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encore arrivé devant la fatale machine, que nos protestataires nous tournaient déjà leur visage et non plus le dos; lorsque intervint le « baiser du prêtre », timides, des applaudissements jaillirent, et à la fin de la chanson, la réponse de Gamahut au docteur,

Pour t'instruire, espèce de vieux m'lon,
Pratiqu' sur toi-même cette opération,

comme au Chat-Noir, le cri de : « Une autre ! » retentit.

Sa timidité une fois vaincue, le pauvre Jouy ignorait la coquetterie bête qu'il peut y avoir à se faire prier. Ce ne fut pas une, mais beaucoup d'autres qu'il chanta, l'Attaque nocturne, l'Exemple, la Terre et je ne sais combien d'autres y passèrent, et, à la fin de la soirée, une contravention à grand'peine évitée au cafetier pour fermeture tardive, une véritable ovation fut faite au chansonnier.

Nous avions regagné l'estime des habitués.

Ce fut, d'ailleurs, la seule fois où Jules Jouy chanta à Auxerre dans un lieu public. Les soirs qui suivirent, en vain des curieux, qui nous guettaient à la porte de l'Épée, nous suivirent-ils de café en café, espérant que

notre ami se ferait à nouveau entendre. Il était devenu maintenant trop personnage officiel pour se livrer à de pareilles exhibitions.

Laissons là, en effet, feu Vétard, Joséphine Martin et Morand lui-même :

Point ne veux avec ma plume

Dessiner d'un trait peu sûr

Morand âpre, calme et dur,

Solide comme une enclume,
Inoubliable profil

De vieux sergot en civil.

D'autres fixeront le type
De Joséphine Martin,

Démon à l'œil enfantin,
Sphinx en quête d'un ŒŒdipe,'
Cachant peut-être en son sein
Le vrai nom de l'assassin.Į

Je tairai la scène horrible
De ce juge bondissant
De son siège et brandissant
Devant Morand, impassible,
L'épouvantable fémur.

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Morand oh! la partie de bac, ce soir-là, aux bancs de la presse! se vit condamner, après une séance de nuit, à la peine capitale (et ne fut pas exécuté), et le lendemain la presse judiciaire reprenait le train de Paris, non sans emporter un agréable souvenir des crus de la Grande-Côte, le Migraine et le Queutard, et du plus aimable des hôtes, notre ami le docteur Adrien Ficatier, avec et chez qui nous avions passé de si charmantes soirées :

Joyeux docteur ès vendange,

Ficatier, savant divin,

Vous y soigne avec du vin,

et quel vin! un Lesbos à faire pardonner à Baudelaire ses femmes damnées et à Verlaine ses amies, et à vous brouiller à tout jamais avec le concert européen.

Quant à Jules Jouy, attaché sur les bords de l'Yonne par sa grandeur et les liens de l'amitié, il était resté nôtre.

Au lendemain de l'équipée Luquet, et avec quelles précautions oratoires m'en vint rendre compte le lendemain dans mon cabinet le commissaire de police! notre préfet, qui connaissait déjà Jouy par ses fantaisies, qu'avec Sénéchal nous avions maintes fois

chantonnées à son piano, nous témoignait le désir de faire la connaissance du chansonnier, et, à cette fin, nous chargeait de l'inviter à dîner avec nous, le lendemain, à la préfecture.

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Entre notre chef, pas préfet heureusement du tout dans la vie privée et notre ami la connaissance fut facile et la sympathie immédiate.

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Fils d'un peintre de talent, dont on admire les toiles au musée de Grenoble, artiste lui-même et d'une intelligence très au-dessus de la moyenne, M. F... de B... était, avec ses précoces cheveux gris, faisant valoir la mobilité et la finesse de ses yeux très bruns, l'un des hommes les plus séduisants que j'aie connus; il était adoré de son entourage, et Jules Jouy ne put faire autrement que subir, lui aussi, et chanter le charme que dégageait toute sa personne :

Sous la toiture ogivale

D'un vieux pignon d'évêché,
Un préfet s'y tient caché
D'une grâce sans rivale.
Chez lui quand il vous reçoit,

Tout de suite on est chez soi.

