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Elles se séparèrent dans l'équivoque, et Isabelle, tâtant les billets de banque empruntés, haïssait plus passionnément la résurrection de sa sœur.

II

Quand Christine se retrouva seule, elle sentit qu'elle n'avait jamais autant désiré vivre. L'atroce souhait de tous exagérait la beauté d'étre. Elle ne cessa, durant toute une heure, de chercher sa jeunesse sur les miroirs. Cette jeunesse amaigrie était marquée d'un sceau trop spécial, qu'elle ne pouvait définir la vieillesse future en était totalement absente. Sa chair entière disait une destinée fine et souffrante, gracieuse et hâtive.

Les ombres marquèrent la fin du jour. Elle revint à la terrasse. Elle souhaita se déguiser, cacher sa fortune, chercher de la tendresse au hasard. Mais elle ne se complut pas longtemps dans ce projet : à se cacher, il lui sembla sentir une véritable oppression physique, la fatigue de son mal, qui lui défendait l'effort.

Elle se consumait dans le vague de tout grand désir humain, réduite, comme les plus pauvres, à l'immensité mélancolique du rêve.

Comme elle était ainsi, on vint lui remettre une carte.

Elle lut :

- Gilbert Deraismes...

Elle se rappela qu'Isabelle lui avait annoncé l'arrivée de ce jeune homme, et, d'ailleurs, elle se souvenait du père, Jean Deraismes, vieil et charmant ami de sa famille.

Faites entrer.

Le visiteur ne lui déplut pas. Il apportait quelques

menus objets que le vieux Deraismes avait envoyés à Christine.

Émue d'abord de ce souvenir lointain, Christine revint à son éternelle défiance : qui sait les mobiles de cet envoi, les secrètes espérances que Deraismes avait pu concevoir pour son fils et avec son fils?

Elle causa cependant. Gilbert avait de l'attrait. Son œil sombre regardait bien, sans s'appesantir ni louvoyer, de manière à laisser libre le regard de son interlocutrice, tout en se présentant à ce regard. Elle vit qu'il la détaillait, se laissait séduire par sa grâce, elle se rappela les autres qui avaient été séduits et dont elle n'avait pu accepter l'hommage. L'heure était propice. Soit par quelque instinct, soit par simple coïncidence, le jeune homme se mit à dire :

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Mon père avait une photographie de vous, à votre douzième année un peu effacée par le soleil que je regardais souvent et qui vous ressemble très peu. Je me figurais, par exemple, que vous aviez les yeux noirs et les cheveux foncés.

- Et pourquoi regardiez-vous souvent cette photographie ? dit-elle, avec cette curiosité de notre passé, qui se concentre si vive sur nos vieux simulacres.

Elle me donnait une impression romantique une impression de nuit sur un morne du voisinage où j'allais écouter les toqueries des nègres au clair des étoiles... Ces toqueries sont une chose très charmante. Les nègres ont un instinct si délicat du rythme que toutes les autres races semblent gauches à côté. Je ne sais pas pourquoi votre image était associée à ces fêtes étranges; mais, dès que s'élevait au soir la rumeur du morne, je pensais au portrait effacé.

Cela ne déplut pas à Christine. Elle entrevit tournoyer de sombres figures et un petit garçon qui rêvait, telles ces vignettes naïves qui illustrent cent livres imités de Bernardin de Saint-Pierre. Gilbert continua:

Le souvenir m'en est resté très net; je m'attendais avec un certain plaisir à retrouver l'image... J'ai été déçu ! acheva-t-il avec un sourire.

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La petite fille promettait davantage ?

Non. Elle promettait moins. Mais songez qu'elle était devenue un idéal et que l'important n'était pas qu'elle fût mieux, mais qu'elle demeurât telle.

Il avait pris un ton ensemble grave et gentil qui ôtait à ses propos toute teinte d'impertinence. Christine se sentit une indéfinie tristesse et presque du regret de n'être pas demeurée semblable à la vieille image. Elle s'en tira par un petit rire ironique :

- Est-ce que vous la regrettez?

- Incontestablement. A-t-il jamais existé un homme qui n'ait pas regretté une agréable illusion? Se séparet-on plus gaiement des chimères favorites que des personnes aimées? Du reste, mon regret n'a rien d'amer, car l'image commençait, doucement, à mourir d'inanition. Je n'y rêvais que par intervalles. Elle s'est éveillée plus fort à trois reprises à mon départ de la Havane, à mon arrivée en Europe et, tantôt, au moment où je pénétrais ici.

