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au bord du champ. Mais comme la jeune fille venait juste de la franchir et que Carlsson se trouvait encore de l'autre côté, il entendit derrière lui la voix de Mme Flod, sans qu'il lui eût été possible d'apercevoir cette dernière dans l'obscurité.

Carlsson! Es-tu là? Ne veux-tu pas venir risquer une danse avec ta compagne d'aujourd'hui ?

Carlsson ne répondit pas et bondit comme un renard par-dessus la haie,

La vieille, cependant, avait distingué le mouchoir blanc noué par Ida autour de sa taille pour préserver sa robe des mains suantes des danseurs. Après avoir appelé de nouveau sans recevoir de réponse, elle franchit la haie à son tour et se trouva dans la prairie qu'on avait fauchée durant la journée. Il faisait complètement nuit dans le chemin, sous les noisetiers, et elle aperçut seulement une vague blancheur qui semblait se noyer dans l'ombre et disparut à l'extrémité de l'allée. Elle voulait courir après eux, quand elle fut surprise par des voix, derrière la haie, l'une plus grave et l'autre flûtée, mais assourdies toutes deux, et qui se mirent à chuchoter lorsqu'elle s'approcha. Gustave et Clara grimpèrent sur la haie, qui craqua sous les pas mal assurés du jeune homme, et, soulevée par deux bras puissants, Clara se lança dans le pré par-dessus la clôture. La vieille se cacha derrière les buissons, pendant que les jeunes gens, se tenant tendrement enlacés, passaient auprès d'elle dans un murmure de fredons et de baisers. Elle aussi, autrefois, avait donné et reçu ces mêmes baisers et ces étreintes; elle avait dansé et chanté comme eux.

Une troisième fois la haie craqua. C'était le gars de Quarnö qui sauta par-dessus comme un jeune chat, tandis qu'au sommet apparaissait une fille de Fjelland, toute rouge encore de la danse, avec un rire d'abandon qui découvrait ses dents blanches. Les bras repliés R. H. 1897. 2o série. — V, 1.

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derrière la nuque, elle feignit de se laisser tomber et, avec un rire court, les narines largement dilatées, se jeta dans les bras du jeune homme, qui la reçut avec un long baiser et l'emporta dans l'obscurité.

La vieille demeurait sous les noisetiers, voyant chaque couple aller et venir à son tour, ainsi qu'autrefois elle avait fait dans sa jeunesse, et les charbons à demi éteints, ensevelis sous la cendre de deux années, se rallumaient dans son cœur et jetaient de nouvelles flammes.

Cependant les violons s'étaient remis à l'œuvre. Minuit était passé, et le jeune matin blanchissait faiblement le faîte des forêts, vers le nord. Le bruit, dans la grange, devenait plus sourd, et des appels de voix, montant de la prairie, montraient que la société s'était dispersée et que les faucheurs commençaient à songer au retour.

Il fallait rentrer et dire adieu. Comme elle approchait de la haie, l'obscurité commençait à se dissiper, de telle façon qu'on pouvait distinguer la teinte verte des bosquets. Elle vit Carlsson et Ida qui descendaient de la colline la main dans la main, et semblaient se préparer à entrer de nouveau dans la danse.

Confuse d'être trouvée « dans le chemin vert », elle se hâta de franchir la haie afin d'arriver à la maison avant que ses hôtes fussent partis. Mais, de l'autre côté du fossé, se tenait Rundquist. Il battit des mains lorsqu'il aperçut la vieille, qui cachait sa figure dans son tablier pour qu'on ne vît pas comme elle avait honte.

Seigneur ! La mère aussi est allée dans la forêt ! Oui, oui, c'est une chose connue; c'est sur les vieilles qu'on peut le moins compter !

Elle n'entendit pas un mot de plus et s'en courut vers la ferme, où tous ses invités cherchaient et l'ac

cueillirent par des hourras, des remerciements, des poignées de main et des adieux.

Lorsque tout fut redevenu tranquille et qu'on eut rappelé ceux qui avaient disparu dans les champs et dans les prés, la vieille alla se reposer. Mais elle resta longtemps éveillée, prêtant l'oreille jusqu'à ce qu'elle eût entendu Carlsson monter l'escalier et rentrer dans sa chambre.

