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tit différent de ce qu'il avait été cette semaine. Quelque chose de sévère, de décidé, de sombre était en lui, comme si le sommeil avait ordonné ses souffrances. Il se prit en pitié et pensa :

« Il faut accepter la destinée... Tu n'as souffert à ce point que pour avoir résisté. Cède! »

Il prononça à voix haute ces paroles et se demanda : « Céder, accepter? Mais ce n'est pas moi qui ai fait ma destinée.

« On n'a jamais fait sa destinée; mais il vient un moment où l'on accomplit des choses sur lesquelles on ne peut revenir. Il ne fallait jamais commencer de parler à l'une ou, sinon, il ne fallait pas penser à l'autre. Mais surtout, il fallait ou ne pas accepter le baiser de Christine, ou lui donner toute ta vie. Parler maintenant à une autre, c'est la trahir, et si tu la trahis, elle

mourra. >>

Il s'étonna de la manière précise, dogmatique, presque scénique, dont il se parlait et qui n'était point dans sa nature. Il pensa que le stupéfiant en était la cause et tenta d'y échapper. Mais il continua de dialoguer, jusqu'à voix haute :

« Elle mourra fatalement. Le mal est revenu, dont la récidive est mortelle. En me sacrifiant à son agonie, je sacrifie ma destinée entière. Pour lui donner quelques jours, je donne tous mes jours.

« Rien ne te forçait à lui rien sacrifier! Tu es allé près d'elle et tu t'es complu à la laisser t'aimer, tu as vu grandir la passion, tu n'as rien fait pour l'arrêter. Tout au contraire, par ton détour, tu étais mille fois plus habile à faire naître l'amour qu'à l'empêcher. Tu étais d'autant plus menteur que tu étais plus franc, d'autant plus déloyal que tu te montrais plus loyal.

« Cela n'était pas vrai. C'est devenu vrai après coup. Je ne voulais ni jamais parler ni jamais la faire parler. J'avais horreur de sa fortune et pitié de son mal. Et

qu'importe après tout? Elle est hors la loi humaine. A ce degré de richesse, toute pitié est une risée, tout devoir est de l'enfantillage. Si je veux réparer ma faute, je n'ai qu'à chercher une famille qui se meure de misère, à lui rendre la sécurité, à lui trouver un emploi heureux. J'aurai mille fois réparé tout ce que j'ai pu faire à cette trop riche.

« Eh bien, cherche ces pauvres gens... fais la dîme de ta propre fortune... Mais cela ne réparera rien, cela ne fera que compenser, en une certaine mesure. LE MAL EST PERSONNEL.

« Ce que tu as fait, toi, à Christine, toi seul peux empêcher que ce soit un mal. Elle est trop riche, mais infiniment innocente de sa richesse, si innocente que tu n'aurais qu'à le vouloir pour qu'elle s'en dépouillât. Elle est trop riche, mais infiniment meilleure que ceux qui luttent pour devenir riches ou voudraient lutter pour le devenir, puisqu'elle lutterait plutôt pour s'appauvrir, surtout si c'était la condition de l'amour. Non, elle n'est pas coupable (pas plus que Jacqueline d'être trop belle), celle qui n'a pas pris sa richesse et qui la vomirait si elle la croyait monstrueuse. Sûrement, tu serais plus âpre et bien moins prêt à abandonner la fortune. Plutôt donc que de la tuer, dépouille-la! Dépouille-la, appauvris-la ; c'est en ton pouvoir! Mais n'essaye pas de te faire croire qu'elle est hors la loi! Elle est touchante, elle est charmante, pleine de douceur et de tendresse, t'ayant choisi, te préférant à tous les êtres, et tu cherches à t'absoudre de devenir son meurtrier! >>

Un bouillonnement de tendresse passa sur lui. Il la vit comme il se la dépeignait et l'aima.

« Vois! Te serait-il pénible de lui faire beaux ces jours où elle ne cessera pas d'être belle? Combien qui l'en aimeraient mieux! Et toi-même, sans Jacqueline, n'aurais-tu pas senti la séduction pénétrante d'une si

ravissante malade? Son mal est de ceux que l'on peut adorer! Tu l'as bien senti lorsque ses lèvres se sont posées contre les tiennes.

« Dès que j'ai quitté ses lèvres, je ne puis plus songer qu'à l'autre.

« Retourne au baiser... remets-toi à ses genoux... Tu ne verras pas l'autre, tu ne l'auras jamais! On saura t'éloigner, s'il est besoin, mais, sûrement, il n'en sera pas même besoin. Elle est trop belle, et tu l'as offensée. Ne doit-elle pas vouloir qu'on l'aime sans conteste? (Il eut l'intuition que la rivalité était le plus sûr excitant, mais il était trop jeune pour le croire.)

« Ah si je n'avais pas parlé, il me serait facile d'oublier et facile d'aimer Christine!

