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y avait deux gendarmes (1). » Et le même auteur ajoute expressément : « La révolution rouméliote de 1885 eut surtout des causes économiques. » Dans la principauté, d'habiles gens qui se chargent de faire valoir les « intérêts » occidentaux, exploitent l'inexpérience, la fragilité même de Battenberg et de la nouvelle Sobranié. Une compagnie de « Share bonholders >> anglais avait obtenu la concession de la ligne Roustchouk-Varna et fait, au total, une mauvaise affaire, quoique M. le baron Hirsch en fût. Par des procédés exportés de notre très pur état de civilisation, on obtient, pour la somme principale de 58,770,500 francs, le rachat de cette ligne, qui en rapporte net 400,000. Toute cette histoire est racontée avec force détails et pièces justificatives dans le livre de Drandar.

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour comprendre que la Serbie et le Montenegro sont en état de dépendance économique vis-à-vis de l'Autriche. L'une en ceci moins favorisée que la Bulgarie manque absolument de littoral. L'autre ne possède qu'un littoral restreint, avec des ports incommodes, et dont la police maritime, au surplus, ne lui appartient même pas. Pays sans autres ressources que, l'élevage et l'agriculture, avoisinés, à l'est, par des régions qui fournissent à peu près les mêmes produits, c'est tout naturellement avec l'Autriche que se fait le plus clair de leur commerce d'exportation. Que cette puissance ferme demain aux Serbes, par une surélévation de tarifs, le grand marché aux porcs de Steinbruch, elle aggrave chez eux le malaise économique et peut même leur susciter des embarras intérieurs. Ses intérêts lui commandent de s'en abstenir, sans doute, car elle n'a jamais désespéré d'amener la Serbie à composition; un traité de commerce a même été conclu en 1893, un peu

(1) DRANDAR, Histoire de la Bulgarie de 1875 jusqu'à nos jours.

moins rigoureux que le précédent. Mais enfin ces concessions, en général payées sur l'heure par quelque acte de coquetterie politique, ne sont pas sans faire sentir aux Serbes la précarité même de leur condition, et les radicaux du « nationalisme » n'ont pas toujours tort quand ils reprochent à leur gouvernement de les acheter trop cher. Du côté du Montenegro, le plus pauvre des États balkaniques, la barrière douanière est tout justement restée très élevée. Ce petit pays paye la fierté de son attitude d'un droit de 18 florins (environ 40 francs) par tête de gros bétail, et ce n'est que du bétail qu'il peut pousser hors de sa frontière, pour se procurer quelque argent comptant. L'excès même de cette taxe a dégénéré en prime à la contrebande, en occasion de conflits si périlleux et si fréquents que les agents autrichiens eux-mêmes, chargés de la percevoir en Herzégovine et dans les bouches de Cattaro, ont maintes fois conclu à son abaissement par des rapports qui n'ont pas encore été suivis d'effet.

On peut dire, en généralisant, que les petits États des Balkans sont perpétuellement ballottés entre l'idéalisme national et la conscience de leur infériorité économique; que de la relation de ces deux facteurs ressort le leitmotiv, incohérent d'apparence, de leurs politiques respectives. Suivant la phase et l'heure, ils inclinent à tirer matériellement le meilleur parti possi

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ble du statu quo ce qui implique certains accommodements avec l'Autriche; ou à rompre une fois pour toutes les mailles du filet international ce qui suppose un acte de foi à la mission historique de la Russie. Les tergiversations de leurs gouvernements sont beaucoup moins la conséquence de je ne sais quelles mines ou contre-mines diplomatiques que le reflet d'une sorte d'état psychologique constamment traversé par des soucis d'argent. Qu'au fond, et pour nous résumer, cet état les prépare peu au rôle de collaborateurs à l'équi

libre européen; qu'il finisse même par engendrer un certain esprit de prolétariat, vis-à-vis des puissances tant financières que politiques du moment; que cet esprit épie plutôt qu'il n'écarte les chances de bouleversement balkanique -c'est ce que la diplomatie doit être la première à excuser, puisque le même principe du chacun pour soi lui fait trouver tout naturels le blocus de la Grèce et les entassements de cadavres arméniens.

En réalité, la Russie seule, depuis vingt ans, par son exemple, et depuis hier par des instructions positives, empêche les premiers intéressés à la question d'Orient d'en provoquer une nouvelle liquidation. Qu'elle lève demain cette sorte d'interdit jeté, dans un but que nous essayerons de définir, sur des aspirations - dont elle a sa part et qu'elle encourageait autrefois, sans qu'elle avance un soldat, sans même qu'elle modifie son attitude officielle, -on s'apercevra de ce que pèse le fameux « concert des puissances >> dans la balance de la paix. Comme le disait l'autre jour la feuille grecque Hestia, les belligérants trouveront en Macédoine un terrain « où les obus de la flotte européenne ne pourront pas les atteindre ».

