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la vérité sentait déjà le regret de n'avoir pas demandé davantage.

Peu à peu, son visage redevint soucieux et froid. Elle regarda la malade, elle eut la vision que tous ses embarras avaient été si près d'être éteints:

C'est affreux ! rêvait-elle.

Et, encore :

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Pourquoi n'a-t-elle pas partagé?

Pour la millième fois, la jalousie l'envahit, au souvenir du merveilleux mariage de Christine et de son prompt veuvage :

Moi, j'aurais partagé!

Avec sa triste perspicacité maladive, Christine devina à peu près ces préoccupations. Elle devint très pâle, elle eut peur, se vit cadavre avec sa sœur qui la veillait en calculant l'augmentation du train!

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– J'ai été bonne. J'ai si souvent payé ses dettes. Ses mains, humides de mélancolie et de dégoût, se crispèrent. Elle eut vraiment l'envie de donner cette part que l'autre convoitait.

« Hélas! alors je lui serais à charge pour avoir donné. Elle ne tarderait pas à vouloir davantage... à vouloir tout. »

Et l'inutilité du sacrifice la décourageait.

Pour lui permettre un luxe stupide, ridicule étalage... alors qu'elle a une bonne fortune moyenne... Non! mieux tout jeter aux pauvres!

Elle eut hâte d'être seule, d'en finir avec cette visite, qu'elle avait rêvée si pleine de jolis renouveaux tendres. Aux paroles d'Isabelle, elle ne répondit plus qu'à peine, la lèvre boudeuse. L'autre, s'en aperce

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Leurs yeux se rencontrèrent avec embarras; dans ceux de Christine, le mécontentement perçait, invincible. Elle s'exhortait à calmer une humeur querelleuse, difficile à contenir par une faible volonté de convalescente. Sa tempe était chaude, avec un bourdonnement léger et un petit clapotis des artères.

Elle dit :

Quel ennui, mon Isabelle, que nous soyons toujours à nous créer nous-mêmes des misères!... Pourquoi, toi, par exemple, ne serais-tu pas heureuse? La vie!

C'est vrai!... Mais vois comme nous y ajoutons inutilement des contrariétés...

Isabelle s'indigna. Car, enfin, Christine aussi se permettait d'être malheureuse.

Comme si avec sa fortune...

Sa lèvre devint chagrine; son orgueil de sœur aînée s'éleva plein de violence. Elle s'impatienta de l'humilité où elle était tombée.

Elle sentit déborder son cœur, elle fut en proie à l'une de ces révoltes où les plus prévoyants risquent les bénéfices de longues et pénibles tactiques. Elle dit, avec un vilain et bilieux blêmissement de paupières :

- Tu as bien raison!... Et chacun croit à ses propres contrariétés comme à des articles de foi!

Sa voix tremblait. Christine répondit avec précipitation :

- Il y a cependant des contrariétés plus absurdes que d'autres!

Le tout est de savoir les discerner!

Chacune s'irritait à l'accent de l'autre, à la crispante dissonance des colères contenues.

Enfin, fit la cadette, personne ne songera à comparer les tourments créés par la vanité de paraître avec les tourments d'une affection, la perte d'un être aimé ou les tristesses de la maladie.

Ça dépend! Les caractères délicats et compliqués sont aussi chagrins de déchoir devant le monde que d'autres le sont de grosses passions ou de gros maux!

-Soit! Mais que peut-il y avoir de compliqué à vouloir être comme Mme X..., à faire des dettes et à compromettre l'avenir de sa famille pour rivaliser avec Mme Z...?

Je sais comment je dois prendre tes paroles.
Comme il te plaira!

C'est généreux !

Elles ne se regardaient plus. Christine commençait à se repentir de ses paroles comme d'une indélicatesse. Isabelle s'excitait à la dure revanche. Se levant :

-Si c'est pour me reprocher quelques services rendus, pour m'humilier du poids de ton argent, tu aurais mieux fait de ne pas me venir en aide. Ta générosité, c'est le poison de mon existence. Te serais-tu jamais permis de me prêcher si nos situations étaient identiques? Aurais-tu osé juger mes goûts si tu n'étais pas (bon Dieu! à la suite de quelle chance!) devenue une princesse de l'argent?