Il y fut si bien même, que dès ce premier soir, sans avoir, pour une fois, à compter avec la timidité qui ne manquait pas de le saisir, d'ordinaire, devant un public nouveau, ce fut tout son répertoire presque qu'il chanta, et au milieu des éclats de quelle gaieté!

Et ce dîner se renouvela souvent. La plupart des après-midi, Jouy les passait dans mon cabinet, faisant en quelque sorte son apprentissage administratif, apprenant à déchiffrer une dépêche, qu'elle fût au chiffre marron (Intérieur à Préfet, ou Préfet à Préfet) ou au chiffre rouge (chiffre particulier, 21 ou 22), mis en joie, quand, au bas d'une lettre destinée à Rivière ou à tel autre et écrite sur papier à en-tête préfectoral, il pou

vait faire précéder, au timbre de caoutchouc, sa signature de la mention : Le chef du cabinet.

Il faisait bon vivre vraiment, en ce coin perdu de Bourgogne, où les polémiques de l'Yonne, du Radical, de la Constitution, du Nouvelliste et de la Bourgogne semblaient de l'eau de rose, à côté de celles que le boulangisme déchaînait alors à Paris, et, en un parfait bien-être, le chansonnier s'immobilisait auprès de nous, n'adressant qu'une rare copie au Parti ouvrier, à telle enseigne que, non sans ironie, John Labusquière finit par lui écrire pour lui demander si des monceaux d'or, on ne savait alors de qui il venait, n'avaient point payé son silence auxerrois.

Non cependant qu'il perdît son temps. D'abord, ça avait été, sur le conseil du très érudit archiviste de l'Yonne, M. Francis Mollard, toute l'œuvre de Restif de la Bretonne, qu'en un de ces enthousiasmes qui lui étaient familiers, il avait résolu de lire... Mais, bientôt, il avait dû y renoncer, constatant avec stupeur qu'une année entière n'aurait pas suffi à cette tâche... et, lors, pour n'en pas perdre l'habitude, Jules Jouy s'était remis à écrire des chansons, mais non politiques, celles-là, purement auxerroises, qu'un Mécène de l'imprimerie devait éditer et qu'il n'édita pas :

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ce à quoi le poète put ajouter plus tard en note:

Mais il ne vous les pai' pas.

La petite ville prêtait d'ailleurs à ses railleries. Outre les gaietés du Panier à salade, cette tant bizarre invention du conseil municipal pour indiquer le temps à ses mandants, c'étaient Les vieilles maisons de bois et leur joliesse, La tour gaillarde, ou encore les

amours de telle dame de la bourgeoisie avec un fringant sous-lieutenant de la garnison, qui, après avoir provoqué un accès de pudibonderie aiguë parmi les dames d'un lavoir de l'Yonne, n'avaient fouetté la verve que d'un basochien, plus ferré sans doute en procédure qu'en prosodie et à qui les traités de Mourlon paraissaient plus familiers que celui de Théodore de Banville.

Du même coup, Jules Jouy vengea l'armée française et la rime. Cela se chantait sur l'air des Pioupious d'Auvergne :

La bonn' vill' d'Auxerre
A d' gentils pioupious,
Qui chaqu' jour vont faire,
D'vant l' café Coup'choux,
Un' manœuv' diverse
Sous l'œil de lieut'nants
Qu' les dam's du commerce
Trouv'nt très avenants.'

Quand les pioupious s'en vont à l'Arquebuse,
Madam', sur son seuil,

Leur cligne de l'œil,

Pendant qu' Monsieur, aussi cornard que buse,
Va fair' comme un m'lon
Sa partie au café Milon...

Cependant, l'excellent John Labusquière n'était pas seul à s'étonner des semaines et des semaines que Jules Jouy s'attardait à Auxerre; les indigènes du lieu partageaient cet étonnement. Ce Parisien les inquiétait, qui, dans la rue ou sur les promenades, semblait les étudier curieusement, et qui, ne cherchant à être reçu nulle part, ne laissait pas, avec son incorrigible allure de gamin de Paris, de paraître se moquer d'eux éperdument.

Dans une des chansons les plus réussies de son inédit Voyage à Auxerre, La musique, où, sans pitié, il

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