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Par quel revirement voyons-nous se mêler à la police flottante établie autour de la Crète, et assumer une police d'un autre ordre à l'intérieur de la péninsule, la puissance qui, le 18 novembre 1876, fit parvenir à Londres cette dépêche historique : « ... L'expérience a démontré avec la dernière évidence que l'action européenne en Turquie s'est condamnée à l'impuissance et que

la Porte en profite pour perpétuer le régime ruineux pour elle et ses sujets chrétiens, désastreux pour la paix générale, révoltant pour les sentiments de l'humanité et la conscience de l'Europe chrétienne... Il

importe de reconnaître que l'indépendance et l'intégrité de la Turquie doivent être subordonnées aux garanties réclamées par l'humanité et le repos général (1)... » C'est sans doute que les événements d'Arménie et de Crète l'ont surprise en pleine exécution d'un plan qu'elle suit depuis quelques années, et qu'on appelle couramment, en Autriche comme dans la péninsule, sa « nouvelle politique ».

Puisque le langage-même diplomatique

autorise à traiter l'empire ottoman d' « homme malade », on peut bien dire que la Russie s'est installée à son chevet et avait pris toutes dispositions pour en recueillir le dernier soupir. Et non seulement elle avait fait sentir cette politique à Constantinople, par le poids de ses caresses comme de ses conseils; elle était parvenue à l'imposer à ses amis des Balkans, à la leur faire accepter, plutôt, comme la seule sage, la seule capable d'émousser peu à peu les compétitions européennes, et de procurer, avec le temps, ce résultat auquel on aspire de Saint-Pétersbourg à la mer Égée : résoudre la question d'Orient comme une affaire slave. Il n'y a pas plus de quatre mois, à Cettinje même, un personnage officiel des mieux informés nous disait - avec une sérénité vraiment troublante pour les mânes du grand vladika qui repose sur le Lovcen : « Nous aussi, au Montenegro, nous sommes turcophiles! » On avait compris que le Turc n'était plus un ennemi, mais un allié, et, à tout le moins, un prétexte, pour écarter de la péninsule certains appétits de copartageants. On le voulait amener à proclamer de lui-même qu'il n'avait jamais été si bien protégé que depuis que les vainqueurs de Plevna avaient pris amicalement charge de ses intérêts de telle façon que le dépôt du dogme: intégrité de l'Empire ottoman, de l'aveu même du

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(1) Dépêche du prince Gortchakoff au cabinet de Londres.

principal intéressé, perdit son caractère international. Le jour où la Russie, quelle que fût l'étendue de son empire pacifique sur le Sultan, eût été en état de dire à une Europe affamée de paix : J'en réponds et je le garde, sa vieille réputation de perturbatrice de l'équilibre européen aurait été retournée contre ses adversaires, et la revanche, dans l'opinion, eût été définitivement acquise contre la politique qui fit la guerre de Crimée. Comme enfin ce jour eût probablement coïncidé avec l'achèvement, si cher aux cœurs russes, du chemin de fer de l'Asie centrale, on eût contenu la flotte anglaise dans les Dardanelles par un gros de bataillons opportunément placés aux portes des Indes. Car la route des Indes, cela aussi, cela surtout est la question d'Orient!

Et n'est-ce pas parce qu'elle a senti la pointe de cette politique que l'Angleterre - soit qu'elle se maintienne obstinément en Égypte, soit qu'elle accumule les forces maritimes dans la Méditerranée, soit enfin qu'on retrouve son influence et son or au fond des affaires

grecques ou arméniennes apparaît comme la seule puissance résolue à presser la liquidation de l'Empire ottoman? Je m'étonne que ce parallèle, qui est ici de conversation courante et se fonde, en effet, sur certaines vérités de domaine public, ressorte en traits si vagues, et pour ainsi dire par échappées, des abondants articles consacrés, depuis quelque temps, en France, aux affaires orientales; qu'on ne fasse guère état de cette relation, pourtant si naturelle, entre l'établissement des Anglais en Asie et la politique dans laquelle ce fait même les engage sur le Bosphore; et qu'enfin l'antithèse semble échapper, non seulement entre les génies, mais entre les conditions et les ressources des deux peuples, qui explique tout à la fois l'intérêt de l'un à gagner du temps, celui de l'autre à en traverser l'œuvre naturelle par des intrigues.-Quant à la partici

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