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de Rome. Elles sonnent à tous les clochers. En haut du petit bourg landais de Saint-Étienne, la foule enthousiaste s'est précipitée sur sa voiture, dont elle a dételé les chevaux pour la traîner jusqu'à la ville. Passé l'Adour, il monte à cheval. Il fait son entrée en grand apparat, au milieu de ses maréchaux, escorté par les chevau-légers polonais et la gendarmerie d'élite. Sur la place du Réduit, il reçoit la bienvenue de la municipalité. Le maire, M. Detchégaray, le harangue. La garde d'honneur présente les armes. Cette garde d'honneur, l'organisation en est due au préfet des Basses-Pyrénées, M. de Castellane, le père du futur maréchal. On l'a formée d'hommes superbes, basques pour la plupart, soldats admirables, d'un élan et d'un ressort à toute épreuve; le mois d'avant, une centaine d'entre eux, constitués en compagnie pour le service du grand-duc de Berg, ont fait en quinze jours le trajet de Bayonne à Madrid (1). On les a parés magnifiquement. On a donné la tunique puce aux cavaliers; les fantassins ont la tunique rouge. Couleur fâcheuse, qui rappelle à l'Empereur l'uniforme anglais. Faut-il en croire ce qu'on rapporte, et qui n'est peut-être qu'une imagination de la malice locale? Au plus solennel d'une période du maire, Napoléon interrompt l'orateur, et s'adressant avec humeur à l'officier qu'il voit en tête de la garde, M. de Lacroix de Ravignan (le père du célèbre jésuite): « C'est vous, monsieur, qui commandez les rouges à pied? » Homme de sang-froid, M. de Ravignan tient ferme sous l'apostrophe : « Oui, Sire... et les puces à cheval! » L'Empereur ne résiste pas à l'imprévu de la réponse.

Il s'en va loger au Gouvernement. « Le logement, étroit et sans dehors, lui déplut (2) ». Il écrit à Joséphine:

(1) Maréchal DE CASTELLANE, Journal, avril 1808.

(2) BAÏLAC, Nouvelle Chronique de la ville de Bayonne, par un Bayonnais.

« Je suis horriblement logé. Je vais dans une heure changer et me mettre à une demi-lieue dans une bastide. L'infant don Charles et cinq ou six grands d'Espagne sont ici. Le prince des Asturies est à vingt lieues. Le roi Charles et la reine arrivent. Je ne sais où je logerai tout ce monde-là. Tout est encore à l'auberge. »

Ce que Napoléon entend par bastide, c'est Marrac, propriété de MM. Aaron et Abraham Marqfoy, qui l'ont eu « à la chaleur des enchères » le 23 pluviôse an IX. Le domaine lui agrée. Il songe à s'en rendre acquéreur. Et, en attendant, il s'y établit dès le 17, sitôt les pourparlers engagés avec les propriétaires. L'acte d'achat, « fait, passé et lu aux parties, à Bayonne, maison de Saint-Michel », n'est que du 19 mai : « Pardevant Antoine-Robert Dhiriart, notaire impérial à la résidence de Bayonne, M. Aaron Marqfoy, négociant, et dame Bella Clava, conjoints, et M. Abraham Marqfoy, aussi négociant, et dame Esther Silva, conjoints..., vendent, avec garantie de tous troubles, dons, douaires, hypothèques, évictions, aliénations et autres empêchements quelconques, en faveur et au profit de Napoléon le Grand, Empereur des Français, Roi d'Italie et Protecteur de la Confédération du Rhin, Son Excellence Monseigneur le Grand Maréchal du Palais Duroc, demeurant à Paris, présent et acceptant pour Sa Majesté Impériale et Royale, d'après son autorisation du quinze de ce mois, le domaine appelé Marrac, situé hors la porte Saint-Léon, territoire de Bayonne, consistant en une grande maison de maître, écurie avec grenier, logement de jardinier et remise, hangars séparés, logement pour y placer la volaille, chapelle, gazons, bois, terres labourables, verger, jardin, terrains, futaies, et ses appartenances et dépendances, le tout d'une étendue superficielle de sept hectares, vingt-cinq ares, trente-cinq centia

res..., pour et moyennant soixante mille francs (1). » Soixante mille francs, le chiffre est modeste. J'ai entendu conter ceci par des personnes de la famille Marqfoy. L'un des propriétaires, Aaron, avait un fils, qu'il destinait au métier des armes. Son frère et lui, aux propositions de l'Empereur, consentirent, souscrivirent tout. Mais à une condition : que Sa Majesté daignât s'intéresser au jeune homme, candidat à l'École militaire. Promesse faite. Le jeune homme se présenta aux examens. Il fut le premier de sa religion admis à l'École.

