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un peu notre avis. Étant entrées beaucoup trop tard dans les affaires d'Abyssinie, la France et la Russie, à défaut d'honneur, ont prétendu y récolter des avantages. Voici une politique qui nous paraît par trop simpliste, tout comme l'intervention du Pape en faveur des prisonniers italiens. Dans une guerre européenne, on laisse généralement les parties engagées régler leurs différends comme elles l'entendent. En tant que Français, nous savons ce qu'en vaut l'aune. Et, personnellement, nous ajouterons que si Ménélick avait été battu, si ses provinces avaient été prises, nul congrès européen ne se serait réuni pour faire rendre gorge aux envahisseurs. C'est là une question que nous soumettons

aux esprits pratiques et que n'éblouit pas la pompe des

grands mots. Quant au rôle qu'a joué le gouvernement français, et particulièrement M. Lagarde, gouverneur d'Obock, c'est ce que nous examinerons dans une prochaine étude.

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TRENTE-SIX HEURES A SCUTARI

(24-26 MARS 1897)

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Telle partie de plaisir, en ces charmants parages, tourne inopinément au voyage d'instruction et même d'émotions. Nous tombâmes d'accord sur cet aphorisme, un fonctionnaire monténégrin et moi, en découvrant, le 26 mars au soir, des hauteurs du Belvédère, le pointillé des lumières de Cettinje, que nous avions quitté le 24 au matin. Nous arrivions de Scutari, et l'événement nous y avait amenés juste à point pour nous bien imprégner de l'odeur de poudre albanaise,

comme il venait de nous en faire partir juste à temps pour nous épargner la déflagration. Sans entrer dans le fond des questions qui mûrissent dans ce coin d'Orient, ni anticiper sur les surprises qu'elles nous réservent, je me borne à mettre un peu d'ordre dans mes impressions de voyage, qu'en ces trente-six heures il a fallu, pour ainsi dire, empiler.

C'est par la grande route Cettinje-Rieka et le lac qu'on aborde le plus aisément Scutari. La ville, épandue parmi des vergers et de hautes saulaies, semble plutôt de loin un canton rural, dont les minarets trahissent les hameaux cachés. A la rive, rien que les bâtiments de la douane, dominés par une forteresse en ruine, devant lesquels grouillent des silhouettes à la

fois hardies et bouffonnes, des clowns accommodés à la Fra Diavolo. Tranchant sur les guenilles collantes et les pistolets, deux Franciscains, quelques zaptiehs crasseux, des musulmanes gauches dans leur pantalon serré à la cheville. Point de port. Le bateau s'arrête à côté d'une carcasse décorée du nom de « stationnaire », immobile sur ses roues de vieux moulin rustique, et auquel la vétusté a rendu insensiblement la couleur du bois raboté. Le protocole exige que notre pavillon salue au passage ce parfait symbole de l'Empire ottoman; après quoi une de ces étranges pirogues albanaises, haut courbées des deux bouts, qu'on nomme londras, accoste l'échelle du bord. Sur le pont émerge une tête grisonnante de vautour apprivoisé, plantée sur un buste sec, qui s'enfle à la ceinture d'un revolver de fort calibre et bouffe ensuite en jupons irréprochablement tuyautés. Ce pur compatriote de Scanderbeg nous salue, en français, d'un « Bonjour, messieurs », cordial et déférent : c'est Halil, le premier cawas du consulat monténégrin, qui vient se mettre à la disposition de nos précieuses personnes, et ajoute qu'il a reçu l'ordre de les escorter jour et nuit.

