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mort, malgré ses serments, les officiers de ce prince. Il terrorisa l'Éthiopie (1), s'enfonçant de plus en plus dans un système de cruauté auquel, dès lors, devait le condamner la logique. Ce tyran scandalisa notre époque, car elle regarde plus à l'aspect qu'à la moralité des moyens. Mais en Abyssinie, il n'a jamais passé pour être sorti de l'ordinaire mesure; beaucoup de ses prédécesseurs furent plus sanguinaires que lui. Les rigueurs les plus impitoyables furent toujours inspirées par la raison d'État. Et lorsque, assiégé dans Magdala, il se condamna lui-même à mort, il ne se donna point la dernière et commode satisfaction de jeter en défi aux envahisseurs les têtes de ses captifs anglais. Ses ennemis eux-mêmes ont rendu hommage à son esprit de justice, à son courage (2). Il a inspiré de tels dévouements parmi les Européens attachés à sa fortune, que certains se sont fait tuer en le couvrant de leur corps (3).

Johannès, plus encore que Théodoros, a droit à la

(1) Voir pour l'affreuse mutilation des huit mille prisonniers gallas, après l'expédition des Ouellos, LEJEAN, Théodoros, p. 240. On leur coupa un pied et une main : « Ce ne fut pas long, disait un deftéra à G. Lejean; chaque soldat saisit son homme et le taillada comme un mouton. On n'avait rien vu de pareil en Abyssinie. » Pareil nombre de femmes et d'enfants fut vendu aux musulmans de Matama.

(2) Guillaume LEJEAN, loc. cit., p. 221. Nul plus que Théodoros ne mena rude guerre contre les brigands et aussi contre les juges prévaricateurs qu'il obligeait à résigner leurs fonctions. Cf. pour la destitution du likaouent de Gondar, id., ibid., 222. Il a été un grand justicier, jugeant en personne, surtout les petits, et il se montre « sévère dans les grandes choses, jovial dans les petites ». Un tchéka (maire) a traité un paysan d'imbécile, injure prévue par le code : « Tu payeras l'amende, dit le Négus au maire. Il ne doit pas y avoir d'imbécile dans mes États. » Id., ibid. Il tira une vengeance terrible des meurtriers du consul anglais Plowden. Id. ibid., 234. (3) Voir dans Guillaume Lejean l'histoire si touchante de Théodoros, demandant pardon au likamankua Bell, qu'il avait injusteR. H. 1897. 2o série. V, 2.

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stricte impartialité de l'histoire. Ceux qui l'ont connu le tinrent en estime pour sa modération, son esprit éclairé, sa justice. Sa valeur militaire n'a point été niée, même par ses ennemis, qui ont cherché, soit par intérêt (1), soit par ignorance (2), à diminuer la hauteur de son caractère. Ce malheureux monarque eut la vue très nette des difficultés sans nombre que lui amenaient les convoitises de l'Italie auxquelles le livrait l'Europe, sans doute pour le remercier d'avoir infligé de sanglantes défaites aux musulmans. Il ne redoutait pas moins les agissements des missionnaires européens qui, à quelque secte qu'ils appartinssent, menaient autour de lui une politique tortueuse et contraire aux intérêts du royaume. Sa vie s'usa à réprimer des révoltes féodales, à détruire la puissance des ras, à lutter contre l'Égypte et les Italiens qu'il battit, contre les derviches qu'il repoussa, jusqu'au jour où il trouva

ment offensé. Id. ibid., 226. Dans une bataille contre les gens du Tigré, cet Anglais se fit tuer d'un coup de lance destiné à Théodoros, en se précipitant entre l'ennemi et le Négus.

(1) « Les Italiens ont fait du Négus Johannès un portrait peu flatté. Ils l'ont dépeint comme un personnage faux, nul, plein de jactance et atteint d'alcoolisme chronique. » ROUIRE, Les Italiens dans l'Érythrée, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1896, 396. D'après ce que j'ai pu observer personnellement, ce dernier reproche s'appliquerait mieux à certains membres de la mission italienne qui ont rapporté cette calomnie.

(2) « Le hátzé Johannès est personnellement un homme de mœurs douces, d'un esprit cultivé, un poète apprécié des lettrés, chacun le vénère; mais, s'il était couronné, il n'y aurait pas une épée connue en Abyssinie pour le défendre en un jour de crise, et le premier chefta venu s'emparerait du pouvoir. » Guillaume Lejean, Théodoros et l'expédition anglaise, Revue des Deux Mondes, mars 1868, p. 297. Le même auteur dit encore : « Il est à regretter que Johannès soit, dans les graves circonstances où se débat l'empire abyssin, un prince dont il est absolument impossible de se servir. » Voilà comment le gouvernement était renseigné par ses agents; il ne l'est pas mieux aujourd'hui. M. A. Raffray a mieux jugé Johannès. Cf. Abyssinie, Paris, 1876, in-8°, p. 263.

la mort, le 10 mars 1889, devant les retranchements de Matama, qu'il gravissait une fascine à la main, comme un simple homme de guerre, donnant aux siens l'exemple dans l'attaque de ce repaire du brigandage et de la traite des esclaves.

