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UN ESSAI DE ROYAUTÉ EN CORSE

(1736)

L'AVENTURE DU BARON DE NEUHOFF

I

LA CORSE AU COMMENCEMENT DU XVIII SIÈCLE.

La Corse a traversé bien des vicissitudes avant sa réunion définitive à la France (juillet 1768). Bien qu'habitée par une race rude et sauvage, courageuse et guerrière, elle fut pendant des siècles au pouvoir tantôt des Carthaginois, tantôt des Romains; elle passa ensuite aux mains des Goths, des Vandales et des Lombards. Dans la suite, les Papes s'en déclarèrent souverains, et Urbain prouva ce droit du Saint-Siège en la vendant aux Pisans (1092). La rivale de Pise, Gênes, chercha à lui enlever cette possession et y réussit en 1481.

Depuis cette date, la Corse se trouvait donc sous la domination des Génois, et, ainsi que le dit Voltaire, «< ce fut une triste condition pour les habitants de ce pays d'être sujets d'une république qui ne savait pas

(1) Histoire de la Corse et de ses Révolutions, par l'abbé GERMANES, vicaire général de l'évêché de Rennes, 1776; Le Siècle de Louis XV, par VOLTAIRE; Biographie universelle, etc.

elle-même si elle était libre ». Nominalement, en effet, elle dépendait toujours de l'Empire. Aussi les Corses supportèrent-ils avec impatience le joug étranger; mais leurs efforts mal combinés, entravés par les divisions intestines, restèrent sans résultats. Au commencement du dix-huitième siècle, cette situation lamentable durait toujours.

Elle avait enfanté entre les vaincus et les dominateurs de telles haines qu'une explosion était sans cesse à craindre. En l'année 1729, la guerre éclata ouvertement, la Corse se souleva tout entière pour conquérir enfin son indépendance. Gênes n'était plus capable de l'effort nécessaire pour faire tête à cette rébellion, et elle dut s'adresser à l'empereur d'Allemagne, Charles VI, lui demandant de vouloir bien, en sa qualité de suzerain, venir au secours de ses vassaux. Un corps de troupes autrichiennes fut envoyé dans l'île; il était sous le commandement d'un prince de Wurtemberg, qui ne partageait point les sentiments violents des partis en présence, et qui ne songea qu'à amener une réconciliation entre les belligérants. Il prépara un arrangement entre les Corses et les Génois, et se retira, croyant avoir réussi dans sa mission (1732).

A peine était-il parti, que les Corses, délivrés de la présence des soldats de l'Empereur, reprirent les armes, et la lutte recommença, plus vive, plus acharnée, plus cruelle que jamais. Comme il arrive toujours en pareil cas, les hommes s'élevèrent à la hauteur des circonstances; les révoltés trouvèrent parmi eux des chefs dignes de les commander : c'étaient Gaffieri, le plus âgé d'entre eux, rude, fanatique, mais cachant sous cette apparence fruste une grande bonté; Hyacinthe Paoli, qui, après avoir étudié la médecine sur le continent, était revenu en Corse, ayant gardé de son séjour parmi les nations plus policées des formes douces, insinuantes, un goût prononcé pour les lettres, et possédant le don de

l'éloquence, que rehaussaient encore sa prestance élégante et sa belle figure; Gafforio, homme modeste, courageux, séduisant par ses discours; puis le moine Orticoni, à la parole ardente, adroit à manier les gens, fertile en expédients, et joignant à ces qualités une vue juste et une expérience pratique.

Ces chefs convoquèrent, en janvier 1735, une assemblée générale de toutes les pièves (paroisses), afin de donner à la révolte l'unité qui jusqu'alors lui avait presque toujours fait défaut. Un grand enthousiasme régna dans cette assemblée : on y fit un autodafé solennel du recueil des lois génoises, on décréta la peine de mort contre quiconque proposerait de traiter avec Gênes; enfin, pour obtenir l'appui du ciel en qui ces populations pieuses plaçaient le meilleur de leur espoir, on inséra en tête de l'acte d'union cet article : « Le royaume se met sous la protection de l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, dont on peindra l'image sur les armes et les drapeaux, et dont on célébrera la fête par quelques décharges de mousqueterie et d'artillerie, conformément au règlement que la junte dressera à cet effet. >>

