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pour premier ministre un baron allemand, Goertz, né en Franconie, lequel l'avait séduit par les plans les plus admirables : il ne s'agissait de rien moins que d'aller en Angleterre détrôner la maison de Hanovre au profit des Stuarts.

Le baron de Neuhoff crut trouver auprès de Gortz la position ambitionnée par lui, et, laissant là l'épée, il offrit ses services à son compatriote. Celui-ci lui reconnut des talents d'intrigue précieux pour ses projets, et lui confia aussitôt diverses missions diplomatiques. Le rôle d'agent secret plaisait infiniment à Neuhoff, et il montra, dans les circonstances où il fut employé, de la finesse et du courage. Il se rendit en Espagne et communiqua les idées de Goertz au cardinal Albéroni, petit Italien rusé devenu ministre de Philippe V; il passa même plusieurs fois en Angleterre pour conférer avec le comte de Gyllemborg, ambassadeur de Suède, mission périlleuse dans laquelle il risquait sa tête. Les choses tournèrent mal; le complot ourdi par Gortz et Albéroni contre le roi Georges Ier fut découvert, mais Théodore de Neuhoff put se sauver à temps.

Charles XII, toujours en proie à cet esprit aventureux qui lui avait apporté déjà tant de déboires, imagina d'envahir la Norvège, unie alors au Danemark, et vint mettre le siège devant Frédérikshall : c'est là qu'il trouva la mort (11 décembre 1718), non point sous les balles ennemies; ce fut un Français, son aide de camp, qui l'assassina. Les Suédois se vengèrent sur le ministre des maux que leur avait causés leur roi : le baron de Goertz fut condamné à mort et exécuté en 1719.

Non seulement Théodore de Neuhoff se trouvait de nouveau privé de protecteur, mais la situation n'était point sans danger pour lui, favori du ministre tombé. Il quitta la Suède, et, mettant à profit ses relations avec Albéroni, il gagna l'Espagne. Il y fut très bien accueilli

et par Albéroni, d'abord, et par le duc de Ripperda, successeur du cardinal-ministre. Le duc de Ripperda lui donna le brevet de colonel et lui fit épouser la fille de lord Kilmarnock, lady Forsfield, attachée à la maison de la reine d'Espagne.

Le baron de Neuhoff avait fondé de grandes espérances sur cette union; elle fut loin de lui apporter la satisfaction de ses désirs de fortune et de puissance; en homme qui ne s'embarrasse point de préjugés incommodes, il abandonna sa femme, le brevet de colonel et l'Espagne, et il revint en France.

C'est à croire qu'un génie bienfaisant se plaisait à favoriser son goût pour les aventures, car, dans ce même moment, un homme était en train de métamorphoser Paris et la France. L'Écossais Law expérimentait son système, et une fièvre de spéculation inconnue jusqu'alors bouleversait les fortunes et détraquait les cervelles. Neuhoff se lança à corps perdu dans le mouvement: comme tant d'autres, il en eut le bénéfice, et il en devint la victime. Pris dans la débâcle, criblé de dettes, harcelé par ses créanciers, il mit la frontière entre eux et lui. Mais il fallait vivre : il se rappela son origine allemande, sollicita un emploi de l'empereur Charles VI, et fut tout heureux d'être envoyé à Florence, comme résident.

La lutte des Corses contre les Génois ne pouvait manquer d'attirer son attention; bientôt il se trouva en rapport avec le moine Orticoni. Celui-ci, trompé peut-être par la faconde du baron allemand, et estimant plus grande qu'elle n'était réellement la faveur dont il jouissait auprès de l'Empereur, entreprit de l'intéresser au sort de Simon Raphaëli et des trois autres prisonniers corses retenus par les Génois, et lę pria d'employer pour leur délivrance l'influence qu'il paraissait posséder, Neuhoff promit tout ce qu'on voulut et se porta fort de les faire sortir des fers avant

longtemps. Sans doute il n'ignorait point que l'Empereur agissait auprès des Génois dans ce but! Toujours est-il que le hasard ayant fait coïncider cette libération avec l'époque qu'il avait indiquée pour la réalisation de sa promesse, il fut regardé comme un personnage puissant.

Ce succès le mettait en bonne posture pour se faire bien voir des Corses et pour leur donner des conseils; il leur déclara qu'à son avis ils ne pouvaient avoir chance de triompher que s'ils organisaient leur résistance, et, pour ce faire, ils devaient en confier la direction à un homme. Entre les mains de qui remettre cette autorité? Il leur insinua que lui seul était capable de l'exercer pour le bien de tous. Les Corses le crurent et lui décernèrent par avance le pouvoir suprême sur un royaume qui était encore à conquérir. Mais Neuhoff, enflammé par cette perspective magnifique, ne doutait point de la réussite, et, avec une ardeur juvénile, il se mit à courir le monde pour y trouver sinon des soldats, du moins de l'argent, cet élément indispensable de toutes les entreprises.

