Page images
PDF
EPUB

qu'il soit bien entendu qu'il s'agit d'un déjeuner à la fortune du pot...

Jean céda. Il fit prévenir sa mère et suivit M. Divoire. Celui-ci s'était emparé de l'avocat et l'emmenait triomphalement au Toron. Quand on eut franchi la grille et qu'on chemina dans l'allée des pommiers, le cœur de Serraval commença de battre avec violence.

Ainsi que l'avait annoncé M. Divoire, le domaine était transformé ou plutôt dénaturé. Les prétendus embellissements avaient été opérés sans goût, avec une recherche de modernité et de décoration voyante qui altérait la physionomie de l'antique logis savoyard. Dans la cour sablée, un jardinier trop zélé avait dessiné des mosaïques de plantes à feuillages colorés où les initiales du propriétaire s'étalaient en vedette. L'ancien jardin un peu fouillis avait été vallonné comme un parc anglais, et agrémenté de kiosques prétentieux. Des vases de Vallauris d'un ton trop cru se dressaient sur les marches de l'escalier et sur les balustrades de la galerie extérieure. Jean ne reconnaissait plus le Toron recrépi et blanchi à neuf; il s'indignait intérieurement des bourgeoises profanations qu'on lui avait fait subir.

M. Divoire introduisit l'avocat dans son cabinet de travail, meublé en faux vieux chêne, avec des bibliothèques vitrées le long des murs et des bustes de plâtre bronzé aux angles des corniches. Il tira d'un cartonnier le dossier dont il lui avait parlé et pria Jean de le feuilleter tandis qu'il irait prévenir sa femme.

Mme Divoire était dans la chambre des enfants, occupée à faire travailler sa fille aînée. Il lui annonça, non sans un certain embarras, qu'il avait invité à déjeuner M. Jean Serraval. Simonne pâlit, et ses yeux exprimèrent une douloureuse stupeur. Elle était si interdite qu'elle ne put même formuler une protestation. Son mécontentement était trop visible pour que son

mari ne s'en aperçût pas, mais il avait la prétention d'être maître chez lui et il déclara d'un ton bref :

[ocr errors]

J'ai besoin de consulter M. Serraval sur mon procès... D'ailleurs, il est grand temps d'en finir avec une ridicule brouille. Puis il reprit d'une voix moins tranchante : Pour décider l'avocat, je lui ai dit que tu désirais toi-même ce raccommodement... Tâche de ne pas me démentir!

Cette fois, il vit très nettement dans les yeux de sa femme un éclair de reproche et de révolte. Il devina qu'elle allait se fâcher et, pour couper court à toute discussion, il se hâta d'ajouter sèchement :

menu.

Tu feras bien de passer à l'office et de soigner le

Là-dessus il s'esquiva et courut rejoindre son hôte. Dès qu'il fut parti, Simonne quitta les enfants et se réfugia dans sa chambre. La secousse avait été trop violente. Profondément découragée, la jeune femme s'assit un moment et, la tête dans ses mains, resta accablée. Ses efforts pour prévenir une nouvelle rencontre avec Jean Serraval avaient échoué, et elle ne savait quels moyens employer pour écarter un danger qui devenait de plus en plus menaçant. Elle n'avait pas même le temps d'y réfléchir, car, malgré son désarroi, elle était obligée de s'occuper de ses devoirs de maîtresse de maison. Rapidement, elle baigna ses yeux rougis, changea de toilette, et descendit à la salle à

manger.

Dans son cabinet, M. Divoire causait de son affaire avec Serraval, et celui-ci lui donnait quelques utiles conseils. Ils avaient à peine terminé l'examen du dossier, lorsque la cloche sonna le déjeuner. Ils se rendirent au

salon.

C'était la seule pièce qui n'eût pas subi de remaniements. Mme Divoire s'était opposée énergiquement à ce que son mari la gâtât par des rajeunissements, et elle

[ocr errors]

avait obtenu gain de cause. Jean, secoué par une pénible émotion, reconnaissait les vieilles tapisseries aux tons fanés, les meubles Louis XV, le guéridon chargé de fleurs, le piano à queue au clavier ouvert. Un moment il eut l'illusion que rien n'avait changé et qu'il était revenu aux jours d'autrefois. Son trouble s'accrut encore lorsque la porte de la salle à manger livra passage à Simonne. Mme Divoire, vêtue de gris, sans un bijou, très pâle dans l'encadrement de ses magnifiques cheveux bruns, entra avec cette expression sévère et attristée qu'il lui avait connue une seule fois, le jour où, à cette même place, elle l'avait si durement congédié. En se retrouvant tous deux, face à face, dans ce salon qui gardait sa physionomie de jadis, ce commun souvenir leur traversa simultanément l'esprit et redoubla leur malaise. Il y eut entre eux un mortel silence de quelques secondes. Jean crut lire une réprobation dans les yeux tristes de Simonne et pressentit que M. Divoire l'avait trompé en lui parlant des dispositions conciliantes de la jeune femme.

