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pularité dans les Balkans à une vue d'« équilibre européen ». Au fond, tout ce monde slave se tient par un ensemble de fibres, d'intérêts et de souvenirs imperceptible, pour ainsi dire, à nos sens d'Occidentaux. Il veut résoudre la question d'Orient; il la résoudra à son avantage. Si nous avons cru, nous, acheter la paix par le sacrifice de la « question d'Alsace », — une fois de plus nous nous sommes trompés.

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CHARLES LOISEAU.

COEURS MEURTRIS

(Suite)

III

M. Divoire appartenait à la catégorie des gens que tourmente le besoin de se créer de belles relations. Dès qu'il se trouvait dans le voisinage d'une « notabilité » quelconque, il n'épargnait ni pas ni démarches pour lui être présenté et l'amener chez lui. Il goûtait une indicible joie à vivre de pair à compagnon avec les gens en vue. Il lui semblait que leur importance se reflétait sur sa remuante personne, et que le métal vulgaire dans lequel il était coulé devenait or à leur contact. Souple, insinuant, obséquieux au besoin, n'hésitant pas à renouveler une tentative qui n'avait pas réussi tout d'abord, rien ne le rebutait pour arriver à ses fins.

Après sa rencontre avec Jean Serraval, et bien que ses avances eussent été accueillies froidement, il rentra au Toron très allumé par le désir d'attirer chez lui l'avocat en renom. Il s'en ouvrit à sa femme et fut étonné de se heurter à une résistance imprévue. N'ayant quitté Chambéry que plusieurs années après son mariage, il ignorait que Jean eût demandé la main de Mlle de Frangy; d'ailleurs, l'histoire de l'amour mal

heureux du jeune Serraval pour Simonne n'avait guère transpiré au dehors, et les principaux intéressés, M. de Frangy notamment, s'étaient bien gardés d'en parler. M. Divoire ne savait qu'une chose : c'est que les Frangy et les Serraval, après avoir vécu sur le pied de l'intimité, s'étaient brouillés à propos de l'affaire de la Société des Villas. Mais le manufacturier ne se laissait pas arrêter pour si peu, et, quand sa femme répondit à sa communication en objectant le refroidissement survenu entre les deux familles, il déclara que cette considération n'était pas sérieuse; qu'il ne se souciait pas d'épouser les rancunes de M. de Frangy, et qu'il comptait, au contraire, profiter du séjour de l'avocat aux Charvines, pour rétablir entre eux des relations affectueuses.

Donc, un beau motin, il poussa jusqu'au chalet, demanda à parler à M. Serraval et fut introduit au salon où Jean le rejoignit.

Monsieur, dit le manufacturier, excusez l'incorrection de ma visite matinale, mais j'ai l'habitude de traiter les affaires à la bonne franquette, en vrai montagnard... Ne vous offensez donc point si je me permets de consulter l'une des lumières du barreau dé Paris sur une question litigieuse.

Je vous écoute, monsieur, répliqua poliment Serraval en offrant un fauteuil au manufacturier et en s'asseyant en face de lui.

Voici ce dont il s'agit : je suis en procès avec une maison de Grenoble au sujet d'un brevet d'invention dont nous revendiquons la propriété, et...

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Pardon, interrompit Jean, je dois vous prévenir qu'en pareille matière mes conseils ne vous seront que d'une médiocre utilité... Je ne plaide guère qu'au criminel, et les brevets sont l'objet d'une jurisprudence spéciale, que j'ignore absolument... Puisque vous voulez bien me demander mon avis, je vous engage à con

sulter un confrère tout à fait compétent... Quant à moi, je me récuse.

La figure de M. Divoire s'allongea, désappointée.

Ah! soupira-t-il, je suis désolé... J'attachais une sérieuse importance à avoir l'opinion d'un maître tel que vous... Permettez-moi d'insister encore et d'abuser de votre patience. Si vous consentiez seulement à jeter un coup d'œil sur le dossier, vous verriez qu'indépendamment de la question de droit, le litige présente un caractère délictueux qui serait, tout au moins, du ressort du tribunal correctionnel...

En ce cas, monsieur, répondit Jean qui ne voyait plus d'autre moyen de se débarrasser de cet obstiné plaideur, j'aurais mauvaise grâce à vous opposer un refus. Je consens, à titre officieux, à examiner l'affaire, et si vous êtes en mesure de me confier le dossier...

Faites mieux! s'écria M. Divoire avec impétuosité, venez déjeuner un de ces matins avec moi, et je vous mettrai les pièces sous les yeux.

-Mille regrets, monsieur, mais, je crois vous l'avoir dit, mon deuil est trop récent, et je n'accepte aucune invitation.

Je comprends votre réserve, et je me ferais scrupule d'insister s'il s'agissait d'un dîner de cérémonie; mais nous serons dans la plus stricte intimité : ma femme, mes deux fillettes et moi... J'ajoute que Mme Divoire serait enchantée de cette occasion de se retrouver avec un ami d'enfance.

Jean eut grand'peine à dissimuler son émotion; sa figure exprima une surprise que le manufacturier interpréta à sa façon. Il s'imagina que la brouille avec M. de Frangy était la cause de l'étonnement manifesté par l'avocat.

-Je sais, poursuivit-il, qu'autrefois, à propos de cette chimérique Société des Villas, il y a eu du froid

entre les Frangy et Monsieur votre père; mais c'est une vieille histoire, et ma femme souhaiterait vivement que des rapports de bonne cordialité se rétablissent avec ses anciens amis des Charvines.

- Mme Divoire a témoigné ce désir? demanda Jean avec un reste d'incrédulité.

Elle m'en parlait ce matin encore, affirma M. Divoire, auquel un mensonge ne coûtait rien. J'espère qu'à votre tour vous ne nous tiendrez pas rigueur.

Jean s'inclina en signe d'acquiescement. Il commençait à être ébranlé. Bien qu'il ne pût s'expliquer comment les intentions de Simonne avaient pu se modifier aussi radicalement, il en éprouvait une joie soudaine. Après tout, il n'avait aucune raison de se montrer plus rigoriste qu'elle. Il supposa que, si elle souhaitait de le revoir, c'est qu'elle avait quelques nouvelles recommandations à lui adresser. Dans ce cas, il était de son devoir de lui obéir. La réserve qu'il s'imposait devenait inutile, puisque Mme Divoire le relevait elle-même de l'engagement pris.

Ma mère et moi, déclara-t-il, nous avons oublié l'affaire des Villas depuis longtemps: je serais désolé que Mme Divoire pût croire que nous lui gardons rancune de la mauvaise humeur de M. de Frangy.

Prouvez-nous le contraire en acceptant notre in

vitation...

M. Divoire saisissait la main de Jean et la secouait vivement.

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Tenez, continua-t-il, sans plus de cérémonie, venez ce matin déjeuner chez nous !

La tentation était trop forte, et, pour y résister, il eût fallu un héroïsme que Jean ne possédait pas. Il ne se défendait que pour la forme, en alléguant le négligé de son costume matinal.

Non, non, répéta le manufacturier, je ne vous lâche plus... je vous enlève tel que vous êtes, pour

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