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cration fit trouver à cette dernière d'autant plus de plaisir à la présence de Gilbert Deraismes, invité par Mme Bonnet au cours d'une visite chez les Somerville.

Fauvière prit la parole vers le commencement du repas et ne se la laissa arracher, par moments, qu'après la plus vigoureuse résistance. Il se montra extrêmement amer et ne cessa de dépeindre les angoisses de son âme.

Il avait un fonds de pédantisme, joliment nuancé, qu'il ornait d'un jeu d'analyse qui subjuguait les femmes par une vive apparence de finesse et de pénétration.

Gilbert n'écoutait pas le causeur. Il n'était attentif qu'à Jacqueline. Il sentait en quelque sorte la beauté de la jeune fille s'étendre sur lui et l'envelopper :

— Je ne l'aime pas, pensait-il... je ne l'aime pas et je n'oserai certainement jamais l'aimer!

C'était chez lui un sentiment très exact que l'objet qu'on désirerait le plus, n'est pas pour cela celui qu'on désirera le plus si un obstacle suffisant s'interpose. Et Jacqueline, qui dépassait l'idée la plus intense qu'il se fût faite du charme de la femme, et qu'il eût aimée dès la première minute s'il l'avait osé, semblait aussi séparée de lui que par une muraille d'airain.

Cependant, comme elle le questionnait, il leva les yeux sur elle. Pour la première fois, il y eut une faible conjonction, un indécis et trouble aimant. Jacqueline se leva et s'éloigna — à l'imitation de la plupart des hôtes, qui s'en allaient visiter les parterres.

Il y avait, à droite, des pelouses, une chapelle de verdure, à voussures gothiques caprice d'un jardinier de 1840 entretenu par le caprice d'un jardinier de 1890, car Mme Bonnet n'y attachait aucune attention. Une seule entrée y donnait accès, et deux fenêtres gothiques, cisaillées en rosaces, où les fleurs diverses pouvaient figurer, symboliquement, le coloris des vitraux. Au fond, une manière d'autel de mousse et deux

bancs assez proprement tenus. Lorsqu'on s'asseyait là, dans la pénombre, on pouvait voir tout le monde sans être aperçu de personne. L'odeur y était douce : le bonhomme jardinier entretenait des violettes au printemps, des roses en été et du réséda l'automne.

Jacqueline s'y réfugia. Elle y songeait, un peu triste, quand un bruit de pas, de voix attirèrent son attention. Elle aperçut sa mère qui s'avançait avec Fauvière; cette vue lui fut pénible. Quelque chose de tendre et de jeune brillait sur le visage d'Isabelle, mais le tendre et le jeune qui, lorsqu'ils s'épanouissent sur le visage des mères, désespèrent les jeunes filles. Le malheur voulut qu'ils fissent halte juste auprès de la chapelle. Fauvière se mit à cueillir quelques fleurs libres qui croissaient, par tolérance, dans un sentier transversal, et les remit à Isabelle. Il fit nécessairement la remarque de règle sur l'attrait des fleurs sauvages perdues parmi tant de culture; il le fit avec cette mimique d'éternelle subtilité dont il soulignait jusqu'à ses monosyllabes. Mais, dans le fond, il n'eut rien de l'absurdité intolérable que lui trouvait Jacqueline: plutôt sauva-t-il sa banalité par un tour heureux.

Isabelle s'était troublée en recevant les fleurs; il passa dans son regard quelque chose qui souleva le cœur de Jacqueline jusqu'au dégoût. Une expression semblable vint dans les yeux de l'homme; puis ils n'osèrent plus se regarder. Il y eut un vaste silence, où Jacqueline sentit froidir ses mains.

Elle perçut la faiblesse de sa mère, l'extraordinaire importance du moment, et n'osa ni bouger ni parler.

Une feuille tomba dans ce silence, tournoya quelque temps avant de s'abattre, puis rebondit sur une pointe d'arbuste. Fauvière la prit d'un air de douceur délicate:

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Ah! fit-il, petit symbole de toute vie, petite buveuse de lumière... morituri te salutant!

Ce minuscule incident dissipa pour cette minute le péril, en détournant l'esprit d'Isabelle. Elle repartit, suivie de Fauvière. Jacqueline en fut soulagée, mais demeura colère et nerveuse. Non qu'elle eût cette vénération sensitive, pudique et frêle, qui fait à la jeune fille une horreur étouffante de toute apparence de faute chez la mère : Isabelle éloignait ces sentiments. Ses fillettes, de bonne heure, avaient désappris le sens religieux de la tendresse filiale. Une âpreté trop dure, une ardeur trop mesquine vers la fortune et les succès d'apparat chez la mère, une faiblesse perverse chez Raymond, éclataient sans fard dans l'intimité. Aussi, l'émotion actuelle de Jacqueline fut-elle surtout de révolte et de haine à l'idée qu'un homme empiétât cyniquement sur les droits de son père.