Par malheur, bien des contrées lui étaient fermées : il était trop connu en Suède, en Angleterre, en France, en Espagne et en Allemagne, dans ces pays peuplés de ses créanciers. Il lui restait la Turquie ; il partit pour Constantinople et s'aboucha immédiatement avec deux irréguliers comme lui, un Hongrois, le prince Ragotzki, proscrit par l'Empereur, et un Français, nouvellement converti à l'islamisme, le comte de Bonneval. Par eux, il parvint au sultan, mais la cause des Corses catholiques intéressa peu le Grand Seigneur, qui se débarrassa de lui avec quelques maigres subsides.

Sans parti pris, de Constantinople il se rabattit sur la capitale de la chrétienté. A Rome, il eut la chance de trouver, dans le couvent de Saint-Dominique, deux dames religieuses qui, éblouies par ses belles paroles,

lui remirent tout l'argent qu'elles possédaient. Bien mieux, grâce à son inépuisable faconde, il frappa utilement à la caisse d'un Juif de Livourne. C'étaient là, assurément, des résultats précieux, mais les ressources ainsi obtenues étaient encore trop faibles pour lui permettre de tenter un coup décisif. Son esprit fertile en expédients lui suggéra l'idée d'aller à Tunis; il pénétra près du dey, à qui il fit une merveilleuse peinture de la Corse, cette île admirable dont la possession était si avantageuse. Comme les promesses lui coûtaient d'autant moins qu'il n'avait nulle intention de les tenir, il s'engagea à la lui conquérir, et le dey, séduit par cette perspective, lui donna un vaisseau avec dix canons, quatre mille fusils, trois cents pistolets et un millier de sequins.

Cette fois, le baron de Neuhoff pouvait se présenter à ses futurs sujets. Et c'est alors que, sa venue ayant été annoncée par Orticoni et les prisonniers libérés, il débarqua en Corse, plein de confiance dans son étoile et dans ses glorieuses destinées.

III

THÉODORE 1er ROI DE CORSE.

La réception qui lui est faite à Aléria, ce palais qui lui est donné pour demeure, tout semble lui mettre déjà la couronne sur la tête. Toutefois, il ne veut rien négliger pour maintenir et augmenter encore l'enthousiasme populaire; aussi a-t-il soin de se dire investi des plus hautes dignités du monde entier : grand d'Espagne, pair de France, baron d'Angleterre, chevalier de l'ordre Teutonique, prince de l'État de l'Église.

Et les révoltés, heureux d'un tel protecteur, ne demandent qu'à lui décerner le titre et les honneurs qu'il

désire. Une grande assemblée, composée des délégués de toutes les pièves, se réunit à Alezani le 15 avril 1736. Le baron de Neuhoff y paraît vêtu avec magnificence: il porte un costume écarlate, doublé d'hermine. Son air imposant produit sur la foule un effet excellent.

Les chefs corses, Hyacinthe Paoli, Gaffieri, Ciaccaldi, Gafforio, Orticoni, ne sont pas aussi dupes que Neuhoff le pense de ses mérites et de son influence, mais ils poussent le mouvement populaire en sa faveur, parce qu'ils sentent le besoin d'une autorité, qu'ils jugent politique de se servir de cet homme comme d'un instrument pour enflammer leurs compatriotes, et qu'ils se flattent de conserver la direction des affaires sous un maître étranger au pays. Puis, ne sera-t-il pas plus facile à un roi d'obtenir l'appui des autres rois contre une république comme celle de Gênes?

L'élection a donc lieu, et tous, d'une commune voix, proclament le baron de Neuhoff roi de Corse, sous le nom de Théodore I", et l'acte d'élection en est ainsi rédigé :

« Au nom et à la gloire de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, et de l'Immaculée Vierge Marie, aujourd'hui, dimanche 15 d'avril 1736, dans l'Assemblée générale du Royaume de Corse, dûment convoquée par ordre de nos Excellentissimes généraux, tenue dans Alezani, et après de longues et mûres délibérations des principaux et de tout le peuple du Royaume, a été arrêté de choisir un Roi et de vivre sous sa dépendance; et le seigneur Théodore, baron de Neuhoff, a été reconnu pour tel, et proclamé sous les pactes et conditions qui suivent, à l'observation desquels ledit seigneur baron devra s'engager par serment, tant pour lui que pour ses successeurs, l'intention des citoyens étant qu'il ne puisse faire aucun acte de royauté que préalablement il n'ait accepté lesdits pactes

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