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muette et universelle, qui pend bas sur nos têtes, obstrue les avenues accoutumées de notre horizon moral, et menace de crever en orage prochain? Nous sommes portés à croire que « ce que fait le Balkan », ou plutôt ce qu'il s'abstient, pour un temps, de faire, ne donne guère la mesure de ce qu'il pense. Il en faut tirer les raisons d'un peu loin, d'éléments bien antérieurs à la chronique quotidienne, qui d'ailleurs, avant même que ces lignes paraissent, se sera peut-être inopinément enrichie.

L'élément nouveau, dans la question d'Orient, c'est que le refoulement de l'islamisme est aujourd'hui assez avancé et la situation des jeunes États chrétiens assez forte pour que l'apuration du compte ouvert depuis cinq cents ans se fasse, sans que l'Europe intervienne, au profit de ceux-ci contre celui-là. Les forces unies de la Grèce, de la Bulgarie, de la Serbie et du Montenegro sont suffisantes, sinon pour faire passer le sultan en Asie, au moins pour le réduire, sur notre continent, à cette sorte de banlieue de Constantinople que lui avait laissée le traité de San Stefano (nous omettons à dessein la Roumanie, car on ne lui trouve guère d'intérêts sur la rive droite du Danube, qui, d'ailleurs, forme limite entre le Balkan et elle). Une revue militaire italienne les évaluait, au mois de janvier, à près d'un demi-million de combattants. Ce chiffre ne paraît pas exagéré, compte tenu de l'appoint que ne manqueraient pas de fournir aux troupes régulières les insurgés de Macédoine et ce qu'on peut bien appeler tous les « fusils libres » de la péninsule.

L'Europe ne croit guère, ou feint de ne pas croire à la possibilité d'un règlement de l'imbroglio balkanique entre vainqueurs et vaincus de la bataille qui se livra,

en 1389, dans la plaine de Kossovo. Il déconcerterait non seulement une foule de calculs politiques et d'intérêts financiers, mais jusqu'aux habitudes d'esprit que nous apportons, depuis un siècle, à l'examen de la question d'Orient. Les chancelleries et la presse nous ont accoutumés, en effet, à considérer la péninsule comme une sorte de colonie internationale, qui éveille nécessairement des idées de protectorat, de partage ou d'annexion, peuplée de races dont l'histoire ne commence qu'au jour, très rapproché, de leur émancipation, et sur lesquelles le « concert européen » jouit d'une sorte de curatelle d'autant plus légitime qu'elles ne sont parvenues, jusqu'ici, ni à s'organiser, ni même à s'entendre. Et cette même opinion publique, qui ne s'aperçoit pas combien les directions de cette curatelle sont contradictoires, ce qui fait douter de leur désintéressement comme de leur efficacité, souligne à plaisir, s'exagère même les rivalités et les heurts qui se manifestent dans la péninsule. On ne constate que ce qui divise; on ne retient que ce qui est signe de chaos. Quant aux forces secrètes et très actives qui travaillent à l'unification progressive du Balkan, on les conteste ou les ignore. Il faudrait prendre à cœur certains procès d'ethnographie et d'histoire, et nos vieilles. civilisations, qui ont à présent d'autres soucis pour elles-mêmes, ne sont guère portées à croire qu'il en peut sortir quelque chose, dans une société tenue pour semi-barbare et hantée par l'esprit brouillon. Tel est bien le verdict que rendait l'autre jour la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, organe, en ceci, d'une opinion qui n'a pas cours qu'en Allemagne : « Il n'y a pas d'homme au monde, écrit un de ses principaux rédacteurs, qui puisse découvrir dans cette mosaïque de la péninsule balkanique la base ou même les conditions d'un progrès; qui soit capable de constituer ces peuples en puissance assez forte pour qu'ils deviennent un élément d'ordre

et de civilisation. >>

On ne saurait assimiler plus brutalement aux indigènes de la Nouvelle-Zélande quatre millions de Grecs et dix millions de Slaves du Sud (1).

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Mais la préoccupation du journal allemand et jusqu'au ton qu'il adopte montrent assez que les idées de fédération, d'organisation logique et fondée sur des bases moins arbitraires que les caprices des congrès ont fait, dans les Balkans, un chemin considérable depuis quelques années. Le mouvement intellectuel, en Serbie, en Bulgarie, même et surtout dans les provinces jugo-slaves de la monarchie austro-hongroise, tend à dégager certaines notions, qui deviennent de jour en jour plus populaires et avec lesquelles, à brève échéance, peut-être, les combinazione purement politiques auront à compter. Rien de plus commun, aujourd'hui, dans la littérature et dans tous les genres, de la poésie lyrique à l'almanach et à la brochure de propagande que la restauration de cette vérité ethnographique Serbes, Bulgares, Croates et même Slovènes ne sont que les rameaux d'une seule souche, et ils n'ont pas que des raisons de sentiment pour se connaître et s'entr'aider. Dans le langage usuel,. il y a longtemps que les Monténégrins témoignent de leur incorporation morale à la « nation serbe », et leur prince, soit dans son œuvre littéraire, soit dans son action politique, soit dans ses toasts-programmes on en peut bien parler, car ils ont fait du bruit est un des zélateurs les plus actifs de l'unification de sa race par-dessus les frontières. Les érudits, tout à fait d'accord avec l'esprit des vieilles chansons nationales, tendent à cristalliser l'histoire en quelques épisodes le règne

