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COEURS MEURTRIS

(Suite et fin)

V

Mme Divoire était rentrée à Faverges, et Jean Serraval avait repris docilement le chemin de Paris, mais il était parti avec la résolution bien arrêtée de revenir en Savoie, dès qu'il aurait expédié les dernières plaidoiries dont il s'était chargé. Si, avant de revoir Simonne, la carrière du barreau et une notoriété promptement conquise l'avaient un instant consolé de son isolement, maintenant qu'il se savait aimé, le succès ne lui semblait qu'une vaine gloriole. N'ayant aucune ambition, possesseur d'une fortune suffisante, il ne considérait plus sa profession d'avocat que comme une entrave, et il lui tardait de regagner le coin de montagne où vivait son amie. Au Palais, parmi le va-et-vient bourdonnant de la salle des Pas perdus; dans les rues que noyait le brouillard de novembre; au fond de son cabinet, près de sa lampe de travail, tandis que la pluie fouettait les vitres; partout, il avait la nostalgie de son pays de Savoie. Il regrettait, comme un paradis perdu, le lac bleu avec ses plans de montagnes barrant la route de Faverges. Il suivait en esprit cette

route droite et ensoleillée qu'il avait un matin parcourue avec Simonne. Il se représentait la jeune femme recluse en son vieil hôtel sonore, tandis que la neige drapait d'un manteau blanc les futaies du parc et les fontaines gelées. Mme Divoire lui apparaissait toujours telle qu'il l'avait vue pour la dernière fois, vêtue d'un peignoir flottant, les cheveux à demi dénoués, la tête reposant sur son épaule. Un frisson le secouait au souvenir de ce corps souple ployant sous son bras et de ces timides baisers à peine appuyés, pareils à ceux que donne une bouche d'enfant. Une onde de volupté se répandait en ses veines. Ses pensées, ses désirs s'en allaient impétueusement vers celle qu'il sentait maintenant toute à lui et qu'il brûlait d'étreindre plus étroitement, d'envelopper d'une affection fervente où se mêleraient les délicatesses de l'amitié, les ivresses de l'amour partagé.

Cet amour, dont il avait si longtemps désespéré et dont il se croyait sûr désormais, l'absorbait despotiquement et le faisait vivre dans une sorte d'atmosphère isolante. Il ne tenait plus compte de l'existence du mari, ni des angoisses de Mme Serraval, ni de la difficulté de dérober cette affection défendue aux yeux d'Argus d'une petite ville. La flamme de sa passion l'entourait d'une particulière lueur qui ne lui permettait plus de voir le véritable aspect des choses. Il marchait comme dans le cercle lumineux d'un fanal mouvant, au delà duquel il n'y avait que des ténèbres. Les compromissions, les mensonges et les dangers de l'adultère disparaissaient dans une lointaine et profonde obscurité. Vers la mi-novembre, impatient d'avoir des nouvelles de son amie, il ne se fit aucun scrupule d'user de la permission octroyée par M. Divoire. Il écrivit au manufacturier, et sachant que sa lettre serait mise sous les yeux de Simonne, il la rédigea de façon que celle-ci pût lire entre les lignes et deviner combien il

pensait à elle, combien il trouvait longs les mois de la séparation.

Pendant quinze jours, il attendit fiévreusement une réponse. Rien ne venait, et il commençait à être tourmenté de ce silence, lorsque enfin il aperçut dans son courrier une lettre timbrée de Faverges. Il décacheta avec un léger tremblement l'enveloppe mauve, de forme oblongue, et eut un sursaut de joie en constatant que les quatre pages étaient couvertes d'une écriture féminine, serrée et menue. Alors, ainsi qu'on savoure une caresse longtemps espérée, il lut lentement ce qui suit:

« Votre lettre, mon ami, a été la bienvenue, et on me charge d'y répondre. J'en suis si heureuse que j'ai peine à le cacher, et cette obligation de feindre me gâte mon plaisir. N'y a-t-il pas une sorte d'indélicatesse à affecter d'être indifférente quand on a de la joie plein le cœur ? Il me semble que je commets une indigne tromperie, et c'est un nouveau remords qui vient s'ajouter à ceux que j'ai déjà. Vous ne saurez jamais dans quel état de trouble et de confusion m'a laissée notre dernière entrevue. Moi, moi!... était-ce bien moi qui avais oublié si vite mes plus fermes résolutions?... Car je suis trop sincère pour essayer de me leurrer; c'est bien spontanément que je me suis exposée au danger. Après votre départ, j'étais consternée, je me détestais. Je me disais qu'une fois rentré chez vous, vous me jugeriez, et que vous me jugeriez mal. Et pourtant, au milieu de mon repentir, j'éprouvais une intime félicité à m'être serrée contre votre cœur. O mon ami, n'ayez pas mauvaise opinion de moi. Songez que vous avez été ma seule affection, et qu'après ce mariage accepté par lassitude votre amour est resté au fond de moi comme une fleur entre les pages d'un livre, une fragile relique qu'on ose à peine toucher, mais qu'on

