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IL doit y être ! fit Raymond avec rage.

Elle le regarda avec une manière d'ironie désespérée.

- Sans doute qu'IL y est !... Et tu as le plus grand tort de ne plus le voir : tu lui donnes un prétexte pour...

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Sa lettre équivaut à une renonciation...

J'en doute. Nous n'avons de ressource qu'en son honneur, à moins de le perdre dans l'esprit de Christine.

Raymond fit un geste d'effroi :

Tu y reviens toujours, et, chaque fois, tu me fais trembler!... Persuade-toi donc, Isabelle, que nous n'avons aucun pouvoir contre lui... aucun... aucun... La lettre anonyme serait dédaignée, et, pire, devinée. Notre action directe n'inspirerait de soupçon et de méfiance que contre nous. Ah! je t'en supplie, écarte toute pensée de lutte : nous serions perdus !...

La loi !

-Tu y reviens aussi ! Tu oublies toujours ses vieux amis, trop sûrs, de trop bon conseil- surtout Marais. Elle administre sagement son bien, elle dépense bien moins que son revenu, et l'aide considérable qu'elle nous apporte serait du plus détestable effet sur l'esprit des juges, contre nous! Jamais nous ne réussirions qu'à courir à la ruine. Notre pire ennemi, Isabelle, il faut y penser jour et nuit, c'est notre colère.

Prêche d'exemple! Pourquoi ne plus le voir?

N'aurai-je donc jamais fini de le redire ? C'est lui qui n'est plus venu, et, plutôt que d'essayer une réconciliation précaire, une familiarité féconde en petits mécontentements, mieux vaut que je me tienne à distance. Lui-même, sans doute, a senti ces difficultés; s'il a voulu les fuir, il serait d'une déplorable diplomatie

de vouloir le contraindre. Peut-être encore obéit-il aux désirs de Christine, et, alors, l'impossibilité devient absolue. Crois-moi, Isabelle, on ne force pas la cordialité, et, lorsqu'on le tente, il survient mille bagatelles infiniment pires qu'un froid mais digne éloignement. Si, d'ailleurs, Gilbert est loyal, s'il est aussi désintéressé qu'il le semble, il se fera un point d'honneur d'être d'autant plus scrupuleux qu'il nous demeure plus étranger!

Furieuse de l'entendre raisonner, mais parfaitement convaincue, elle sentait aussi bien que lui la difficulté de recevoir Gilbert sans qu'un peu d'humeur se fît jour par intervalles. Combien elle-même aurait de peine à se contenir !

Elle répondit méchamment :

Tu rabâches, mon pauvre Raymond.

- C'est le propre de la sagesse, ma chère, c'est pourquoi l'on a créé les proverbes.

Elle lui jeta ce regard froid où les natures impérieuses éteignent leur colère, mais où passe une haine infinie. I devina bien qu'elle lui souhaitait la mort et lui rendit son souhait dans un sourire. La haine était entre eux fréquente, mais non chronique, car leurs défauts ne se heurtaient guère de front et, le plus souvent, ne se rencontraient même pas. Il revint le pre

mier :

Tu ne m'as toujours pas dit si Christine a paru contrariée.

Non. Elle est trop joyeuse en ce moment, et nous avons eu tort de ne pas demander davantage. Nulle question qui les unit mieux. Aucun des deux n'avait jamais reproché à l'autre ses dépenses : leur réciprocité était parfaite. Ils portaient bien d'ensemble la chaîne de la dette; du même cœur endolori, la même sensation d'esclavage, ils traversaient la vie, ils combattaient le mauvais combat du papier timbré. Aussi

une sorte de tendresse reparut sur leur visage, une intimité pitoyable et flétrie.

Tu ne pourrais pas, par allusion très détour

née ?...

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Eh! dit-elle avec désespoir... tu sais bien que je ne procède jamais que par allusion! J'essayerai pourtant, si elle est aussi accueillante qu'hier...

Elle se leva, regarda vers le haut du parc où Christine avait pris séjour, le château abandonné depuis la mort de M. Lancret.

- J'y vais.

Isabelle sortit. Elle se trouva sur le chemin dans une atmosphère qui invitait à la sérénité; elle songeait :

— Si Christine était morte, j'échangerais sa maison de Paris...

Elle réédifiait son éternel salon, où tous les esprits distingués lui viendraient rendre hommage. Ses réceptions pareilles, et supérieures, aux réceptions de Mme Bonnet plus délicates, plus nuancées, plus en demi-tons que ceux de cette orgueilleuse académicienne.