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qui sont

de Dusan le Grand, la bataille de Kossovo en quelque manière d'intérêt commun pour toute la

(1) C'est, du moins, le chiffre accusé par M. Vrbanic, dans sa toute récente Démographie jugo-slave; on le considère, en général, comme inférieur à la réalité.

péninsule. Les philologues font ressortir l'affinité des dialectes parlés de Varna jusque dans la basse Styrie; du reste, dès le milieu de ce siècle, la communauté de langue littéraire était acquise entre Serbes et Croates. L'entente entre Serbes et Bulgares est recommandée par une foule de publicistes; elle a même des organes quotidiens comme la Makedonija.

Ce mouvement, dont la presse officieuse ne parle guère, est en relation avec certains faits caractéristiques, et, ceux-là, publics, qu'on met un peu trop sommairement au compte des « intrigues » de la Russie. Il montre, en définitive, l'esprit du Balkan derrière ces projets de Ligue dont il a été si fort question, l'été dernier; cet interview tout récent de Garasanin, qui conclut à la nécessité de fédérer les petits États contre les entreprises des grands; cet échange de discours, à Sofia, entre les souverains de Bulgarie et de Serbie, d'où se dégage nettement non seulement l'idée de fraternité ethnique, mais celle de communauté d'intérêts actuels. Quant aux Grecs, en dépit de leurs démêlés avec les Slaves en Macédoine, il est sûr que, par leur vigoureuse initiative, ils viennent de réveiller tout à la fois l'émulation de ceux-ci et le fonds religieux commun à toutes les victimes du fanatisme de l'Islam. On souligne aujourd'hui avec plaisir, dans la péninsule, que le colonel Vassos, auquel est échu, en Crète, un rôle à la fois si brillant et si délicat, est un Slave d'origine, de son vrai nom Vasso Brajevic, né dans les bouches de Cattaro.

C'est même hors du Balkan qu'on commence à entrevoir pour la péninsule une autre destinée que l'émiettement perpétuel et qu'on encourage virtuellement la tendance unitaire à se donner, en quelque sorte, un baptême du feu. Dans un leader article des Novosti, paru au mois de janvier, on relève cette phrase significative : « Il suffirait de donner le Balkan aux peuples

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balkaniques non à l'Autriche pour effectuer le règlement de la partie essentielle de la question d'Orient. » Crispi, dans une lettre qui vient d'être publiée, émet cette opinion, assez courante, d'ailleurs, dans la presse italienne : « Je désire voir se former une Confédération balkanique avec Constantinople pour capitale. Les éléments de cette organisation politique se trouvent dans les cinq États dont l'indépendance a été reconnue par l'Europe, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Montenegro. Constituez d'autres États, si vous voulez, ou bien amenez à ceux qui existent les populations de même race, de même langue, de même religion (le propos est hardi sous la plume de cet ex-allié de l'Autriche, qui perdrait à la réalisation de ce programme près de deux millions de sujets d'origine serbe); l'ordre sera pour toujours rétabli dans ces régions. Les musulmans pourront y trouver place, s'ils veulent y vivre non en maîtres, mais en frères. Mais le Tsar reste dans ses limites actuelles, et le Sultan passe en Asie. » — Nous ne sommes guère éloignés de la pensée de Gladstone, qui, dans une autre lettre toute récente, s'excuse de ne pouvoir porter un jugement sur la politique du « concert européen» id est : la politique du statu quo dans les Balkans parce qu'il serait trop sévère.

Serait-il téméraire de conclure de là à la possibilité d'une action, non pas collective, peut-être, mais au moins concertante des petits États des Balkans contre l'empire turc? Et s'ils en ont la tentation, leurs rapports de gratitude, d'intérêt, disons même de crainte révérentielle sont-ils tels vis-à-vis du reste de l'Europe qu'ils y puisent de bonnes raisons de la repousser ?

Pour bien marquer, d'abord, en histoire, la fragilité des titres que pense avoir l'Europe à exercer sur la péninsule une sorte de droit de tutelle ou d'arbitrage, observons que les Grecs, qui viennent de mettre en

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