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branle les chancelleries, tout justement, sont aussi les seuls qu'on puisse qualifier d'émancipés de la civilisation. Dans l'intérieur des Balkans on serait bien embarrassé de désigner une seule étape historique qu'on pût comparer à Navarin. Les Serbes, soulevés dès 1805, ne doivent la liberté qu'à leur effort propre, auquel la Russie, par traité particulier entre elle et la Porte, signé à Andrinople, en 1829, a donné une sanction. Ce sont encore les Russes qui font la Bulgarie, et, au traité de Berlin, l'Europe coalisée ne songe qu'à la défaire. Jamais fusil de l'Occident n'a pris la défense du Montenegro; les siens ont suffi, heureusement, à lui conserver l'indépendance. Ajoutez à l'effet de ces constatations qui sont forcément vulgarisées par le livre, le journal et l'école le vieux ferment d'aversion contre le « latinisme », qui date des croisades et que justifient, en partie, du moins, les caractères, les résultats surtout, de cette chevauchée de notre moyen âge à travers la péninsule; supputez encore tout ce que peuvent creuser entre deux mondes des antinomies de race, de langue, de religion, d'alphabet et même de calendrier, et vous chercherez le fondement de l'influence morale que l'Europe trouve si naturel d'exercer sur les peuples des Balkans.

A tout le moins, la charte actuelle de leur organisation donne-t-elle satisfaction aux intérêts du plus grand nombre? Elle date d'une vingtaine d'années; elle a été promulguée au congrès de Berlin; c'est, en somme, l'œuvre que le « concert européen » s'obstine à défendre, autant, pour le moins, que la fameuse intégrité de l'empire ottoman.

Au point de vue national abstrait, les Serbes sont bien obligés de constater que la moitié de leurs compatriotes par l'origine, la religion et les aspirations, vivent disséminés hors de leurs frontières, et qu'on fait encore sur eux, à l'heure qu'il est, l'expérience de

toutes les formes de gouvernement et même d'anarchie. On applique à ces « frères» dispersés, qui appartiennent pour emprunter une distinction à la théologie catholique à l'« âme de la Serbie », ici le statut politique hongrois (Serbes de Hongrie et de l'ancien banat de Temesvar); là, le statut politique autrichien (Serbes de Dalmatie); ailleurs la Constitution croate ou Nagoda (Serbes de Croatie-Slavonie et du Syrmium); ailleurs encore le régime du bon plaisir turc (Serbes de Macédoine). Et tout justement, le congrès de Berlin, loin de ressouder cette sorte de miroir brisé, où la physionomie du peuple serbe se trouve défigurée à ses yeux comme à ceux de l'Europe, y ajoute, pour ainsi dire, un éclat, en permettant à l'Autriche d'occuper la Bosnie. Les cabinets peuvent assurément mépriser, mais comment supprimer la « question serbe », à l'aide, surtout, d'un instrument diplomatique dont l'effet ne peut être que de la poser de plus en plus ?

Cette même occupation, en s'étendant à l'Herzégovine, lèse en la même forme le droit national du Montenegro, et jusqu'à ses droits acquis, car, en même temps que les Russes campaient à San Stefano, les troupes monténégrines entraient à Mostar. Quant à la « question bulgare », elle est née du jour où le Congrès a fait trois tronçons de l'État constitué par les vainqueurs de Plevna, sous le nom de Grande Bulgarie: la principauté, la Roumélie orientale et la Macédoine. Elle a déjà évolué, dans le sens de sa solution originaire et la seule logique, par la révolution de 1885, qui a réuni la Roumélie à la principauté. Elle ne sera définitivement résolue que lorsque la Macédoine, arrachée de nouveau à l'Empire ottoman, aura fait l'objet d'un partage équitable inspiré par l'ethnographie.

Au total, le dernier statut organique des Balkans, promulgué à Berlin, en 1878, en renchérissant sur la

vieille théorie du partage et de l'équilibre arbitraires, et en chargeant l'Autriche d'en suivre l'application, a non pas résolu, mais posé une série de questions « nationales ». Sous ce premier rapport, qu'en Occident on tient trop volontiers pour abstrait, cet acte de droit public se peut comparer à certaines liquidations entre particuliers, qui ne contentent personne - hormis les officiers ministériels.