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En y songeant, son cœur se gonflait. Le vœu de mort s'enflait plus large. Les derniers voiles de scrupule, voiles tissus de fils de la Vierge, s'évanouissaient. Ni la beauté de sa sœur, ses yeux si doux, ni, en somme, sa générosité, n'avaient plus le moindre effet. Rien ne pouvait plus combattre, et, comme excuse suprême, l'incurabilité de Christine. Et cette incurabilité, après avoir fait naître l'impatience, était chose due : la guérison aurait paru monstrueuse.

Comme elle rêvait ainsi, elle s'arrêta, elle vit au loin ses filles sur la pelouse-et, de les voir si grandes, le sentiment d'attendre parut plus exécrable. La magnifique aînée, la cadette active, violente, haineuse, lui contèrent trop son âge. Elle eut froid au cœur, puis

songea que peut-être un jour l'une de ses filles rêverait la mort de l'autre :

Ce sera Claire, pensa Isabelle.

Un instinct lui souffla, tout au fond: - C'est déjà fait.

La nature sensitive qui s'abritait sous la beauté de Jacqueline se développait à la déception de cette beauté. C'était comme d'un chaud vêtement perdu dans la bise. Jacqueline se voyait faible, dénuée, mal venue pour la lutte, sans armes pour la douleur et irrémédiablement solitaire. Les siens lui faisaient tous horreur pour la confidence ou la consolation : la mère inaccessible, Claire haïsseuse, et chez Raymond trop d'équivoque.

Il lui fallait donc retenir en elle son mal, s'en laisser dominer comme d'une folie, subir les fatalités de sa complexion. Le mystère de l'âge, la mélancolie que les règles sociales imposent à celles qui sont faites pour le mariage, une prédisposition innée à la solitude, et même un départ plus hâtif pour la campagne, avivèrent la crise. Jacqueline fut pâle et sans appétit, sans forces et vite palpitante, les mains inactives, paresseuse à la marche, s'habituant à croire que la destinée était perdue, comme ces pauvres êtres qu'une maladie imaginaire conduit au suicide.

Elle se découragea encore dans ces longs silences que les autres finissent, d'instinct, par respecter, par la relecture continuelle d'un livre très triste, par des insomnies qu'elle ne tenta pas de combattre, par une surveillance misérable du château de Christine, où, plusieurs fois par jour, elle voyait entrer et sortir Gilbert.

Ce matin-là, après une longue rêverie, une palpitation soudaine la fit se lever. Il sembla qu'une ombre passait sur les choses. L'herbe noircit, un oiseau qui

revenait en circuits parut immobile sur le fond de la pe louse, l'eau fut comme dépolie, et Jacqueline entendait, en temps inégaux, un léger bruit vers ses tempes.

Elle eut cette peur d'elle-même que donnent les durables mélancolies. A vivre une douleur un peu longue, l'être, même dans la jeunesse, apprend aisément qu'il n'est point seul en lui-même, que, tour à tour, des âmes autres occupent le sens intime, et que l'effort vers la joie est inévitablement compensé par l'effort vers la souffrance.

Je veux partir... il n'y a pas d'espoir tant que je verrai cette maison, tant que je serai réveillée par cette cloche.

Elle était venue au bord de l'eau. Penchée, elle vit sa beauté triste dans ce miroir noirci, ou plutôt elle crut l'y voir, car l'image tant de fois regardée à la glace de sa toilette précisait l'image trouble rendue par

l'eau.

Ah! se dit-elle... le choix me sera-t-il aussi facile que l'an dernier? Me voilà aussi pâle que ma tante, et toute maigre.

Mais, encore que sa confiance en elle-même fût blessée, elle connaissait que sa beauté était plus touchante, plus persuasive. Elle n'avait pu s'empêcher de s'éprendre de cette Jacqueline nouvelle qui se dressait dans la glace, à l'heure du coucher, avec les élégances de la tristesse. Elle s'aimait mieux, — elle ne se reprochait plus une certaine insolence de splendeur qui éclatait jadis, malgré la tendresse des paupières.

Elle eut, à y songer, un retour de sécurité et de confiance. Le choix illimité colora l'avenir. Elle respira vite et marcha, frôlée par les saules de Babylone. Sa pensée traversait l'eau de l'étang comme elle eût traversé un océan, et, à l'autre rive, dans un angle d'herbe bordé de jeunes arbustes, il sembla qu'il y eût une terre inconnue et une vie qui recommençait.

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