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tant par un pâle visage, par des mains étendues, tout à coup elle fondit en grosses larmes. Alors la faible convalescente se sentit éperdue dans l'attendrissement et le regret.

Contente de la mort de madame que j'aime, sauf respect, autant que ma sœur !

Et, devant le visage éploré de Christine, l'émotion des yeux délicats, surtout les mains que tendait la jeune femme, la domestique éclata en gros sanglots sincères et tendres.

- Je sais bien que tu m'aimes. Allons, calme-toi, fit Christine... Allons, ma pauvre fille !

Elle se disait, avec une douceur philosophique :

<< Elle peut bien souhaiter ma mort, après tout, — et m'aimer tout de même. »

Puis tout haut:

Allons, achevons la toilette!

Peu à peu les sanglots de la bonne s'apaisèrent. Tout en déposant un baiser timide sur les mains de sa maîtresse, elle reprit la toilette, elle se sentit pleine d'une affection humble d'animal, mais en gardant au fond le désappointement du legs qu'elle avait failli recueillir. Hélas! Christine restait bien convaincue de ce désappointement; mais elle le voyait avec des nuances de mélancolie tolérante, la résignation hautaine des êtres que la fortune a trop habitués aux convoitises des proches et des serviteurs.

-Maintenant, cela ira... tu as réussi à couvrir le fantôme... Conduis-moi à la fenêtre.

La jeune femme se leva faiblement, fit quelques pas de convalescente. Elle se figura cette période enfantine où deux bras de mère se tendaient vers elle, où une voix d'amour l'appelait à se risquer dans le vertige, l'abandon de la première marche.

Sa tête était lourde et légère : lourde sur le cou fléchissant, légère d'une espèce de vertige.

Arrivée à la fenêtre, la vie lui parut transposée : tant il y avait de poussière et tant le paysage était comme une peinture sans perspective.

Des ormes très vieux, des peupliers du Canada très argentés, des tilleuls, des hêtres rouges se tenaient au fond du parc. L'enchantement des eaux d'un petit lac répétait le paysage.

Il vint un coup de vent dont Christine se grisa. Il lui fut doux d'être ressuscitée. Elle se sentait regermer, repousser, refleurir. Sur toutes choses les noms étaient comme écrits: fleurs, herbes, pelouses, arbres.

Elle peut bien souhaiter ma mort, la pauvre fille ! fit-elle, prise d'indulgence.

Mais il parut dangereux de prononcer ces paroles. Presque sans transition, elles assombrissaient la jeune femme.

Ah! que je voudrais qu'il y eût du moins quelqu'un... même un petit enfant... quelqu'un qui fût heureux de ma guérison !.....

Elle n'entrevit nulle part cet être dans le vaste monde. Les souvenirs flottèrent comme des crêpes sur des lanternes funéraires. Elle défaillit d'horreur et d'épouvante.

Allons, Christine!... sois homme.

L'orgueil la pâlit, non plus comme une malade, mais comme une guerrière. Elle méprisa âprement sa famille, ses amis, et d'autres qui étaient tapis dans son passé ainsi que des orfraies dans une ruine.

Mais le jour était trop vivant, la douceur de renaître trop ardente. Elle se laissa envelopper par les ondes lentes de l'air. Elle rêva d'avenir comme le peuvent les convalescents, avec une extraordinaire abondance de désirs simples, de joies menues, jusqu'à ce qu'on vînt l'interrompre :

Madame Somerville!

Sa sœur! Qu'elle venait bien, à cette heure de sou

venir, de floraison du cœur! Qu'elle venait bien pour causer, pour sourire ensemble, ainsi qu'au temps où le monde était un mystère neuf, une féerie sans lendemains!

Dès que la sœur entra, Christine tourna vers elle son pâle visage tout gai, pétri de la lumière printanière comme filtrée par la peau :

- Je suis contente de te voir, Isabelle.

Te voilà debout, enfin. Quelle chance, chérie ! Isabelle, entrée avec le sourire raide des gens soucieux, subissait l'influence cordiale de sa sœur. Elles s'assirent, les mains enlacées.

- Oui, debout, petite sœur, répétait Christine, debout pour longtemps... guérie enfin...! que j'ai envie d'être heureuse, d'aller et venir sans penser qu'à vivre et vous aimer tous... et que vous soyez insouciants comme moi !

