Page images
PDF
EPUB

jouait dans les mèches broussailleuses de ses cheveux gris, comme dans les rameaux d'un antique pin battu par l'orage.

- « Tu es poussière et tu retourneras en poussière, jusqu'à ce que notre Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, te vienne réveiller dans ta jeunesse. Prions!» commença-t-il de sa voix profonde qui luttait contre le vent et la tempête.

Toutes les têtes se découvrirent de nouveau. Gustave serra la main du pasteur en le remerciant. Il semblait pourtant garder quelque chose sur le cœur.

-Dites-moi, monsieur le pasteur, je crois que... que... Ne dirons-nous pas aussi un mot pour Carlsson? C'était pour les deux, mon ami. Mais c'est bien de ta part de penser à lui, répondit le vieillard, plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître.

Le soleil se couchait maintenant. Il fallait se séparer, afin de rentrer aussi promptement que possible à la maison.

On voulut toutefois montrer à Flod une dernière attention. Après qu'on eut pris congé l'un de l'autre et que tous furent remontés dans leurs embarcations, on l'accompagna un bout de chemin, puis les barques se formèrent en une seule ligne et, le saluant avec les avirons, on lui cria : « Adieu! »

Et cet hommage ne s'adressait pas seulement à sa douleur : il le sacrait homme, désormais indépendant et responsable entre ses pareils.

Assis au gouvernail de son propre bateau, le nouveau maître de Hems ordonna à ses serviteurs de ramer vers sa demeure. C'était à lui maintenant de gouverner seul sa route sur la mer orageuse, à travers les détroits sans fond de la vie.

AUGUSTE STRINDBERG.

(Traduit du suédois avec l'autorisation exclusive de l'auteur,

par L. BERNARDINI.)

UN DOUBLE AMOUR

(Suite)

III

Un soir, Gilbert descendit la terrasse et passa le long de la Roseraie.

Les fleurs étincelaient dans la lumière d'une grande lune encore jaune et trouble sur un horizon de vapeur. Le serein avait défraîchi tendrement les feuillées.

Des lapins argentés s'enfuyaient parmi les hêtres; une oreillarde s'attardait à chasser dans le clair de lune.

L'impérissable mystère de la beauté planait avec douceur sur tous les conflits de l'ombre et des reflets, sur l'humble filage du brin d'herbe, sur les grands métiers des arbres achevant de disposer la trame annuelle et de la couvrir de velours.

Gilbert promenait une lassitude charmée, des sens indulgents et gais, auxquels les odeurs étaient plus délicieuses et les aspects plus délicats. Il approchait de son but, ayant réussi à aimer selon sa volonté, et surtout à donner le bonheur. Il se croyait enfin maître en lui-même, et s'il lui demeurait un profond regret, il ne semblait plus qu'il fût incurable. L'image de Christine

était peinte avec la puissance de la volupté; son attrait précieux, naguère imprécis et un peu insexuel, devenait hardi, coloré, palpitant de l'étroit souvenir de la caresse, brûlant d'une joie insoupçonnée et de renaissants désirs.

Il allait, savourant les toutes petites circonstances des trois derniers jours, se retournant vers une fenêtre éclairée, tressaillant de ce qu'une jeune créature, source infinie de plaisir, fût là-bas, soumise à son moindre souhait.

Il marcha quelque temps oublieux du chemin, et se perdit vers la gauche du parc, qu'il avait accoutumé de fuir. Les eaux s'y suivaient, d'étang en étang, avec une grandeur paisible, ombrées par tous les arbres subtils qui se plaisent auprès d'elles. Elles étaient semblables à l'espace, mais plus claires ou plus sombres selon qu'on regardait à l'Orient ou à l'Occident. Elles exhalaient l'âme des choses, la fécondité du beau soir, se cachant, reparaissant, et le cœur de Gilbert s'agitait à ces alternatives qui lui peignaient alors la variété et l'abondance de l'amour.

Il était, d'ailleurs, si sensitif, qu'un nuage traînant comme une algue céleste, un insecte nocturne, l'éveil d'une sarcelle, le frisson d'un tremble l'arrêtaient dans une sorte de saisissement d'admiration.