En même temps que Marrac, et pour le même prix, l'Empereur achètera Saint-Michel, qui lui est contigu. Dès à présent, pour la facilité des communications, il ordonne qu'on trace immédiatement une belle route jusqu'à Bayonne. « Des baraques en bois, promptement élevées, servirent de logement à la garde impériale, chargée de la surveillance du palais, conjointement avec la garde d'honneur... Le prince de Neufchâtel, Berthier, s'établit à Saint-Forcet, M. de Champagny à l'Argenté, le maréchal Duroc à Saint-Michel. Le ministre secrétaire d'État, Maret, demeurait dans la maison de M. Cabarrus, au Pont-Majour (2). »

Une peinture conservée à l'Hôtel de ville de Bayonne (probablement le seul document iconographique qu'on ait sur Marrac) nous montre le château en 1808, avec deux grenadiers montant leur faction à la grille, deux autres en bas du perron à double escalier qui mène aux

(1) Archives de l'étude de Ma Sérieyx, notaire à Bayonne.

(2) Nouvelle Chronique de Bayonne. Le père de la célèbre Mme Tallien, Cabarrus, deux fois ministre des finances en Espagne (sous Joseph et sous Ferdinand VII), était originaire de Bayonne. Il y possédait un magnifique immeuble, construit dans le goût du dix-huitième siècle par l'architecte Meissonnier, et qui, passant de main en main, a fini par devenir, il y a trois ans, l'hôtel de la Chambre de commerce.

appartements du premier étage, et l'Empereur à cheval dans le parc. Nulle architecture. Un rectangle de pierre, avec deux ailes en saillie sur la façade postérieure, des communs en sous-sol, un rez-de-chaussée, un étage mansardé, rien de plus. Pour la disposition des pièces, nous nous en rendons compte par le procès-verbal qui fut dressé en 1822, quand l'administration des domaines remit le château à l'autorité militaire, qui le convertit en caserne (1). Le perron franchi, on accède de plain-pied à un vestibule qui traverse l'édifice dans toute sa largeur, du nord au midi, et d'où l'on va directement dans le parc, A gauche, il y a la salle à manger, carrelée de marbre blanc et noir, comme le vestibule; le salon de compagnie, prenant jour au nord et à l'ouest, et deux chambres spacieuses, la première avec alcôve, ouvrant sur un couloir ou « cabinet de passage », d'où l'on a vue sur la cour, entre les deux ailes. Même nombre de pièces et même distribution à la droite du vestibule, avec cette différence que la salle à manger est remplacée par une salle quelconque, précédant le deuxième. salon de compagnie. Au fond du vestibule règnent deux escaliers, l'un à droite, l'autre à gauche, tous deux montant à l'étage supérieur, celui de gauche partant de l'entresol, où sont les cuisines. L'étage mansardé comprend dix chambres, desservies par un corridor central et deux couloirs latéraux. Ni complications d'appartements, ni luxe inutile. Des boiseries un peu partout, mais « en planches communes ». Là où il n'y a pas de boiseries, c'est du papier qui tapisse les murs. Les cheminées sont très modestes, à chambranle de marbre ordinaire ou de bois, surmontées, aux deux côtés, de colonnes en stuc, plus ou moins dorées et peintes, et encadrant des glaces. En somme, au de

(1) Archives de la chefferie du génie, à Bayonne.

dans comme au dehors, Marrac donne moins l'impression d'un château, d'une résidence souveraine, que d'une bonne maison de retraite bourgeoise. Son charme, je veux dire le charme du lieu, ce sont les ombrages, c'est le panorama dominé de loin, le cours de la Nive, Villefranque, Halsou, et les rampes prochaines du Mondarrain, de la Rhune, des Trois-Couronnes, qui baignent dans la lumière fine.

Napoléon à peine entré dans ses appartements, une rumeur de foule, un bruit d'instruments l'appellent au balcon. Sept couples de jeunes gens du pays lui présentent la pamperruque. C'est la coutume immémoriale de Bayonne qu'au passage des personnages princiers la pamperruque soit dansée en leur honneur. Aux réceptions de Philippe V, d'Anne de Neubourg, du comte d'Artois, elle eut sa place de rigueur dans les fêtes. Les danseurs en atours galants, sur deux files, marquent le pas au rythme des fifres et des tambours ; de temps en temps, ils s'interrompent dans leur marche, pour former des rondeaux qu'ils appellent des dabe-dabe Le spectacle, nouveau pour Napoléon, lui plaît fort : « Les femmes avaient de petites jupes en soie bleue, brodées en argent, et avec des bas roses également brodés en argent; elles étaient coiffées de rubans et avaient des bracelets noirs très larges qui faisaient ressortir la blancheur de leurs bras nus. Les hommes étaient en culottes blanches très justes, avec des bas de soie et de grandes aiguillettes, une veste lâche en étoffe de laine rouge très fine chamarrée d'or, et les cheveux enveloppés dans une résille comme les Espagnols. Sa Majesté eut grand plaisir à voir cette danse... et resta à la fenêtre jusqu'à ce que la pamperruque fût terminée (1). »

Quarante-huit heures se passent. Soudain, coup de

(1) Constant, valet de chambre de l'Empereur, Mémoires.

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