Muette, blême, Christine reçut le reproche en accusée, avec la nerveuse terreur qu'il n'y eût quelque vérité dans le réquisitoire. Les réponses lui tourbillonnaient au cerveau dans le désordre d'une harde d'oiseaux au coup de fusil du chasseur, sans qu'aucune prît une forme nette... Mme Somerville continuait :

Si j'avais pu prévoir que tu en viendrais là, j'aurais mieux aimé mendier que de te demander un seul louis! Ma petite, ne crains rien. On te le rendra, quand nous devrions tous vivre de pain et d'eau pendant plu

sieurs années.

A travers sa consternation, Christine se sentit envahie tout ensemble de pitié et d'ironie à l'idée qu'on lui rendrait son argent chose aussi impossible à concevoir qu'un miracle, mais dont l'affirmation faite à

voix rauque, tremblante, dans l'effarement puéril et attristant de la fureur, la ramenait à une tendresse fraternelle.

Tu n'es qu'une hypocrite! cria Mme Somerville. Ce fut comme un brûlant acide :

- Une hypocrite!

On n'oblige pas les gens avec l'arrière-pensée de les assujettir et de les insulter.

Christine alors, ramenée au sentiment de sa première colère, la prescience de sa mort souhaitée par sa

sœur :

-Tu mens! Tu sais bien que je ne suis ni hypocrite, ni méchante, ni reprocheuse. Hélas! si j'ai été aigre, c'est que j'ai trop senti que tu n'étais pas contente de me voir guérie!

Moi! Pas contente de te voir guérie. Ah! cela ! C'était une protestation véhémente, avec tous les gestes de la sincérité et, du reste, une part de sincérité mêlée d'un peu d'épouvante. Et Christine, influencée par ces signes, était prise d'une manière de doute nerveux.

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Oh! Christine, c'est de l'aberration! c'est à croire que ta maladie...

Ce n'est pas de l'aberration! répondit faiblement la jeune femme.

Alors, tu as supposé, toi, tu as supposé que moi... Qu'as-tu supposé?

Que vous seriez tous contents d'être débarrassés de moi, fit encore Christine, avec des mains suppliantes, une constriction de la gorge, deux pauvres yeux pleins de larmes qui demandaient un tendre démenti.

L'autre, avec un début d'apitoiement :

Voyons, ma pauvre petite, c'est la manie des persécutions. Tu finiras par ne voir que crimes et machinations autour de toi.

Oh! je sais bien, je sais bien! répondit-elle à voix basse.

Et, rassise, grelottante, elle implorait de plus en plus la dénégation :

- Moi! moi! reprenait Isabelle.

Les sœurs se retrouvèrent en présence, dans une grande détresse où elles voyaient le vide du monde, la nécessité d'accepter tous les à-peu-près d'affection, toutes les simagrées de l'habitude. Leurs mains se trouvèrent, puis l'étreinte, le soulagement féminin des sanglots, la débilité douce (avec un peu de migraine) des après-larmes :

tite?

Tu ne l'as pas cru, dis, ma Christine, chère pe

Non, non!

Hélas! sous l'étreinte consolante, sous la surface de croyance, la conviction demeurait fixe, telle la couvée du reptile sous le sable; mais, du reste, pour qu'elle restât inerte, il n'eût pas même fallu à Christine sentir qu'Isabelle n'y pensait pas du tout, mais seulement qu'elle y pensait moins.

Elle murmura :

Ne parlons plus de ces choses, ma grande!

Elles se turent; le jour tombait dans le voile flottant des ombres longues. Deux longs nuages s'unissaient dans un infini baiser de lumière et de volupté. L'air perdait ses derniers bouillonnements, tranquille comme l'Océan entre deux marées paisibles. Les chats, nerveux, s'éveillaient on pouvait voir grandir le trou noir de leurs pupilles, s'animer les iris verts et jaunes.

Les deux sœurs demeuraient attendries, les paupières battues de la même lassitude que leurs cœurs. Dans le frais du soir, sous l'ombre des nues, qu'elles eussent voulu être heureuses! Mais les soucis revenaient, rancune chez l'une (F'aurais partagé !), méfiance sinistre chez l'autre (Si je lui donnais...).

R. H. 1897. 2o série.

V, I.

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