Il traversa ainsi le parc et se trouva sur la grande pelouse gauche. Un étang la termine, où les saules pleureurs trempent leurs robes, luxueuses. Et, tout à coup, il sentit se glacer ses mains... Jacqueline se tenait là, doublement éclairée par la lune et le reflet des eaux. Il ne put faire un pas en arrière, étouffé d'une sensation immense, une avalanche, une chute des neiges du cœur. A l'arrêt de la marche de Gilbert (qu'elle avait dû confondre avec quelque autre), elle leva et tourna la tête. Quoiqu'elle fût déjà pâle dans la pâle lueur, il la vit blêmir davantage. Il aperçut aussi

qu'elle était maigrie, la bouche amère, retombante. Ils ne purent arracher leurs regards l'un de l'autre, dans une espèce de torpeur aimantée et d'affreuse mélancolie. Ce regard lié les dévoila plus encore par sa durée que par son expression. Ils le dénouèrent enfin d'un grand effort, embarrassés de ne pas se regarder, de la même manière qu'on est communément embarrassé de se regarder. Elle partit tout de suite. Il vit qu'il n'était pas maître en lui-même.

IV

Il recommença le malheur, non plus violent qu'en avril, car il avait alors atteint la saturation, mais plus profond et plus inconsolable. Le regard de Jacqueline, son amertume, sa pâleur, sa maigreur, lui avaient découvert que le choix avait été possible et qu'il s'était donné à Christine par erreur. Naguère, il croyait avoir accepté la part fatale; il savait actuellement avoir succombé par inclairvoyance, avoir été le malhabile pilote de son sort. La confusion avait été faite de toute la détestable équivoque du commencement, de toutes les restrictions mentales devant la fortune de l'une et la beauté de l'autre. S'il avait pu se décider à temps pour Christine, il l'aurait aimée seule, chérie comme elle méritait de l'être et goûté l'infini bonheur d'être jeune auprès d'elle.

Il n'eût point aimé Jacqueline, si Jacqueline ne l'avait pas aimé. Il se rendait compte de la valeur absolue de ces propositions et de leur liaison rigoureuse. Les plus grands égarements de ses insomnies ne l'aveuglaient pas sur ce que Jacqueline ne l'avait pas du tout aimé par préférence nécessaire, mais par étapes successives, par sympathie croissante et, fina

lement, par la surprise de se découvrir une rivale, dans. un moment où elle était faible. Eût-elle fait la même découverte un mois plus tôt, il est probable qu'elle se fût simplement détournée; l'eût-elle faite trois mois plus tôt, il est certain qu'elle ne s'en serait pas même émue.

Quant à Christine, si elle avait paru plus vivement entraînée dès le commencement, jusqu'au printemps rien n'était incurable. Une absence un peu prolongée, le silence et la complicité fatale des Somerville, tout permettait de dénouer sans grandes peines une idylle muette, pleine encore de doute, d'appréhension et de soupçon.

Cette idée le jetait dans un délire de dégoût. Il y songeait avec les élans furieux de ceux qui se sont fait écraser pour n'avoir pas obéi à une règle de prudence élémentaire. Son lit le terrifiait; l'arrivée du soir lui soulevait le cœur. Il se sentait faible à crier miséricorde, submergé de la stupidité et du mépris de soi-même. Et il se disait :

Je l'ai rendue malheureuse, elle pour qui je vendrais la terre et les hommes! Je l'ai rendue malheureuse, moi qui osais à peine toucher la place où elle avait posé la main... Et il n'y a pas de remède !..... Puis :

[ocr errors]

Se peut-il qu'elle souffre pour moi? Se peut-il que celle qui était l'autre année sur ces pelouses, et qu'on ne pouvait oser aimer, se peut-il qu'elle souffre POUR MOI?

A retourner ces phrases, il les trouvait de plus en plus extraordinaires, incroyables, fantasmagoriques; il leur découvrait des significations infinies, pour lesquelles il n'avait pas de termes et qui le jetèrent dans des crises épuisantes de larmes.

Quelquefois aussi, la nuit, un cri d'orgueil : « Et pourtant elle m'aime! » un transport de toute la

« PreviousContinue »