Toutefois, il y avait bien aussi, mais indéterminé, un de ces chagrins qui changent les dates de la destinée où le monde perd quelque chose, où la vie paraît se rapetisser comme une spirale rentrant sur ellemême.

Jacqueline avait les yeux pleins de larmes. Le Vide l'oppressa, un appel obscur vers une ère nouvelle, vers la révolution violente où toute femme abandonne, dans un élan triste et sauvage, son adolescence. Tandis que cet appel la troublait, elle cessa de nouveau d'être seule. Celui-là même qui la préoccupait confusément (mais si peu que le plus léger accident pouvait faire évanouir à jamais son image) passait à son tour sur le sentier.

Il s'arrêta, comme s'étaient arrêtés Fauvière et Isabelle, et même il s'assit sur la margelle de la fontaine. Le plus souvent, la physionomie des êtres perd de son charme dans la solitude. Elle durcit chez les jeunes, s'abat chez les vieillards et prend une certaine cruauté indéfinissable ou une amertume froide.

Celle de Gilbert s'harmonisa avec le clair-obscur.

Du bout d'un rameau, il tira quelques moucherons qui se noyaient dans le petit cours d'eau et les mit sécher dans un rai de soleil, puis il les regarda reprendre force d'un air de sollicitude paisible.

Il s'interrompit, écouta quelque chose que Jacqueline n'entendait pas. Sa face prit une expression naïve et tendre qui l'embellit beaucoup. Avec un caillou, il se mit à frapper sur la margelle de la fontaine ; le rythme de cette toquerie, excessivement complexe, précis, nuancé, surprit la jeune fille. Bientôt, il l'accompagna à mi-voix, ne chantant jamais que deux stances à la fois, alternativement en français et en espagnol.

Jacqueline, d'abord gênée, prit rapidement plaisir à ce bizarre petit concert. Elle se souvint d'une soirée lointaine où un artiste illustre avait, toute une heure, joué des havanaises accompagnées de ces mêmes toque ries puis parlé très longtemps, avec passion, des musiques où l'art ira se régénérer quand viendra la lassitude des efforts actuels. Mais ni le musicien illustre ni celui qui l'accompagnait n'eurent ce charme délicat qu'elle trouvait à Gilbert.

L'inquiétude lui revint en voyant se lever le jeune homme. Il parut hésitant, regarda vers la chapelle de verdure, enfin s'éloigna.

Dieu merci! fit Jacqueline.

Elle demeura dans un état d'esprit trouble, entrecoupé de courtes angoisses. Il est douteux si les deux scènes entrevues de sa retraite eurent une influence vraie sur son destin, mais il lui parut toujours qu'il en avait été ainsi. L'histoire de toute la vie se passe à démêler si tel événement fut cause ou signe : le souvenir confond à plaisir et préfère, en général, nous faire voir des causes.

IV

Un troisième incident vint ajouter à son trouble. Elle remontait vers le haut du parc, cherchant à rejoindre les siens, lorsqu'elle fit rencontre de Claire. Celle-ci, qui semblait soucieuse, concentrée, dit soudain :

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As-tu remarqué ce jeune homme ?

Jacqueline se troubla. Elle eut l'inquiétude de l'aigre sœur jalouse et de sa perspicacité :

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Jacqueline se mit à rire. Elle répondit, légère et joyeuse :

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Pourquoi veux-tu que je l'aie remarqué ?

Il me semblait. Je te dis ça parce qu'il me fait la

C'était une manie de Claire de barrer la route à Jacqueline en retenant les prétendants à l'avance. L'aînée reprit sa bonne grâce :

Et ça te plaît-il, qu'il te fasse la cour?

- Je n'en sais rien encore... c'est pourquoi je t'ai consultée. Bien entendu, si tu le remarquais, je me défendrais d'être ta rivale.

Elle parlait avec son faux calme, à la fois sachant que sa sœur ne lui disputerait pas Edmond Péronne, peureuse pourtant, comme les jalouses, devant l'indéfini, peureuse aussi que Jacqueline n'eût pas même à regarder le jeune homme pour que le jeune homme l'aimât, et ne voulant pas non plus être ménagée, prête à haïr autant Jacqueline pour la rivalité que pour la condescendance. Jacqueline le sentit bien et se contenta de dire :

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