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Tu n'as pas à t'en défendre... je n'ai remarqué personne.

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Tu sais, je ne te demande rien... Si tu remarquais tout de même ce jeune homme, ce n'est pas moi qui m'opposerais! fit Claire avec un orgueil agres

sif.

Je sais bien que tu ne t'opposerais pas, reprit Jacqueline, qui aurait voulu parler d'autre chose, car elle savait trop que, sur ce terrain, elle ne pouvait qu'irriter Claire.

Mais Claire, regardant la beauté de sa sœur d'un œil faux, féroce, pensa que Jacqueline aurait pu avoir une joue brûlée ou une tache de vin sur la paupière. Puis elle se vit elle-même, dans une glace fictive, silhouette élégante, trop petite, visage bien tourné, mais sec, sans charme. Injustice du sort - malignité absurde de la naissance!

Il m'aimera si je veux! fit-elle d'un ton amer et tranchant.

Sans nul doute! dit Jacqueline avec indifférence. Oui, sans nul doute... il est de ceux auxquels mon genre plaît plus que le tien... Pourquoi ris-tu ? De te voir si animée...

pas

Je ne suis animée du tout... mais tu as cette manie de croire que tout le monde est amoureux de toi!

Jacqueline, impatiente de cette obstination, dit sèchement :

Laisse-moi tranquille! Je n'ai aucune envie de me disputer.

Tu as un esprit paresseux... aussi paresseux que

ton corps.

Jacqueline s'étendit sur son banc. Un désespoir horrible saisit la cadette, tandis que l'aînée répondait :

C'est entendu! Je suis une paresseuse... mais pourquoi es-tu une si méchante petite guêpe?

- Et toi un si sot bourdon, un gros bourdon, entiché de lui-même; tu ne seras décidément qu'une empâtée !

Crois-tu ?...

Tu penses sans doute que je t'envie?

Non; mais tu parles comme une envieuse. Ce . n'est pas moi que tu envies spécialement : c'est tout le monde.

Imbécile !

Mais la parole avait frappé. Pour âpre que fût l'âme de Claire, quelquefois la vision de son éternelle jalousie lui était odieuse, la faisait se détester elle-même. Particulièrement, quelque observation juste de sa sœur lui donnait un désir d'être plus douce quitte à détester plus encore, le lendemain, Jacqueline. En ce moment, elle fut émue, et après quelques pas au travers du chemin :

Je suis un peu vive quelquefois. Excuse-moi. - C'est fait, dit Jacqueline.

Mais, pour embrasser Claire, elle déploya tant de grâce tranquille, sa peau parut si lumineuse, ses yeux si séduisants, que la petite sentit sa rancune rebondir. Aussi éprouva-t-elle le besoin de se justifier.

Dans le fond, dit-elle, je suis moins envieuse que batailleuse.

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Oui, tu aimes à batailler, dit Jacqueline évasivement. Moi, j'y suis peu encline... et ton tort est de croire quelquefois le contraire.

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Oh! tu ne veux pas parler à propos de ce jeune homme? Je n'y pense plus.

Disant ainsi, son cœur se serrait d'inquiétude, car ce petit être cruel avait, plus que personne, la contradiction intérieure qui nous fait d'autant mieux désirer un objet que nous déclarons à haute voix n'y plus tenir... En même temps, un pauvre songe puéril la traversait, mais ardent à l'excès, qui l'agitait jusqu'à

la palpitation: triompher de Jacqueline, lui être ouvertement préférée dans une lutte amoureuse.

A ce prix, il lui semble qu'elle pardonnerait à l'insultante beauté; mais l'idée de l'amour dû au hasard, à l'indifférence, à la condescendance, n'éveillait que la rage et le projet confus de défigurer sa sœur.

Tandis qu'elle rêve sa victoire, son sein s'émeut, ses yeux resplendissent. Jacqueline remarque :

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Tu es charmante en ce moment.

Le triomphe me rendrait belle... qui sait? pensait la petite.