Ma chère amie, dit le manufacturier, voici M. Serraval qui a bien voulu céder à mes instances et déjeuner avec nous sans façon... Vous vous connaissez déjà, et je puis me dispenser d'une présentation en forme.

Simonne ne releva pas cette dernière insinuation: elle se borna à murmurer d'une voix mal assurée :

- Vous déjeunerez fort mal, monsieur... Mon mari ne m'a prévenue que très tard de votre visite, et je lui laisse toute la responsabilité du mauvais repas que vous allez faire...

Elle posa très légèrement son bras sur celui de son invité, et l'on passa dans la salle à manger.

Jean se sentait de plus en plus mal à l'aise et s'en voulait de n'avoir pas nettement résisté aux importunités de M. Divoire. Celui-ci, pour dissiper la gêne de

son hôte, s'évertuait à animer la conversation en la ramenant sur les incidents de son procès avec les fabricants de Grenoble. Mme Divoire demeurait uniquement préoccupée de ses enfants, placées de chaque côté de leur père. Jean écoutait distraitement l'argumentation du manufacturier, répondait par de brèves explications juridiques, puis, tandis que la parole facile de son interlocuteur coulait comme une eau monotone, il étudiait à la dérobée la contenance et la physionomie de sa voisine.

Simonne lui apparaissait plus grave, moins démonstrative qu'autrefois, avec une réserve voulue, une attitude soumise, une douceur résignée. Elle semblait moins contente de son lot, moins heureuse qu'on ne l'avait dit, mais on devinait en elle une ferme intention de dissimuler la déception que lui avait apportée le mariage, un farouche désir d'isolement, une craintive défiance de l'hôte qu'on voulait lui imposer. Avec de pareilles dispositions d'esprit, il était clair pour Jean que Mme Divoire s'efforcerait de l'éloigner de son intérieur et qu'il la voyait sans doute chez elle pour la dernière fois. Aussi jouissait-il avec une hâte tremblante de cette heure de grâce, pendant laquelle il pouvait contempler l'amie qu'il croyait perdue et qu'il allait, en effet, perdre à nouveau.

Il éprouvait une âpre volupté à se sentir effleuré par les plis de sa robe, à saisir au vol un furtif regard jeté sur lui, à entendre la musique de sa voix. Il épiait ses moindres mouvements et parfois, dans un geste, dans une intonation, dans une phrase familière, il retrouvait avec délices quelque chose de la Simonne de jadis. Désespérant de triompher de la réserve qu'elle mettait entre elle et lui comme une cloison de glace, il essayait de conquérir l'amitié de la petite Marcelle, sa voisine. L'enfant, peu timide, se laissait caresser, et Jean, leurré par ce faux semblant d'intimité, pouvait se croire

un moment l'ami de cette maison, dont aujourd'hui comme jadis Simonne de Frangy était l'âme et le charme. Dans la gaine oblongue d'une vieille horloge, le balancier battait les secondes. Jean écoutait avec anxiété ce régulier tic tac, marquant la fuite de l'heure, et il souhaitait que le temps s'arrêtât, que le déjeuner se prolongeât indéfiniment.

Il s'acheva cependant, et, quand on fut au dessert, M. Divoire ordonna au domestique de servir le café au jardin, devant la porte-fenêtre du salon. Serraval reprit le bras de Mme Divoire et, dans le trajet, s'aperçut qu'il tremblait faiblement sur le sien. A l'abri d'un grand mûrier noir, qui ombrageait une partie de la plateforme, le café fumait et Simonne s'occupait de le verser dans les tasses. Filtrées à travers l'épais feuillage du mûrier, des gouttes de lumière pleuvaient sur les cheveux bruns et les épaules de la jeune femme. Le sol était jonché de mûres dont l'écrasement empourprait le sable de l'allée et attirait de hardis moineaux, qui venaient picorer jusque dans les jambes des convives. Du bord de la plate-forme, on voyait se creuser en contre-bas la profonde coupe verdoyante où le lac bleu dormait dans son cadre de montagnes aux cimes ensoleillées. Les enfants s'ébattaient dans le jardin et leurs voix résonnaient joyeusement, tandis que M. Divoire énumérait à son hôte les améliorations dont il avait doté le Toron.

Il était en train d'expliquer comment il avait capté des sources à la lisière du Roc-de-Chère et par quelles ingénieuses combinaisons il avait pu irriguer tout le domaine, lorsque le domestique lui apporta le courrier. Séance tenante, il le dépouilla avec une comique solennité. Parmi les dépêches, se trouvaient deux lettres de son régisseur de Faverges, traitant d'affaires importantes et demandant des instructions immédiates. Le manufacturier empocha sa volumineuse correspondance

« PreviousContinue »