Les Italiens goûtaient peu ce souverain mélancolique qui les battit à la guerre et qui déjoua les intrigues de leurs missionnaires politiques et religieux. Ils ont trouvé en France des confidents qui se sont faits l'écho de leurs plaintes. Déjà l'Allemand Gérard Rohlfs, celui-là même qui souleva l'Algérie contre nous en 1870, avait donné une note défavorable sur cet empereur hautain qui ne voulait pas devenir le plat valet africain de la Prusse. En France, un écrivain connu ne craignit pas de se faire, inconsciemment sans doute, l'écho des calomnies d'outre-Rhin. La semence germait; des nuées de publicistes se mirent à écrire sur cette Abyssinie que l'Italie guettait sournoisement. L'intérêt politique était de faire passer l'Éthiopie pour un pays de sauvages. Il y a quelques mois, M. Rouire, dans la Revue des Deux Mondes, prenait ouvertement parti contre l'Abyssinie et ses habitants, «< ne possédant que quelques primitifs rudiments de civilisation, chrétiens d'un culte spécial qui n'est pas celui de l'Italie et fort attachés à ce culte, réfractaires jusqu'ici à notre civilisation ». M. Rouire regardait d'ailleurs la spoliation de l'Abyssinie comme une chose toute légitime et naturelle; il se réjouissait de ce que les Anglais et les Italiens ont eu la sagesse de comprendre que leur intérêt véritable était de marcher d'accord, et il se contristait de ce que l'Italie et la France n'eussent pas su «< concilier de communes prétentions sur le Harrar ». On ne pouvait, en vérité, rappeler avec plus de désinvolture le partage de la Pologne, et on oubliait un peu les traités. Mais ce semble une mode dans certains recueils de considérer l'Afrique comme uniquement habi

tée par des peuples nègres et de mettre les Abyssins dans le même lot que les Yolofs. La note la plus aiguë que j'aie entendue dans ce sens a été poussée en deux autres recueils également très favorables aux intérêts italiens; dans cet ordre d'idées celui du Monde moderne est tout à fait caractéristique. Les Italiens ont même trouvé à Paris des conférenciers pour magnifier leur entreprise.

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Certains ont cherché à faire passer Ménélick pour un roi nomade tout comme un chef de Somalis ou de Danakils, et M. Rouire n'a pas craint d'écrire : « La capitale se déplace et se trouve là où, temporairement, sont plantées les tentes du Négus et de ses feudataires. » L'article du Monde moderne (janvier 1896) va beaucoup plus loin « D'éminents explorateurs étrangers, d'ailleurs favorables à l'expansion italienne, comme Stanley et Schweinfurth », ces deux noms ont leur signification - considèrent l'Abyssinie comme une excellente terre habitée par des hordes de brigands, « population moins adonnée à la culture qu'aux razzias ». L'auteur de l'article, qui considère « l'œuvre d'unité ou de fédération éthiopienne comme devant être longtemps encore un beau rêve », fait des Abyssins et de leur empereur le portrait le moins flatteur. « Vaniteux et ombrageux, hardis autant qu'avides, ils se réservent pour le pillage et la guerre, ils vivent surtout de chasses et de razzias....... ils ne sont pas moins perfides que cruels... Ils laissent aux esclaves le soin de cultiver leurs terres... », etc., etc. Enfin, un Européen, récemment expulsé d'Abyssinie pour connivence avec l'espion officiel du gouvernement italien, a fait un essai de dénigrement systématique de l'empereur Ménélick, de son œuvre et de son peuple. Devant un pareil débordement d'intérêts froissés et de haines, j'ai cru utile de faire entendre ici la voix de la justice et d'essayer d'opposer une page d'histoire à des feuillets

de pamphlets. Indifférent à la politique comme aux situations de personnes, je ne veux pas laisser la France ignorer ce que la presse n'a point voulu lui apprendre. Les politiciens qui vont pouvoir satisfaire leur activité en Abyssinie nous apprendront sous peu que ce sont eux qui ont découvert ce pays. Il n'est point mauvais de mettre une préventive sourdine à ce prochain concert.

II

LES ITALIENS ET L'ABYSSINIE. .

On croit généralement que les premiers rapports qui s'établirent entre l'Éthiopie et l'Italie remontent à l'année 1885, époque où le général Saletta vint, de connivence avec l'Angleterre, planter à Massaouah le pavillon de la maison de Savoie. C'est une erreur. Même avant le règne de Théodoros, il se faisait, en Éthiopie, une véritable politique d'influence dont l'agent actif était Mgr de Jacobis, ce missionnaire apostolique, dont M. Guillaume Lejean nous a retracé l'histoire. Cet évêque fut vénéré entre tous par les Abyssins. Non contents de lui conférer le titre, tout moral, d'Abouna Yacoub, ils l'avaient surnommé Kesous, le saint. Nul ne fut plus que lui respecté dans le pays. Et, en 1838, le grand négous Oubié « descendait humblement de cheval, quand il passait devant la porte de M. de Jacobis ». L'Abouna Yacoub ne cachait pas ses projets; il leur donna du corps, quand se fit l'unification de l'Italie, et il « croyait beaucoup plus à l'efficacité des manœuvres diplomatiques qu'à celles de l'enseignement évangélique en matière de propagande ». Aussi vit-on cet évêque catholique accepter l'étrange mission d'aller chercher au Caire un abouna (évêque

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