AUGUSTE STRINDBERG.

(Traduit du suédois avec l'autorisation exclusive de l'auteur, par L. BERNARDINI.)

(A suivre.)

LA VIE PRIVÉE D'AUTREFOIS

LA VIE DE PARIS

SOUS LA RÉGENCE"

COMMENT IL SE FAUT HABILLER.

Il y a beaucoup de gens qui n'attachent aucune importance à la toilette; l'on peut cependant deviner la qualité et le caractère d'un homme par son costume. Il me souvient d'avoir connu, durant mon séjour à l'Université, un étudiant qui, ayant quelque fortune, chercha à se distinguer par sa mise bizarre; il portait un juste-au-corps bleu et chamarré, une veste rouge, des culottes de velours vert et des bas noirs. On le prit

(1) Séjour de Paris, c'est-à-dire Instructions fidèles pour les Voiageurs de Condition, comment ils se doivent conduire, s'ils veulent faire un bon usage de leur tems et argent, durant leur Séjour à Paris; comme aussi une Description suffisante de la Cour de France, du Parlement, de l'Université, des Academies et Bibliothèques; avec une liste des plus célèbres Savants, Artisans, et autres choses remarquables qu'on trouve dans cette grande et fameuse ville, par le S' J. C. NEMEITZ, Conseiller de S. A. S. Monsg' le Prince de Waldeck, etc...: tel est le titre du très curieux ouvrage que l'érudit administrateur de la Bibliothèque Mazarine, M. Alfred Franklin, réimprime aujour

pour un écervelé, et de fait il n'y eut jamais au monde un personnage plus absurde et plus fantasque que lui.

S'il existe un pays où l'on sait se bien habiller et avec goût, c'est en France. Les Français ont un art particulier pour bien assortir un costume. Les dames surtout savent se donner de petits airs avec presque rien. Elles ont je ne sais quoi de charmant, lors même qu'elles portent seulement une robe de chambre et une petite coiffure. Aussi les modes françaises sont-elles si recherchées chez nous et en plusieurs autres pays.

La première règle à observer par un étranger est de ne pas se singulariser, mais de s'habiller comme tout le monde. Si vous êtes à Rome, il faut vivre en tout comme les gens de Rome, dit le vieux proverbe. Ce n'est pas assez de ne se point habiller en Espagnol ou en Polonais : si vous avez apporté quoi que ce soit qui ne se concilie pas avec la mode de Paris, il y faut aussitôt renoncer. Florinde vint ici avec une garniture de boutons d'acier à fleurs d'or, de ceux que l'on nomme boutons de Berlin : tout le monde le regarda avec étonnement. Sylvius eut un collet et des parements de

d'hui, inaugurant ainsi une nouvelle série de documents dans l'intéressante collection qu'il poursuit depuis tant d'années sur « la Vie privée d'autrefois ». Et, en effet, rien ne pouvait donner une idée plus exacte de la vie de Paris sous la Régence que cet instructif et amusant manuel dressé par un contemporain venu en France tout exprès pour l'étudier. M. Alfred Franklin nous apprend, dans sa Préface; que le sieur Joachim-Christophe Nemeitz, à qui ses fonctions honorifiques laissaient apparemment des loisirs, s'était fait une spécialité d'accompagner les jeunes seigneurs soucieux dé compléter leur éducation par des voyages ou des séjours souvent fort longs dans les grandes villes de l'Europë. Ayant ainsi passé deux années à Paris, il songea, après son dernier voyage, à rassembler ses souvenirs et à faire profiter un plus grand nombre de ses jeunes compatriotes de l'expérience qu'il avait acquise. Son livre parut en allemand en 1718, eut bientôt une seconde édition et fut traduit en français à Leyde en 1727. Mais le bon Hollandais de Leyde, auteur anonyme de la traduction, connaissait mieux, faut-il croire, l'allemand que notre langue; il a fallu retoucher son œuvre, obscure, embarrassée, rocailleuse, hérissée d'accents inutiles, pour la rendre lisible. M. Franklin l'a fait d'une main légère, sans lui rien ôter de sa saveur archaïque et naïve : on en jugera par les quelques chapitres qu'on va lire. (N. D. L. R.)

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