Le ton portait les mots, leur imprimait un charme candide. Et l'autre, un peu embarrassée, charmée toutefois, avec l'élan vers le repos, la sécurité, l'union, le rêve de famille que les plus froids partagent et que les plus durs accueillent dans certains moments, reprenait :

Bientôt nous pourrons faire une première course en voiture.

Bientôt, oui... demain peut-être!

La jeune femme rit elle-même de son ton anxieux, interrogateur et impatient. Puis, dans le désir de ne pas s'éterniser sur elle-même :

-Les enfants? Et Raymond? Et pas d'inquiétudes, Isabelle?

ment.

Non, fit Isabelle évasivement; rien pour le mo

Mais sa bouche se roidissait comme au contact d'un citron, avec une demi-pression des paupières, un regard détourné. Christine eut un léger froid au cœur.

La jolie après-midi! s'écria Isabelle, embrassant

sa sœur.

Toutes deux regardaient le parc; mais Mme Somerville marquait de plus en plus le souci et la distraction. Avec ses grands yeux de paresse, trop souvent pâles d'une ardeur carnassière, elle représentait aussi pleinement que possible la femme-cliché d'un milieu, en proie à tous les préjugés d'une époque, être intelligent, volóntaire, complexe, plein de vanités indomptables et sans un atome d'esprit original. Le mobile éternel de ces êtres, quand ils n'ont pas l'opulence, leur unique semblant de personnalité, leur vient d'un éternel besoin. Leur situation sans équilibre, où les toilettes et le train ont supprimé tout confort, tout repos, les condamne à la plus ignoble lutte, à cette misérable attitude de demifortune ambitieuse qui a je ne sais quelles analogies avec la vapeur des soirs d'automne sur la boue des pays de fièvre.

Dans le moment de silence où elles regardaient par la fenêtre, Isabelle entrevit les terribles billets à ordre qui couraient mystérieusement par des maisons de banque et dont deux allaient échoir demain !

En même temps, il lui restait de l'attendrissement. Venue pleine de la rancune que Christine eût surmonté la mort, l'accueil si tendre avait ému l'aînée au point de lui faire trouver un plaisir physique à regarder la convalescente. Elle songeait :

Si elle nous donnait la moitié de ce qu'elle nous destinait par testament, comme nous l'aimerions ! Puis, à des souvenirs de dettes payées :

- Eh! oui, elle les a payées!... Une générosité facile ! Christine, se retournant, vit le visage soucieux de sa

sœur.

Elle a besoin d'argent, se dit-elle.

Mais parallèlement vint l'intuition des calculs qui devaient repasser dans l'esprit d'Isabelle.

La convalescente eut je ne sais quelle gêne, quelle timidité de n'être pas morte pour accomplir les espérances de Mme Somerville.

Celle-ci, déjà, avait recomposé son visage. Elle souriait avec humilité et caresse :

Eh bien, ma petite Christine, ce temps-là va te remettre tout à fait !

Elle continuait à voir les deux billets en route, l'horrible « présentation » du lendemain. L'humilité de son sourire s'en accentua. Christine attendit une requête qui ne vint pas.

Isabelle repensait :

Ce serait si facile de nous donner cette part!... Avec la simplicité de son train, elle n'en a aucun besoin.

Elle soupira devant la chimère d'une telle idée, trouva l'injustice du monde ignominieuse et reprit de nouveau une physionomie caressante :

Tu n'as pas d'ennuis? demanda Christine, mi-impatientée, mi-désireuse de la voir contente et de lui. soutirer des paroles câlines.

Comme toutes les femmes, Isabelle n'aimait pas à être devinée; immédiatement, elle répondit :

Oh! rien pour le moment.

Mais comprenant la sottise de ne pas saisir la transition :

Ne parlons pas de cela.

Parlons-en plutôt.

Mon Dieu! deux effets... Raymond ne sait comment s'en tirer.

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N'y pense plus! fit Christine avec tendresse.
Que tu es bonne!

Émues, elles s'embrassèrent. La jeune femme eut la douceur de donner tout de suite, afin qu'Isabelle n'y pensât plus, qu'elles pussent, quelques minutes, être sœurs sans entrave. Mais l'autre malgré elle, à

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