La londra, que manie un gars d'une quinzaine d'années, à figure étrange de Malais, roule effroyablement en franchissant la barre de la Bojana. C'est par la Bojana et le Drin que le lac de Scutari prend son écoulement vers la mer. En route, Halil nous demande si nous nous sommes « précautionnés » de passeports. Nous lui répondons que nous avons une trop haute idée de notre importance pour nous encombrer de cet objet. Recommandés à plusieurs consuls, porteurs du courrier d'une légation, munis d'une lettre autographe - avec le grand « tougran » de cire qui pend sur l'enveloppe du pacha qui représente la Sublime Porte à Cettinje à Son Excellence le vali, nous n'avons cure des formalités ordinaires. Il suffira de nous nommer et

d'exhiber au besoin le « tougran ». Le sage Halil ne doute point que nous ne soyons des personnages et témoigne assez, par son attitude, qu'il nous croit sur parole. Néanmoins sa longue expérience des choses d'Orient en général et scutariennes en particulier l'autorise à risquer une observation :

Quand ces messieurs auront rendu visite à Son Excellence, tous les employés les salueront jusqu'à terre... Mais, avant la visite, si ces employés s'aperçoivent qu'ils en peuvent tirer un bakchich, en leur faisant respectueusement des difficultés, ils n'y manqueront pas, car c'est ici l'habitude, et d'ailleurs ils sont très pauvres...

Puis, se tournant vers moi, d'un air d'excuse:

Que voulez-vous, monsieur... Nous sommes en Orient!

Nous avons vite démêlé le plan subtil du cawas. Il veut nous faire passer pour de petites gens. C'est plus court et moins cher : Sous quelle profession ces messieurs désirent-ils que je les présente?

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Eh bien... journalistes... avocats?...

Halil fait un haut-le-corps, et son jupon frissonne : Avocats?... Ah! non, pas ça!... C'est trop sus pect... en Turquie; quelque chose de plus modeste, par exemple: négociants... tailleurs.

Tout ce que vous voudrez, Halil, pourvu que ce

soit tôt fait.

Déjà la londra a touché l'escalier de pierres rongées, au sommet duquel, entre deux soldats en loques, un policier bossu, de mine inquiète et chafouine, pointe les noms et professions des débarquants. Notre cawas, avec une rondeur communicative :

J'accompagne deux messieurs du Montenegro, qui viennent à Scutari pour affaires. (Il nous présente.) M. X..., tailleur... M. L..., aussi tailleur...

Le vieux policier acquiesce à demi, par une sorte de

grimace des lèvres et de l'œil, sans toutefois nous perdre de vue, pendant que nous traversons les salles basses de la douane, empuanties d'un indicible mélange d'huile rance, de chiffons, de caisses pourries et de paille sale. Tout à fait « Empire ottoman », il n'y a pas à dire !

Nous avons l'imprudence de nous communiquer à mi-voix cette réflexion, pendant qu'un employé soupèse nos brosses et louche sur nos faux cols. La visite terminée, comme nous gagnons la porte, le detective bossu rejoint notre cawas, et, sans colère :

- Tu m'as trompé, dit-il; ils parlent français. Ce ne sont pas des Monténégrins... et encore moins des tailleurs...

Qu'est-ce que cela te fait? répond Halil, très bonhomme. Tu sais bien qu'à Scutari on n'arrive à rien sans mentir.

Et ils se serrent la main.

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Nous nous éloignons par les ruelles, déjà mi-obscures, du bazar, tantôt rasant les étalages où s'empilent, sous l'œil morne du marchand, le tabac, les colifichets d'orfèvrerie ou les cotonnades, tantôt trébuchant sur le pavé rebelle, que fend, par le milieu, une sorte de piste en contre-bas, ici rocheuse, là encombrée de boue stagnante. De ce côté, les auvents se ferment, dans la tristesse de boutiques sans lumière et sans chalands; plus loin des toiles tendues transversalement donnent je ne sais quelle impression de tunnel, de pénétration malaisée dans un monde farouche et engourdi. De sa canne, Halil écarte de petits ânes résignés, dont la croupe, en se retournant, met en branle un chapelet de poissons secs. Orient sournois, chuchotements de crépuscule, frôlements d'êtres étonnés. Enfin, au bout d'une allée, le poudroiement d'une route blanche, parsemée de silhouettes d'un coloris cru et de pataches qui semblent se disloquer à chaque tour de roue; plus

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