Elle tomba dans une songerie qui l'empêcha de répondre. L'embarras du silence fit se lever Gilbert :

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Oh! dit-elle... ne vous en allez pas tout de suite : vous croiriez que je me suis tue par ennui, et ce serait très faux. Vous m'avez ramenée loin, et tandis que je ne disais rien, certaines de vos paroles se prolongeaient. Demeurez-vous en France?

Deux ans.

Pourquoi pas toujours ?

Il ne me semble pas être un homme d'ancien monde. Une multitude de choses, qui n'ont pas de raison ici, m'attirent. Je crois que rien ne me distingue de mes contemporains, mais que je porte quelque avenir pour d'autres. Je voudrais vivre avec une puissance

active, dans le sentiment qu'il est infiniment honorable de vivre pour vivre, à la condition de faire participer d'autres êtres à cette vie. En France, ce point de vue est trop combattu par les formes de l'ambition courante pour peu qu'on se sente au-dessus de la moyenne, tout pousse à la lutte pour la gloire. Je combattrais cet esprit, mais avec trop de chance d'être malheureux. Il est plus simple de lutter pour être heu

reux.

— Je ne comprends pas très bien. N'y a-t-il pas place en France pour toutes les destinées?

Ne le croyez pas. La France est une terre de trop vieille culture. Je pense que, si l'on a l'esprit assez large pour vivre familièrement avec les grands esprits et que cependant on ne soit pas enclin à faire comme eux on devient un résigné. Je ne connais rien de plus misérable que la résignation. C'est la mort par avance. Aussi ne m'y soumettrai-je jamais...

Elle le regarda, attentive, et sentit que, en effet, il était créé pour vivre et pour goûter la vie. Il y avait sur toute sa peau une grâce de santé, une fraîcheur de sang délicieuse. Ce mot qu'il avait dit, l'avenir pour d'autres était comme inscrit sur son front, tant il semblait qu'il dût être la souche d'une race durable et belle. De nouveau, il s'était levé. Elle n'osa, cette fois, le retenir :

Du moins, dit-elle, vous viendrez revoir la sœur de votre petite amie du portrait ?

Il le promit. Elle demeura préoccupée de sa visite. Il lui plaisait, elle avait pris de minute en minute goût à ses paroles et au timbre dont il les accentuait. Elle ne s'était jamais moins défiée de quelqu'un. Et, de plus, il était arrivé à l'heure très précise où il fallait arriver. Aussi ne se détourna-t-elle point du petit penchant qu'il lui inspirait et des projets embrumés où l'âme aime à faire halte.

III

Mme Bonnet avait consacré sa vie aux belles-lettres, non qu'elle les cultivât elle-même, mais elle consacrait un petit sanctuaire à leurs incarnations. Belle jadis, le sanctuaire avait dispensé d'appréciables voluptés aux prophètes de poche qui fréquentaient la prêtresse. Puis leur rôle était devenu douloureux : le sanctuaire se lézardait. Enfin, Mme Bonnet s'étant résignée à la vieillesse, une petite académie s'était fondée, qu'elle dominait d'une voix perçante comme une petite sonnette de cuivre. En somme, elle faisait figure, riche et hospitalière, pilier de la sainte confrérie des conférences et soutien éminent de la clarté française.

Mme Somerville croyait en Mme Bonnet, aux belleslettres et aux romanciers, sans avoir raisonné ces croyances, car Isabelle avait plus d'esprit que Mme Bonnet et aucun goût sérieux pour les livres. Elle n'en désirait pas moins violemment présider un salon à hommes de lettres.

En été, Mme Bonnet exerçait l'hospitalité dans un château historique, où elle nourrissait une ménagerie de gens d'esprit et d'imbéciles, car sa vieille âme était aussi foncièrement accueillante que, jadis, son jeune corps.

Un samedi de septembre, les Somerville s'en furent déjeuner au château historique.

L'illustre critique Fauvière trônait ce jour-là. C'était un homme mûr, mais d'expression jeune, élégant sans grâce et causeur agréable, moins par l'imprévu que par la facilité.

Isabelle le regardait avec religion, tandis que Raymond et Jacqueline l'exécraient d'instinct. Cette exé

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