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pation de l'Angleterre aux mouvements de Crète et d'Arménie, on y croit, sans doute, chez nous, mais d'instinct plutôt que de connaissance, simplement parce qu'il n'est pas de machinations ou de noirceurs dont nous ne jugions les Anglais capables. Sur le littoral adriatique, ce n'est pas seulement de la presse, mais des relations journalières, des propos de passerelle ou de port, échangés à l'arrivée des bateaux du Lloyd, avec des marins, des négociants, des touristes, que transpirent des renseignements fragmentaires, mais précis. Ce serait élargir et peut-être même disloquer le cadre de cette étude que d'y introduire ces témoignages, n'émanant pas d'anglophobes, ni, certes, de pourvoyeurs de nouvelles à sensation. Il en est un, cependant, qui vient d'assez haut et dont la source nous est suffisamment garantie pour que nous le puissions citer « Vous verrez, disait-on naguère, en pleine période de béatitude diplomatique, à l'un de nos amis de passage à Constantinople, que les Anglais n'attendront pas qu'on ait posé les dernières traverses du chemin de fer de l'Asie centrale pour essayer de se tailler un nouvel empire colonial dans le bassin de la Méditerranée. Au cas que les Indes soient un jour compromises, ils tiennent déjà l'Égypte et espèrent de la dislocation de l'Empire ottoman d'autres dépouilles en Asie Mineure.» L'homme qui tenait ce langage avait qualité pour discerner l'esprit de certaines tactiques et même leur but c'était l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie.

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Politique slave d'atermoiement ou politique anglaise de lotissement, voilà sans doute le dilemme que le cabinet de Saint-Pétersbourg a signifié à ses clients de la péninsule, bien renseignés sur ce qu'ils peuvent attendre de l'Angleterre, leur franche ennemie au congrès de Berlin (1). Voilà vraisemblablement la rai

(1) C'est lord Salisbury qui a formulé, au congrès de Berlin, la véritable raison pour laquelle l'Europe de ce temps-là a installé

son de cette « sagesse » que les agences mettent au compte du désir platonique, bien honnête, et quelque peu ridicule s'il pouvait être le fait des éternelles victimes du « concert européen » — d'accorder leurs petits instruments sur le la de la haute banque et des gouvernements qui s'en inspirent. En réalité, si la Russie officielle et diplomatique a commis de lourdes fautes dans les Balkans, si elle les a peuplés d'agents maladroits, d'officiers qui lui aliènent la Bulgarie, ou de consuls, comme Bakounine et Davidoff, qui se laissent voler leur chiffre et leur correspondance la Russie morale, historique, orthodoxe, pravo slave (le mot dit à peu près tout) y a conservé une influence considérable. Voilà le gage et, en quelque manière, le pivot de la paix. Le gage est-il de durée? le pivot estil solide? De l'examen de ce dernier point ressortira notre conclusion.

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L'esprit que nous avons apporté à l'entente francorusse et la belle assurance des ministres qui nous convient à y persévérer feront quelque jour l'étonnement de nos arrière-neveux. Sans passer en revue toutes les désillusions qu'il nous prépare et dont la série a déjà commencé, tenons-nous à cette question, qui est proprement celle du jour : en abdiquant, en faveur de la l'Autriche en Bosnie. Il fallait empêcher ce qui, tout justement, est en préparation aujourd'hui : une formation ou une fédération slave dans les Balkans. Voici ses propres paroles, qui sont presque classiques en Serbie et en Bulgarie : « La position géographique de la Bosnie et de l'Herzégovine est d'une haute importance politique. Dans le cas où il en tomberait une partie considérable entre les mains de l'une des principautés voisines (la Serbie), une chaîne d'Etats slaves serait formée, qui s'étendrait à travers la presqu'île des Balkans et dont la force militaire menacerait les populations d'autre race occupant des territoires au sud. »

R. H. 1897. 2o série. — IV, 1.

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Russie, toute tradition comme toute initiative dans la péninsule des Balkans, nous sommes-nous assuré, du moins, de ce côté-là, une sérieuse garantie de paix? A-t-elle pris en charge toutes les éventualités au sens que nous avons donné à notre mandat et que nous attribuerions nous-mêmes à une délégation de cette nature? Plus encore, est-ce qu'il dépend d'elle d'assurer pendant des années, des mois, si l'on veut, cet ordre auquel nous attachons tant de prix et que nos diplomates vénèrent — oubliant que le préambule du traité de Berlin a été signé à Francfort? Notre citoyen franco-russe, enfin qui marque, dans sa forme actuelle, une évolution un peu déconcertante de l'esprit français - est-il vraiment fondé à riposter aux boutades, aux doutes, au pessimisme : « Tout cela n'est qu'amertume ou sonorité. Le point est que le Balkan reste sage : la Russie, d'ailleurs, en répond »?