Malgré tout, elle s'aigrit, elle exècre sa sœur, et pense : « Charmante, en ce moment! »

Et le mot de l'autre jour chuchote, vient silencieusement remuer ses lèvres :

Meurs! Meurs !

Jacqueline devine la haine; sa poitrine se lève. L'immense désir croît d'être aimée par d'autres que la dure Isabelle, l'aigre Claire, et même Raymond. Elle détourne les yeux; le monde semble se condenser dans quelques orchidées, quelques insectes, quelques pivoines. La pauvre vie peine et brille : elle dit sa hâte, elle fait peur à la jeune fille. Et pendant que Claire répète tout bas :

Meurs! Meurs!

Tout bas aussi, Jacqueline rêve :

Vivre! Vivre!

(A suivre.)

J.-H. ROSNY.

CE QU'ON PENSE

DANS LES BALKANS

Cettinje, 15 mars 1897.

Tout est au calme; ne vous mettez plus en peine de rien. La question des réformes? Elle se résoudra par la patience. La question crétoise? Elle est quasi terminée. La question macédonienne? Elle ne commencera pas. La question arménienne? C'est peut-être dans cette phase de la crise orientale qu'il eût fallu « faire quelque chose », mais il est trop tard, à présent, et tout est bien qui finit loin... Ce n'est pas seulement la note du boulevard, de la bourse, de la Neue Freie Presse; elle transpire, dans cette partie occidentale de la péninsule, de tout ce qui a charge d'une parcelle d'intérêt d'État; elle resplendit dans les interviews de ministres plénipotentiaires; elle fait basse dans la lourde mélopée de la nature monténégrine; elle fait trille, aux rives de l'Adriatique, dans la chanson du printemps. Jamais, dans le monde officiel ou officieux, le « concert européen » n'a trouvé tant d'exécutants, ni de si bonne volonté. On est fier d'en faire partie, comme les gars de mon village comtois d'être « de la fanfare ». Hier, un Monténégrin de haute qualité et de haute allure me

disait, au coin du poêle, en caressant doucement le canon de son revolver: « Si nous parlions de votre Exposition de 1900?... On dit que ce sera merveilleux.>>

Entre temps, au jour le jour, arrivent de petites nouvelles de l'intérieur du Balkan; on les commente en esprit de paix, tout comme la dépêche du Correspondenz Bureau, qui, de Vienne, ne manque pas de nous lénifier tous les matins, par ce qu'elle dit bien obligeamment et surtout par ce qu'elle évite de dire. Les Turcs ont décidément quatre-vingt mille hommes sur la frontière de la Thessalie; les deux régiments de Scutari ont quitté la ville hier; l'État bulgare commande d'urgence des canons; des mécontents de Macédoine ont fait sauter le pont du chemin de fer près de Monastir... Symptômes de paix : vous entendez que ces honnêtes gens ont chacun sa manière de collaborer à son maintien, ceux-ci en mettant des soldats en branle, ceux-là en s'efforçant d'entraver la mobilisation. Gardez-vous bien de demander ici, dans le pays le plus militaire de la péninsule―où, du prince jusqu'au dernier des pastirs, tout le monde ne sort qu'armé — si, d'un certain côté, ou par un certain vent, on ne commence point à sentir un peu la poudre. La poudre, mon cher monsieur? De la fumée de feu de Bengale, tout au plus! Voilà l'impression première, plus morne, en somme, plus léthargique, si l'on peut dire, que celle même de nos campagnes françaises l'impression à laquelle ne manquent pas de se tenir les recenseurs de symptômes rassurants, qui traversent le pays, n'en savent rien, ou, pour mieux dire, n'en sentent rien. A l'étudier, engendre-t-elle cette détente de l'esprit, qui a bien aussi sa contagion, surtout en Orient, ou du moins cette sorte de repos des sens, secoués par l'atrocité des « choses turques », prévenus par je ne sais quelle vision de déchirement européen? Ne serait-elle pas tout simplement quelque effluve, tombé d'une certaine ironie

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