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ter l'île, il meurt à Bastia, épuisé par les fatigues, les soucis et la maladie (1739).

Le gouvernement français envoie à sa place le marquis de Maillebois. Ce général habile commence par répandre le bruit de la mort de Neuhoff, afin de décourager les restes de son parti, que maintient le baron de Drosth; puis, en quelques engagements heureux, il détruit les bandes qui tiennent encore la campagne. En quelques mois, l'île tout entière est pacifiée. L'heure n'est pourtant point encore venue où la Corse deviendra française. Les Anglais, fidèles à leur politique égoïste, qui fait d'eux les gardiens de toutes les terres qui n'appartiennent encore à personne, menacent d'intervenir. La France a pour ministre le vieux cardinal Fleury qui redoute la guerre; il prend peur, rappelle Maillebois et fait évacuer la Corse.

VI

LES DERNIÈRES ANNÉES DU BARON DE NEUHOFF.

Cependant, Neuhoff n'est point mort, comme l'a dit Maillebois. Débarqué à Naples, il s'est rendu au consulat hollandais, mais ce ne sont pas des amis qui l'y attendent. Il n'a pas réussi, il est coupable, et le voilà de nouveau enfermé dans les prisons de Gaëte. Dès qu'il est libéré, il envoie une felouque annoncer aux Corses que leur roi vit toujours; lui-même réunit quelques ressources et frète un vaisseau anglais pour venir contempler la terre de ses succès et le siège de sa royauté éphémère (1742). Il se présente devant la côte d'Isola-Rossa; mais, cette fois, personne ne répond à son appel. Aucune piève ne s'agite en sa faveur ; il n'a plus ni sujets, ni partisans.

Mélancolique voyageur, il reprend sa vie errante; il

a la malencontreuse inspiration de retourner à Londres, et, là, il subit les mêmes traverses qu'en tant d'autres lieux. Ses créanciers le font mettre en prison, et, pendant sept ans, il médite dans une cellule sur sa grandeur et sa décadence.

Enfin, un homme a pitié de lui: c'est Horace Walpole, le frère du grand ministre anglais. Il ouvre une souscription et délivre Neuhoff, qui, généreusement, déclare abandonner à ses créanciers son royaume de Corse. Ce fut là son dernier acte royal, si l'on peut ainsi parler. Il vécut encore quelques années, misérable, et, quand il mourut, le 11 décembre 1755, il fut enterré dans le cimetière commun de Sainte-Anne de Westminster. Horace Walpole rédigea pour lui cette épitaphe, trop véridique :

« La fortune lui donna un royaume et lui refusa du pain. »

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UN DOUBLE AMOUR

(Suite)

LIVRE TROISIÈME

I

L'hiver survint. Christine n'était pas morte: elle parut renaître. Il sembla qu'une force neuve fût en elle, qui la défendait contre la maladie. Elle se para de la fraîcheur des convalescences qui met du miracle dans le regard des jeunes femmes.

Elle recommença de recevoir ses amis. Parmi eux se trouva Gilbert.

De jour en jour, elle aima plus irrésistiblement sa présence. Il est vrai qu'il réunissait les qualités qu'elle eût le plus souhaitées : point de cupidité et guère d'hypocrisie. Elle broda là-dessus, jusqu'au jour où elle se parla clairement. Mais alors, avec l'amour avoué, reparut une méfiance qui ne pouvait plus être d'aucun secours, car c'est le piège que nous nous tendons si souvent de revenir à la conscience du péril alors que nous ne pouvons plus ne plus le braver. Aussi, ce qui aurait naguère retenu Christine, ne fut qu'un tison plus efficace, un aiguillon d'acharnement.

Elle s'arrangea pour revoir souvent Deraismes. Elle sut le faire venir plus tôt que l'heure, sans qu'il y prît d'abord garde, et rendre l'heure plus tardive pour les autres en ne se montrant reposée et heureuse qu'aux déclins des après-midi.

Presque toujours, Gilbert était parti lorsque venaient les premiers visiteurs.

Après quelque temps, il ne put se dissimuler qu'on aimait sa présence; lui-même prit goût à se trouver avec Christine, et, encore qu'il se défendît de trop approfondir, il sentit ne pouvoir sans indiscrétion parler de ces visites à personne. Christine arrivait ainsi naturellement à ses fins et ne se refusa plus d'aimer.

L'amour devint le but unique de sa destinée. Elle ne pensait véritablement qu'à Gilbert. Et cependant cet amour n'était pas violent encore : chez toute autre, il eût même laissé place à mille préoccupations secondaires. Mais, pour elle, qui sortait de l'épouvante, qui venait de la mort, il y eut la volonté d'aimer et d'être aimée, toute chose cessante. S'écartant systématiquement des autres espérances et des autres désirs, elle prétendit ne vouloir que Gilbert, au prix de toute souffrance comme au prix de tout sacrifice.

Quant à lui, sa destinée se dédoubla étrangement. Devant Jacqueline, il connaissait les terreurs de la beauté et son esclavage mais il subissait le charme toujours plus doux des yeux de Mme Lancret.

Il ne s'en inquiétait point. Le sentiment persistant de la trop grande splendeur de l'une et de la trop puissante fortune de l'autre continuait à limiter ses désirs. Il éprouvait combien la passion est respectueuse des règles, et que c'est par exception pure qu'elle va vers la chimère. Les plus ardents cèdent à des instincts fixes et très pusillanimes; la convention la plus puérile

est que nous avons subi des attirances irrésistibles.

Si Gilbert était sûr de quelque chose, c'est qu'il pourrait aimer Jacqueline à en mourir. Cela dépendait surtout d'elle. Mais, tant qu'il n'aurait pas discerné par quelque signe une inclination chez Jacqueline, cela dépendait aussi de lui. Il sentait du reste ardemment l'épouvante que ce serait de l'aimer et de n'être pas aimé d'elle car ces élues font souffrir en raison des sacrifices qu'on est prêt à consentir pour elles. Gilbert sentait aussi qu'il pourrait aimer Christine, d'autant qu'ici l'effroi ne venait plus de la personne. Moins riche, par je ne sais quelle familiarité naturelle, elle eût peut-être devancé rapidement Jacqueline, et Gilbert n'aurait pu s'en dédire, quoiqu'il eût contre elle, non formulées, des restrictions en dehors de la fortune. Il avait, en effet, un goût profond pour la paternité, et le premier mariage de Mme Lancret était demeuré stérile.

En somme, la familiarité croissait entre Gilbert et Christine. Dès qu'il paraissait, elle sentait se dissiper les méfiances nées de la solitude, elle se ranimait dans une atmosphère saine, loyale, ingénue. Il entrait, il gardait un moment la main de la jeune femme.

Cette main, enfantine, sensitive, fondante, presque parfaite, il l'aimait en quelque sorte avant Christine, d'un sentiment puéril, au point de séparer la main de la personne. Il résistait aux yeux si fins, mais il cédait pleinement à l'étreinte imperceptible des doigts frémissants et de la petite paume soyeuse, comme on cède à des sourires d'enfants.

Un jour, tandis qu'ils causaient, qu'il avait repris la main de Christine et la contemplait d'un air d'absence: Qu'y lisez-vous? dit-elle, en la retirant douce

ment.

Elle avait le cœur gonflé ; il la crut mécontente.

- Je n'y sais point lire, sinon la grâce.

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