ne peut regarder sans que les yeux se mouillent. Je vous conservais précieusement dans mon âme; ne croyant plus jamais vous revoir, je vous chérissais en pensée, et ma conscience ne me le reprochait pas. Vous m'avez aidée, sans le savoir, à supporter bien des ennuis, bien des froissements et des déceptions. J'aurais mauvaise grâce à accuser un mari que j'offense moi-même si vilainement, mais je puis vous dire que ces douze années ont été mortellement lourdes. J'ai souffert dans mon amourpropre et mes tendresses de mère, en voyant chaque année mes filles ressembler davantage, physiquement et moralement, à leur père. Il y a eu un moment où je me suis sentie affreusement seule, et c'est justement à cette époque que je vous ai rencontré au Charbon. Ah! quelle secousse j'ai reçue, quand vous vous êtes tout d'un coup dressé devant moi dans le couloir qui conduit aux Échelles ! Et quand, accoudée à côté de vous sur la roche, je vous ai entendu évoquer les souvenirs d'autrefois, combien il m'a fallu me contraindre pour ne point, dès ce moment, vous montrer ma faiblesse, pour ne point tomber dans vos bras! Dans l'état de détresse où je me trouvais alors, j'ai clairement compris que si je vous revoyais, je ne serais plus maîtresse de ma volonté, et j'ai fait appel à votre loyauté pour que nous demeurions étrangers l'un à l'autre... Vaine précaution. Le hasard s'est complu à tout déranger. En désespoir de cause, je m'imaginais qu'une amitié acceptée sans arrière-pensée pourrait encore éloigner le danger. Mais après trois mois, j'ai été à bout de forces, et vous n'avez eu qu'à me tendre les bras pour que je m'y jette éperdument... Voilà toute ma confession, mon ami, recevez-la comme la plus sûre marque de mon attachement. C'est un peu de moi que je vous donne; en vous ouvrant mon cœur, il me semble que je me serre encore contre le vôtre. Ce n'est pas sans avoir de nouveau essayé de lutter que je vous livre ainsi mon âme.

Après votre départ, j'ai cru que, vous absent, je pourrais mieux me ressaisir, et, dans un accès de contrition, je m'étais juré de mettre tout en œuvre pour parvenir à vous oublier. Hélas! dès que j'ai été seule à Faverges, j'ai senti combien vous me manquiez. Après cette intimité de trois mois, mon isolement me pesait si cruellement, le souvenir des dernières minutes qui ont précédé notre séparation me revenait si tendre, si délicieux, que je n'ai plus eu le courage de me détacher de vous et que je me suis remise à savourer la douceur de mon péché... C'est humiliant, ce que je vous dis là; je me trouve plus répréhensible en vous l'avouant, et, malgré cela, mon ami, je ressens une joie infinie à vous le dire. Ma conscience a beau murmurer, j'ai beau me répéter que je cesse d'être une honnête femme en vous aimant de la sorte, et que cette folie nous fera mutuellement souffrir... Je vous aime, et tout ce qui n'est pas vous ne m'est plus rien.

« Je m'arrête; c'est déjà trop... Je ne me relirai pas, de peur d'avoir à rougir de ce que je vous écris. Comme c'est moi qu'on a chargée de correspondre avec vous, vous pouvez me répondre directement; mais n'oubliez pas que votre lettre sera vue par un autre et soyez prudent. Ah! le rôle double que je joue me fait honte, et cette humiliation est déjà la punition de mon péché!... Adieu, Jean; plaignez-moi et aimez-moi.

« SIMONNE. »

Jean dévora cette lettre avec la volupté d'un homme qui a subi le supplice de la soif pendant une journée de marche et qui boit une première gorgée d'eau fraîche. Dans cette tendre et touchante confession Simonne ressuscitait tout entière. L'adorable candeur avec laquelle son amie envisageait comme autant de mortels péchés les innocentes caresses échangées au To

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