« Les paroles s'oublient par l'absence, puisque aussi bien on se console de la mort de sa mère et de son père! Et puis tu as parlé à Christine. Ne crois-tu pas qu'elle aussi pourrait se blesser de ton silence et ne plus vouloir de ton amour? »

A ces mots, une crainte neuve l'agita, qui lui fit voir la perte totale, le désert, le vide au prix duquel toute douleur paraît délectable. Il eut alors le désir de revoir tout de suite Christine; il s'y excita :

« Reprends ses beaux cheveux contre ton cœur... Songe à ses yeux... rappelle-toi comme sa bouche était douce. Elle t'aime et tu peux l'aimer... Sans condition! Ne laisse pas passer les jours, prends le souvenir délicieux... n'abandonne pas la réalité pour la chimère. Ne meurs pas pour un regard qui ne sera pas à toi, lorsqu'un adorable regard attend ta présence!... »

Il s'habilla dans une griserie mélancolique et, dehors, le jour de mai, traversé par la fraîcheur des jeunes plantes, l'attendrit de cet amour vague si propre à nous jeter dans la première tentation. Ainsi arriva-t-il chez Christine. Il la trouva souffrante, mais toute lumineuse d'étoffes légères, harmonisées à sa grâce. Elle

tourna vers lui une pâle figure et des yeux étincelants qui vainement tentaient de cacher leur vaste ardeur : Gilbert! fit-elle... vous voilà donc? Qu'êtes-vous devenu? Pourquoi cette affreuse absence? Pourquoi m'as-tu abandonnée ?

— J'ai eu, dit-il, de grands scrupules. Ce n'était pas trop de dix jours pour les combattre !

Aucune excuse ne valait celle-là. Elle dissipa dix jours de détresse.

Oh! dit-elle..., que du moins vos scrupules ne me crucifient pas ainsi! Dites-moi vite qu'ils ne vous empêchent plus de m'aimer... rendez-moi d'un mot la force perdue!

Comme un élixir souverain, la présence charmait la peine. Christine brilla de séduction; il la vit ainsi qu'il avait désiré la voir, faisant de sa souffrance une beauté plus précieuse, affinant son visage de fièvre divine, éclairant ses yeux d'un appel délicieux. Alors il l'aima (dans le présent), il l'aima d'un grand élan mélancolique, il subit la sorcellerie de sa lèvre et de ses cheveux, et il prit la lèvre et les cheveux dans des baisers très lents, très graves, presque sacrés. Il goûta la splendeur de la souffrance, comme elle goûta la force de la santé, et il put espérer vaincre l'autre amour par cet amour toujours plus proche.

LIVRE QUATRIÈME

I

Comme l'année dernière, l'endroit était merveilleux pour goûter le bonheur. Mêmes lueurs matinales, même parc et mêmes étangs, même saison, même nature au

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seuil de la porte vitrée. Et c'est bien encore au bonheur qu'Ils rêvaient, à celui qui va venir et pour lequel doit mourir quelqu'un. Raymond, en plus, souhaitait une mort nouvelle celle de Gilbert et regardait tendrement sa magnifique Jacqueline assise au dehors, sous un tilleul. Isabelle était plus pâle, plus rongée, avec moins d'espérance et plus de haine, tandis que Claire, tenant pour assuré l'héritage et que Christine n'avait plus un an à vivre, était devenue presque patiente.

Un autre espoir l'absorbait, dont elle ne pouvait s'arracher, même durant son sommeil, qui lui transfigurait l'avenir, si doux, si profond, si intense que, parfois, elle en demeurait mi-pâmée, comme d'un grand baiser d'amour. Elle ignorait entièrement le secret de Jacqueline, d'autant que Raymond ne s'en était pas même ouvert à sa femme, tant il craignait quelque imprudence propre à faire déshériter sa fille préférée. Et Jacqueline, gardant pour elle seule son affliction, maigrissante, solitaire, absente du monde où Claire se multipliait, semblait prise de cette consomption où se meurent tant de vierges. Le docteur, homme léger, choisi par Isabelle, confirmait plutôt cette idée, à laquelle Raymond ne voulait point contredire, pensant que le temps seul pouvait réparer le désordre. Claire, d'abord incrédule, à mesure que les mois s'écoulaient, que Jacqueline se faisait toujours moins présente devant les intimes comme aux fêtes, cachant sa beauté dans le désert, fuyant opiniâtrément toute danse, toute causerie, tout fleuretage, Claire s'abandonnait au songe enivrant que la trop belle pourrait retirer son ombre de la terre et laisser toute la vie à sa sœur...

Une cloche se mit à sonner sur le parc, argentée et menue comme un carillon. Isabelle, sortant de sa pâle et dure méditation :

Dans une demi-heure, j'irai voir Christine.

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