La vérité est que nous avons prêté gratuitement à la Russie, dans la péninsule, cette forme d'activité qui distingua longtemps notre propre génie et tire son caractère et son prix d'une sorte de préparation ou de résolution logique des événements. Nous avons pu nous en apercevoir dans les affaires d'Arménie, à l'occasion desquelles tout ce qui nous reste d'instinct de race a fini par s'insurger contre le fatalisme oblique de la politique de Lobanof. En ce qui touche particulièrement les rapports entre la grande puissance slave du Nord et sa clientèle, la formule ne nous en est pas claire, ou plutôt elle présente deux termes contradictoires. Tantôt c'est la cliente qui reçoit l'impulsion, et tantôt c'est elle qui la donne. Ce dernier cas s'est vérifié en 1877 les insurgés serbes, monténégrins, bosniaques ont fini par engager, par engrener, si l'on peut dire, la Russie dans une guerre dont elle ne voulait pas, et rien ne nous autorise à penser que demain il n'en sera point de même. Au contraire, la nature du lien

ethnique, historique et religieux entre Slaves du Nord et Slaves du Sud est à la fois si étroite et si bizarre qu'une secousse peut déranger tous les calculs de la politique et faire que le plus fort soit entraîné. Une France exerçant une sorte de protectorat officieux sur la Suisse ou la Belgique pourrait au besoin employer contre elles des mesures de coercition. Aucun homme un peu instruit ne saurait entrevoir d'esprit ni même d'imagination des baïonnettes russes contraignant la Bulgarie à ne pas envahir la Macédoine. Ce serait une révolution dans l'histoire, les intérêts, la mystique et même, en quelque sorte, la psychologie du slavisme, qui a son unité et ses lois, plus impérieuses que les volontés des gouvernements.

D'un autre côté, les Serbes, les Bulgares et plus généralement tous les chrétiens de la péninsule peuvent dire que la politique des « coups de tête » est la seule qui leur ait jamais réussi. Sans une véritable épopée insurrectionnelle, qui commence en 1805 et ne finit qu'en 1867, les Serbes auraient peut-être encore aujourd'hui une garnison turque à Belgrade. Sans la révolte à main armée de 1876, les Bosniaques seraient vraisemblablement restés sous la lourde main des pachas. Sans la révolution de Philippopoli, en 1885, tel serait aussi le sort actuel des Bulgares de Roumélie. N'est-il point trop irrévérencieux d'ajouter, en l'état des perplexités diplomatiques, que si les Grecs, il y a un mois, n'étaient point « partis pour la Crète », il ne serait question nulle part de leur accorder aujourd'hui même cette autonomie qu'on les supplie d'accepter et dont ils ne veulent déjà plus? Non seulement, par ce qu'on a appelé leur « folie», ils viennent de se concilier le bénéfice positif d'une sorte de possession d'état; leur proposition de plébiscite accule les pays libéraux et parlementaires dans une impasse que l'ancien ministre italien Martini qualifiait hier de « crise comique de l'Europe » ; par où

l'on voit assez que ces compatriotes de Léonidas le sont aussi d'Aristophane.

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Voilà ce que pense, au fond, le Balkan, et ce qu'il est en droit de penser. Ajoutez à l'effet de ces leçons de l'histoire et de ces contagions la conviction répandue et trop justifiée, chez les Slaves de la péninsule, que l'Europe n'a jamais pris au sérieux leurs intérêts, leurs aspirations, et peut-être pas même leurs souffrances. Ils constatent, en ce qui les touche, non seulement une telle fragilité d'attitude chez les diplomates, mais une telle fragilité d'opinion chez les écrivains, leurs meilleurs amis, à tout prendre, que le besoin les hante de plus en plus de faire leurs affaires eux-mêmes. « Que sait-on de nous, me disait l'un d'eux, et quel genre de bien nous veut-on? La même plume qui vient d'émouvoir l'Europe par une série de fort beaux articles sur la Politique du Sultan a écrit, dans un livre réédité cette année même : « Ce malheureux gouvernement « turc perd toujours ses provinces, non par ses fautes, << mais par ses plus vertueuses intentions. La Turquie, « sans les réformes européennes, aurait pu vivre des « siècles, vivre à la turque, ce qui n'est pas, sans doute, vivre à l'européenne. L'Europe a voulu que la << Turquie mourût à l'européenne, et la Turquie obéit(1).» — Si l'idéal, même rétrospectif, de votre civilisation à vous, est que nous vivions à la turque, vous n'avez qu'à tirer la conclusion! »

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La vérité est qu'une faute séculaire, égoïste, et, au sens élevé du mot, impolitique, a été commise contre les peuples de la péninsule balkanique. La Russie ne peut s'y associer qu'en apparence et pour un temps. Elle a versé trop de sang, elle a dépensé trop de milliards en vue de la mission que ses plus grands souverains lui ont prédite ou désignée, pour sacrifier sa po

(1) V. Bérard, La Turquie et l'hellénisme contemporain, p. 165.

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