Il sembla bientôt aux Corses que la protection céleste implorée par eux allait se manifester en leur faveur. Le moine Orticoni, qui s'était rendu à Gênes pour travailler à la délivrance de Simon Raphaëli et de trois de ses compatriotes, retenus prisonniers par les Génois dans la forteresse de Savone, fit parvenir dans l'île de bonnes nouvelles : un personnage puissant s'intéressait à eux, et ne tarderait pas à marcher à leur secours. Un peu plus tard, on apprit que ce même personnage avait obtenu la délivrance des quatre prisonniers, qu'il réunissait de l'argent et des munitions, puis qu'il allait débarquer en Corse. En effet, le 15 mars 1736, dans le port d'Aléria paraît un navire, portant pavillon anglais : un homme d'une cinquantaine d'années, d'un

air noble et majestueux, d'une figure agréable et d'une taille avantageuse, en descend. Il est vêtu à la turque et porte le turban.

La foule se précipite à sa rencontre et l'entoure. Il distribue des armes, de la poudre, il jette quelques poignées de sequins; on l'acclame, on l'honore, on bénit sa présence, c'est lui, le sauveur attendu. On se prépare à en faire un roi; et, en attendant, on le conduit. avec pompe à Campoloro, où on lui donne pour résidence le palais de Cervione.

II

LE BARON THÉODORE DE NEUHOFF.

Rien ne ressemblait moins cependant à un envoyé de la Providence, ni même à un personnage important, que celui qui se présentait aux Corses comme le libérateur espéré, et jamais plus d'aventures n'avaient mérité à un homme le nom d'aventurier.

C'était un baron allemand, Théodore de Neuhoff,

Son père, Antoine de Neuhoff, né dans le comté de la Marck, en Westphalie, était devenu capitaine des gardes de l'évêque de Munster. Mais, n'ayant que la cape et l'épée, et encore l'une et l'autre fournies par l'évêque, il avait songé à sortir de cette situation précaire par une mésalliance; il avait donc épousé, au pays de Liège, la fille d'un négociant de Visé. Cette union l'avait brouillé avec sa famille. Invoquant alors. la protection de la duchesse d'Orléans (la princesse Palatine), près de laquelle une de ses sœurs était placée, il obtint par son entremise un petit gouvernement dans le Messin. C'est là que naquirent ses trois enfants, deux fils, Étienne et Théodore, et une fille nommée Élisabeth.

Il mourut jeune encore, laissant sa veuve et ses trois enfants en bas âge sans grandes ressources. La duchesse d'Orléans s'intéressa à eux et les attacha à sa maison. La fille épousa quelque temps après le marquis de Trévoux. On ignore ce que devint Étienne; quant à Théodore, après avoir été page de la princesse, il entra comme lieutenant au régiment de la Marck.

La carrière militaire lui était ainsi ouverte; mais le jeune baron de Neuhoff avait des goûts de dépense et une ambition qui s'accommodaient mal de l'état modeste d'officier; il rêvait la fortune, la puissance, et son caractère agité le poussait aux aventures. Il cherchait l'occasion propice qui l'aiderait à sortir de sa position modeste : elle sembla s'offrir à lui.

L'Europe, à ce moment, avait les yeux fixés sur un prince extraordinaire qui, après avoir commencé comme Alexandre, menaçait de finir comme un fou. Le roi de Suède, Charles XII, victorieux sous Copenhague (1700), à Narva, en Livonie (1700), sur la Duna, en Pologne (1701), et à Hollosin, en Russie (1708), avait vu son armée détruite à Pultawa (1709) et avait dû se réfugier avec quelques centaines d'hommes chez les Turcs, à Bender. Les Turcs, alors réconciliés avec la Russie, avaient voulu renvoyer de leur territoire cet hôte incommode. Charles XII, la « tête de fer », comme on l'appelait, avait refusé de partir. Assiégé dans sa maison par des milliers de Tartares, il leur avait résisté avec trois cents hommes, mais, vaincu, il avait été interné à Démotica (1713). Il n'était pas homme à rester longtemps dans cette inaction contraire à sa nature; déguisé en courrier, il s'était échappé, avait traversé toute l'Allemagne à cheval, en seize jours, s'était jeté dans Stralsund, assiégé par les Prussiens, les Danois et les Saxons, et, n'ayant pu défendre la ville, presque réduite en cendres, il était monté sur une barque et rentré en Suède (20 décembre 1715). Il avait alors pris

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