Direz-vous à ces peuples, amputés par le texte et froissés par l'esprit du congrès de Berlin, que leurs aspirations nationales sont peu intéressantes, en tout cas irréalisables quant à présent; qu'ils n'ont qu'à travailler, à progresser chacun dans sa sphère, à s'appliquer la formule réparatrice : Enrichissez-vous? - Il faudrait, à l'appui de cette belle morale économique, leur montrer tout justement que l'intervention intéressée de l'Europe dans leurs frontières et dans leurs affaires, les contours géographiques qu'on leur assigne, les clauses d'intérêt « international » qu'on leur impose, les procédés financiers dont, de force ou de séduction, on leur fait faire l'expérience, sont compatibles avec un développement autonome, le seul, comme de juste, dont ils aient souci. Or c'est tout le contraire de cette démonstration qu'apportent les faits, et la question d'argent, que nous appelons chez nous « sociale », n'est pas le moindre facteur de la crise qui se prépare dans la péninsule.

On ignore généralement certains plaidoyers peu suspects qui ont été déjà produits en leur faveur au tribunal des économistes. Quand Laveleye, point idéaliste, point agité, point révolutionnaire, une sorte d'explorateur-statisticien, qui chiffre les produits, indi

que les débouchés, donne son avis sur les assolements et les élevages, revint de son dernier voyage dans les Balkans, il écrivit des procédés fiscaux dont il avait été témoin en Macédoine (province rendue à la Porte par le traité de Berlin) : « Que sont les exactions de Verrès en Sicile, au regard de ce régime abominable, mis en œuvre, aujourd'hui, pour satisfaire les créanciers occidentaux (1)!» et des mœurs importées par la haute Banque dans la Bulgarie à peine constituée : « Toute entreprise devient difficile ou excessivement coûteuse, ainsi qu'on le voit en Turquie. Par le bakchich, les financiers occidentaux arrivent à faire voter ce qu'ils veulent. Le pays devient l'esclave de quelques grandes banques, soutenues, le cas échéant, par l'État où elles sont fixées. Supposez que la Bulgarie ait pris des engagements à l'égard de la Landerbank, de Vienne. Comment repoussera-t-elle les exigences d'un créancier qui peut mettre en mouvement un huissier armé d'un million de baïonnettes (2)? » Blanqui, qui avait visité la pénisule trente ans avant le traité de Berlin, ne s'exprime pas en termes plus vifs.

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Opinions particulières mises à part, a-t-on assez réfléchi aux conditions économiques dans lesquelles ces jeunes peuples naissent à l'existence nationale? La. diplomatie, dans l'intérêt immédiat ou éloigné des créanciers européens, tantôt en fait des tributaires de la Porte c'est encore le cas de la Bulgarie tantôt les substitue, pro parte, à la dette publique de celleci c'est une charge même à présent commune à la Bulgarie, à la Serbie et au Montenegro. Dans le berceau même de leur constitution, ces petits États sans capitaux, sans industrie, presque sans culture professionnelle, trouvent donc une dette une dette con

(1) Laveleye, La péninsule des Balkans, t. II, p. 228. (2) Id., t. II, p. 83.

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tractée, sans aucun profit pour eux, par un maître avide et, le plus souvent, oppresseur;

une rente passive et perpétuelle, dont le capital est resté entre les doigts du Sultan, des pachas, des intermédiaires complaisants, et, dans tous les cas, n'a jamais été appliqué à leur progrès, ni même à leurs besoins. - Au surplus (ce qui est bien un signe des temps, et manifeste assez l'ordre sui generis qui règne dans la péninsule), un de ces petits États vient tout justement de refuser à la Porte sa contribution annuelle; et comme si, dans toutes ces affaires d'Orient, le bouffon ne pouvait manquer de coudoyer le macabre, le hasard a voulu que l'agent diplomatique qui vient d'essuyer ce refus fût lui-même créancier malheureux et sans espoir de onze mois de traitement, vis-à-vis du gouvernement qui en avait fait son huissier!

Le tribut et la participation à la Dette ottomane ne sont pas les seules charges qu'en droit ou en fait les contribuables de la péninsule doivent à l'intervention des grandes puissances. Arrêtons-nous, par exemple, à la situation faite à la Bulgarie par le congrès de Berlin. La Roumélie, qu'on en détache et qui lui reviendra, sept ans plus tard, par une révolution narquoise pour la diplomatie, reçoit, subit plutôt, de la «< commission européenne », un régime aussi fantaisiste que coûteux. On la dote d'un statut organique qui ne compte pas moins de 1704 articles, mosaïque des législations française, belge, italienne et même autrichienne, par conséquent tout à fait inadaptée aux mœurs comme aux ressources du pays. On y multiplie, à l'occidentale, les rouages inutiles, les cadres administratifs ad pompam et ostentationem. On la divise en six départements (au lieu de deux); en vingt-huit cantons (au lieu de quatorze). « Les paysans, dit un historien bulgare contemporain, furent stupéfaits quand ils virent une trentaine de fonctionnaires se prélasser là où, avant la guerre, il

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