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suavité de ses paupières. Toutes les flexions ingénieuses des arbres sveltes et des biches graciles, la clarté des eaux et la soierie des pétales, la transparence des atmosphères et leur fécondité avaient parfait sa forme, paré sa grande chevelure, orné son cou brillant et tracé la volupté de sa hanche. Il ne put supporter son éclat. Il ferma les yeux en disant d'une voix farouche :

Souvenez-vous bien que je n'ai pu avoir de torts

envers vous.

Elle s'appuya contre un arbre; elle le regarda d'un air triste.

pas

Je ne veux me souvenir de rien. Je n'ai d'autre désir que de ne pas parler du passé. Mais vous, n'y penserez-vous point?

Que voulez-vous dire?

Ne vous rappellerez-vous pas que vous avez aimé une autre femme?

Je me rappellerai que j'ai eu une amie très chère, et rien de plus ! Je sais maintenant que, du moment où vous pouviez m'aimer, il devenait impossible qu'un autre amour subsistât dans mon âme. Je n'ai véritablement péché devant vous que par crainte.

Il était devenu doux et humble. Elle sentait monter de lui une ardeur qui brûlait le passé et créait l'avenir !

Eh bien, dit-elle que tout soit effacé. Je ne suis point jalouse de ce que vous souffriez pour elle et je dois croire en vous.

Il avança des mains tremblantes :

Êtes-vous à moi?

De toute mon âme.

Elle s'appuya davantage contre l'arbre, pâle et les yeux fermés...

Un rai oblique, traversant une onde de sa chevelure, la cuivrait, la rendait diaphane. Sa gorge se soulevait R. H. 1897. 2o série. V, 4.

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avec douceur; un sourire panique, abandonné, mystérieux, passait sur sa bouche rouge. Elle était si redoutable qu'il détournait continuellement le regard :

Qu'ai-je fait pour cela? dit-il. Je ne puis y croire. J'ai besoin que vous le disiez encore.

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De toute mon âme, dit-elle, plus bas, mais d'autant plus persuasive.

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Vous n'en voudrez point d'autre ?... Quelque contrainte qu'on vous impose?

- Je n'en voudrai point d'autre.

Alors, il marcha vers elle et la baisa sur la bouche. Le saisissement de ce baiser l'anéantit; il tomba sur les genoux, il sentit que les allégresses passées n'avaient plus de forme. Sa face était pathétique, suppliante, mortellement pâle. Elle lui mit la main sur la tête avec une timidité suppliante :

Partons, dit-elle.

Elle tremblait. Elle était aussi trouble et amoureuse que lui, mais pleine de peur subtile, de la peur que l'avenir ne ratifiât point leur baiser. Pour lui, il la suivait, tout gonflé d'espérance.

J. H. ROSNY.

(La fin à la prochaine livraison.)

JULES JOUY... SOUS-PRÉFET

Il a été assez question de Rodolphe Salis, n'est-ce pas, toute la semaine qui vient de s'écouler, pour qu'il me soit permis d'évoquer ici la physionomie d'un autre mort, ce pauvre et cher Jules Jouy, et d'une façon pas banale, puisque c'est tout juste si à travers mes souvenirs le chansonnier de Gamahut et de l'Exemple ne m'apparaît vêtu du bel habit brodé d'argent du SousPréfet aux champs?

Sous-préfet, mais pourquoi pas? J'étais bien moimême chef de cabinet de préfet, et Gaston Sénéchal, le bon poète de la Chanson à boire, y aidait bien mon préfet de ses conseils, à en croire Emile Goudeau.

Conseiller de préfecture
Pas du tout préfectoral,
Sénéchal, fils de Ponchon,

Y fait sauter le bouchon... (1),

Comment Jules Jouy avait-il été appelé à venir partager nos repas à l'hôtel de l'Épée, juste en face de ce café Milon, où Jean-Jacques s'était jadis plu à venir prendre le sien en compagnie de son ami l'organiste de Saint-Étienne, j'aime mieux laisser au chansonnier le soin de vous le dire, par ces vers inédits :

(1) Ces vers, comme ceux qui suivent, sont empruntés au Voyage à Auxerre, de Jules Jouy (inédit).

Oyez ce récit sincère.

Le seize mai, vers minuit,
Mil huit cent quatre-vingt-huit,
Dans ton labyrinthe, Auxerre,
De Joigny j'arrivai tard,
Pour le procès de Vétard.
Tel est le nom lamentable
D'un horloger de Joigny,
Auquel Morand disjoignit
Les membres sur une table,
Résidus pleurant épars

Leurs réciproques départs.

C'était une belle affaire d'assises et tandis que Jules Jouy représentait le Parti ouvrier, la presse judiciaire était, Albert Bataille en tête, au grand complet : d'excellents camarades avec qui nous passâmes gaiement ces trois jours durant lesquels ils vinrent partager notre exil.

Le premier soir, une monumentale partie de bouchon suivit d'abord le dîner, sur le billard du café Milon, et sans doute se fut-elle longtemps prolongée, si quelqu'un de nous n'avait eu cette bizarre idée : « Dites donc, il y a un beuglant ici, si on y allait ? >>

Et on y alla.

Vous n'attendez pas sans doute la description d'un café-concert de chef-lieu ? Une salle longue, coupée en deux, au tiers, par une cloison en bois découpé, des tables de marbre trop rapprochées et plutôt gluantes, à gauche de la porte, en face de la caisse, un triste piano sur lequel, plus triste encore, une pianiste en deuil s'efforçait de ramener à la mesure, trois pauvres filles, qui, à tour de rôle, chantaient, en court, les jupes déteintes par leurs passages chez de trop nombreux dégraisseurs, exhibant de maigres tibias et des souliers découverts qui avaient été vernis.

Sa chanson finie, chacune, autour des tables, faisait la quête.

Le public? Dame, le public ordinaire du café Luquet: quelques sous-officiers, un conseiller municipal à tous crins, des boutiquiers voisins, des des garçons bouchers ou épiciers et quelques vagues adolescents aux professions mal définies.

Fichue idée d'être venus nous égarer là! Les chansonnettes de ces dames dataient au moins d'un lustre, et tous nous nous étions plus ou moins fait expulser des Ambassadeurs pour les avoir trop violemment accompagnées de nos cuillères.

Dis donc, Jouy, si tu chantais, ce serait plus drôle ! hasarda l'un de nous.

Avec sa timidité ordinaire, Jules Jouy se dérobait, refusait, ne consentant au surplus à s'exécuter qu'à la condition que nous remplacerions tous, sur l'estrade, les jeunes personnes aux jupes roses et bleues, mais si pâles...

Restait à obtenir l'adhésion de ces dames et du patron de l'établissement; une quête à leur bénéfice et une vigoureuse tournée de vin champanisé eurent tôt raison de leurs résistances.

Tandis que, les uns sur les autres, nous nous empilions sur l'étroite estrade, empuantie de relents de muscs bon marché, de crèmes tournées et de blanc rance, Jouy, son melon aux bords plats sur l'oreille, son inséparable mégot posé sur une bobèche veuve de bougie d'une des appliques du piano, préludait par un accord boiteux à son Gamahut, semblant nous interroger de son œil très bleu et un peu inquiétant.

La plaisanterie semblait vraiment dépasser les bornes, de l'avis des habitués du café Luquet. Une hostilité sourde régnait contre nous, et, comme d'un tacite accord, tous s'étaient ostensiblement détournés, en manière de protestation, bien décidés à ne pas tolérer longtemps ces intrus.

Leur bouderie fut courte. Gamahut n'était point

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