson sentit qu'il fallait garder les rieurs de son côté. Laissant Ida, il s'avança donc et, saisissant Norman par la veste, il le traîna vers la porte. Les filles s'étaient réfugiées dans les embrasures, pour être témoins du combat. Il ne vint à la pensée de personne de l'empêcher.

Norman était petit et ramassé, Carlsson plus fort et plus grand. En un instant, il jeta par terre son habit, qu'il ne fallait pas gâter, et les deux adversaires se précipitèrent l'un sur l'autre, Norman la tête en avant, comme les pilotes le lui avaient appris. Mais Carlsson l'empoigna et lui asséna dans le flanc un coup si violent que Norman tomba sur le tas d'ordures, roulé sur lui-même comme un hérisson.

Rustre, va! cria-t-il, en tendant les poings pour se défendre.

Carisson écumait de rage. Après avoir cherché en vain une réponse, il mit le genou sur la poitrine de Norman et se mit à le travailler consciencieusement avec les poings. Norman crachait et mordait, jusqu'à ce qu'il eût à la fin une poignée de paille dans la bouche. La musique s'était tue. Les danses avaient cessé. Les assistants faisaient leurs remarques sur la lutte, comptant les reprises et les coups. Mais soudain un cri s'éleva:

Pas de couteau ! prononça une voix.

On venait de voir briller une lame, sans qu'on pût distinguer lequel des deux tentait de s'en servir.

On entoura les combattants: Norman, car c'était lui qui avait ouvert son couteau de poche, fut désarmé, tandis qu'on entraînait Carlsson.

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On peut se mesurer, garçons, dit un vieil homme de Svinnokarn. Mais que le couteau reste hors du jeu.

Carlsson remit son habit et le boutonna par-dessus son gilet déchiré. Norman avait une manche de chemise en lambeaux qui lui battait jusque sur les jambes. Le visage abattu, souillé et sanglant, il jugea plus sage de disparaître, afin de cacher sa défaite aux yeux des filles.

Avec l'aplomb triomphant de la victoire, Carlsson rentra dans la salle de bal et, après avoir avalé une rasade, revint faire la roue près d'Ida, qui le reçut avec une chaleureuse admiration.

La danse allait comme si on eût battu le blé dans l'aire, et le crépuscule était tombé. Les verres de punch faisaient le tour à la ronde, et l'on commençait à ne plus s'inquiéter du voisin.

C'est ainsi qu'il fut possible à Carlsson de se glisser hors de la grange avec Ida et d'atteindre la haie plantée

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